La France insoumise est en train de réaliser sa mue. De mouvement agile, calibré pour les batailles électorales éclairs, elle doit se transformer en force irrésistible, capable non seulement d’accéder au pouvoir avec ses alliés de la NUPES, mais aussi de réussir à engager une bifurcation écologique et sociale systémique dépassant le capitalisme. Pour cela, il lui faut structurer dans le temps long une force populaire de la gauche sociale et écologique capable d’être un acteur politique décisif pour les décennies qui viennent. Ces défis sont considérables, mais le résultat électoral du printemps - une heureuse anomalie au niveau international - n’oblige à rien de moins.
Implantation et contre-hégémonie
Depuis l’université d’été (les « Amfis »), cette question de la mue organisationnelle a été au centre des discussions et a débouché sur un nouveau dispositif qui comporte des avancées importantes dans le sens de l’implantation militante et du renforcement du travail idéologique. C’est essentiel. Obtenir de nombreuses élues pour une organisation dédiée au changement systémique peut être une malédiction si cela conduit à absorber toute l’énergie au profit du jeu institutionnel. Elle est alors vouée à se dévitaliser à mesure qu’elle délaisse le mouvement populaire autonome et sa puissance antagoniste transformatrice, tout accaparée qu’elle se trouve par les arcanes parlementaires et les intrigues médiatiques.
Ainsi, coordonner davantage les groupes d’action au niveau local et leur donner les moyens matériels de développer leur activité est un pas décisif vers une implantation durable. De même, l’ambitieux travail de production idéologique et de formation initié dans le cadre de la fondation La Boétie jette les bases d’une solide contre-hégémonie. Un travail indispensable non seulement pour s’enraciner dans le paysage politique, mais également se préparer à gouverner et à résister, une fois au pouvoir, aux vents contraires qui ne manqueront pas de se lever. Force militante et bataille culturelle doivent accompagner le développement de l’activité parlementaire. C’est une question de survie pour le projet politique de la FI. Les transformations organisationnelles engagées démontrent que le sujet est pris très au sérieux. Comme lors du travail programmatique effectué pour élaborer l’Avenir en commun, les décisions sont réfléchies et les tâches menées de manière méticuleuses et systématiques.
Une direction légitime
Avec une telle volonté, il n’y a aucune raison de douter que l’effort d’implantation et de contre-hégémonie ne puisse parvenir à de grands résultats. Mais pour cela, l’organisation doit se doter d’une direction légitime, qui agrège les forces. Et là, force est de constater que c’est raté. Il y a eu un effort louable de formalisation des instances, mais la désignation « par consensus » d’une direction organisationnelle à l’issue de « l’Assemblée représentative du mouvement » est, pour employer une litote, maladroite. C’est sans doute l’ultime soubresaut d’un mode de fonctionnement qui a propulsé la FI au premier plan politique, et dont pour cette raison il est difficile de se défaire, mais qui n’est plus adapté aux tâches de l’heure.
A nos yeux trois problèmes se combinent. Le premier est celui du leadership. Avec son talent, son expérience et sa force de travail inouïe, Jean-Luc Mélenchon a réglé la question pendant une décennie. En déclarant, au soir du premier tour « Faites mieux », il l’a rouverte. Peut-être trop tôt ? C’est à lui et au mouvement d’en décider dans les années qui viennent. Mais désormais, si JLM est de loin la voix qui porte le plus, d’autres - y compris celles de Clémentine Autain et de François Ruffin - ont pris de l’ampleur. Mécaniquement, il ne peut y avoir de consensus sans eux et les sensibilités qu’ils représentent.
C’est précisément le second problème, la source du malaise qui a traversé les troupes insoumises ce week-end. Manuel Bompard ne peut se prévaloir d’un consensus sur la composition de la direction contre l’avis de figures de premier plan. Une telle dissonance est non seulement inconfortable, embarrassante, elle a aussi de puissants effets pervers. Un faux consensus est pire qu’un franc désaccord puisqu’il nie le point en discussion, il ne laisse pas la place pour le surmonter.
La FI est solidement charpentée idéologiquement par son programme. Mais, il n’est pas surprenant que la conjoncture et des situations inattendues donnent lieu à des appréciations différentes. C’est par la délibération, l’échange d’arguments, que la politique se fabrique et que l’organisation prend forme. On l’a vu ces derniers mois sur le traitement des violences sexuelles et sexistes, sur la stratégie d’élargissement de la base électorale, de tactique parlementaire, de solidarité internationale… Cette diversité mouvante est vitale, il faut lui faire une place. A défaut, le débat interne tend à se déplacer dans l’arène médiatique avec tous les effets délétères d’exacerbation et de déformation des oppositions que l’on connaît et leurs répercussions négatives au sein de l’opinion publique. Pour le dire d’une formule : cadenassage et grand déballage sont les deux faces d’une même pièce.
Plus profondément, et c’est le troisième problème, il y a la question de la légitimité. En la matière, nous prônons la démocratie. Et c’est ainsi que dans l’Avenir en commun, la révocation des élus figure en bonne place. Cela semblerait incongru que ces hauts standards de responsabilité ne se retrouvent pas sur le plan interne. Pour une force comptant des centaines d’élus, des dizaines de milliers de militants et des millions de sympathisants, il est essentiel de se protéger de la malédiction des petits nombres, d’aérer les instances, de faire en sorte que l’organisation soit un commun politique.
On comprend bien la prévention contre les caricatures de débats et les logiques d’exclusion sociales que peuvent représenter les luttes de fractions dans les organisations sociale-démocrate ou d’extrême gauche, que l’on pense aux synthèses hollandistes de triste mémoire ou au récent éclatement du NPA. Mais ces repoussoirs ne suffisent pas à écarter le problème. Une force politique a besoin d’un centre et celui-ci – dès lors que l’échelle est suffisamment vaste et l’horizon d’action étendu – ne peut fonder sa légitimité sur sa seule efficacité à court-terme.
Milles solutions peuvent être envisagées qui combinent dans une direction différentes sources de légitimité correspondant à des rythmes d’engagement incommensurables les uns aux autres : élues, activistes, sympathisants, professionnels, intellectuelles… D’une manière ou d’une autre, les unes et les autres doivent pouvoir peser sur la ligne politique et influer sur la vie interne du mouvement, selon des procédures formalisées et des déroulés prévisibles. L’objectif est double : permettre à chacun de projeter son engagement en connaissance de cause ; éviter « l’étatisme » en découplant partiellement l’agenda du mouvement des péripéties parlementaires.
Ce qui vaut pour le mouvement vaut également pour la fondation la Boétie. Les destins des deux sont liés, puisque Jean-Luc Mélenchon sera membre de la direction de la FI au titre de président de la fondation. Son rayonnement dépendra de son degré d’ouverture et de sa capacité à gérer les dissensus sur les sujets les plus divers, du plus abstrait au plus directement connecté à la conjoncture politique. C’est sur cette promesse que nombre d’universitaires ont déjà accepté de participer à l’école de formation et aux départements scientifiques et à cette condition que les intellectuels pourront durablement participer au travail idéologique essentiel de contre-hégémonie.
La FI est à un tournant. Elle a l’occasion d’incarner un nouveau chapitre dans l’histoire des gauches, et de peser sur l’avenir de notre pays et au-delà pour le siècle à venir. Pour cela, elle doit parvenir à trouver un équilibre entre efficacité et démocratie interne. L’année qui vient, sans échéance électorale, doit être l’occasion de mener à bien ce chantier.
Cédric Durand, économiste et Razmig Keucheyan, sociologue.