Si Roger Mathieu est né à Bourg en Bresse dans l’Ain, il passé presque toute sa vie à Nîmes, puis dans ses environs dans le Gard. Pardine (équivalent de pardi !, qui jalonne son autobiographie autoéditée et en constitue le titre) ! Une vie dans une famille populaire, puis une vie d’ouvrier, électricien établi comme artisan au cours du temps. Une vie affectée par de graves ennuis de santé au cours de l’enfance et de l’adolescence, avec des éclairs d’humanité au Centre Hélio Marin du Grau-du-Roi, comme l’Algérien Kaloul ou le Chinois Trong. Une vie de coups de foudre amoureux à l’âge adulte : Vivi, Geo, Véro, Freddie. Une vie militante à partir de 19 ans au PSU (Parti socialiste unifié), puis le comité Vietnam, le Secours Rouge, le syndicat CFDT du bâtiment, la GOP (Gauche ouvrière et paysanne, d’inspiration maoïste, issue en 1972 d’un courant du PSU), l’OCT (Organisation communiste des travailleurs, né en 1976 de la fusion de la GOP avec un groupe trosko-maoïsant, Révolution !)… et le cœur de son engagement internationaliste et antiraciste jusqu’à aujourd’hui : l’APTI (Association de Promotion des Travailleurs Immigrés) nîmoise, rattachée à partir de 1972 à la FASTI (Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés) et plus récemment, en association avec l’APTI, RESF (Réseau éducation sans frontières, créé en 2004). Une vie avec les enfants : Marie-Laure (née au moment de la rupture avec Vivi et retrouvée seulement au moment où elle va avoir 45 ans, malgré les efforts déployés par Roger, figure longtemps absente si présente dans l’existence de Roger), Selwa et Sarah. Et le foot ! Comme l’écrit Roger dans son épilogue : encore aujourd’hui à 76 ans, « heureusement ma vie n’est pas exclusivement consacrée au militantisme et j’arrive ma foi avec beaucoup d’organisation à y inclure des grands moments de convivialité et de bonheur tout au cours de l’année » (p. 350). Toutefois, sans se la raconter, Roger sait combien le bonheur peut parfois frôler le tragique : après la séparation avec Freddie, sa dernière compagne, « l’irréparable a failli se produire » (p. 265)… Et puis Roger finit par rebondir, espiègle !
L’autobiographie de Roger, tissée d’expériences collectives, de fils militants, de rencontres avec de belles personnes et de jardins secrets intimes, met bien en évidence l’inanité du « logiciel collectiviste » à gauche, tendance qui a prédominé après la guerre de 14-18 jusqu’à nos jours dans le cas français en se focalisant sur le collectif et en marginalisant l’individuel. Le commun et les individualités singulières : n’a-t-on pas là deux pôles essentiels d’une politique émancipatrice ?
Des rencontres ordinairement magnifiques, Roger en a fait, comme avec Jacques Ramboz qui le mènera au PSU nîmois et qui « deviendra au fil du temps mon père spirituel en politique et un grand ami » (p. 81). Mais la politique offre aussi souvent l’occasion de croiser le ridicule. Par exemple le ridicule gauchiste, lors de la constitution de l’OCT : « un certain Henri Maler se croyait en pleine révolution française et il n’hésitait pas à monter sur une table pour haranguer la foule et jeter de violentes diatribes contre les positions opposées à son point de vue » (p. 150). Ou le ridicule politicard, quand il reçoit à la FASTI, au moment de la création de SOS Racisme, « Julien Dray, redoutable politicien qui aimerait s’appuyer sur les réseaux des ASTI ; nous l’éconduisons poliment » (p. 158)…
L’expérience a raboté les illusions et stimulé la lucidité de Roger, mais n’a pas entamé son espérance émancipatrice. Ainsi il sait bien que sur le terrain nîmois de la solidarité quotidienne avec les migrants, « nous ne sommes plus qu’une poignée de militants actifs » (p. 343). Et, quant aux politiciens de gauche, faire barrage face au danger ne signifie pas une adhésion à leurs sornettes électoralistes : « Par expérience, je remarque que la première trahison, à l’encontre du peuple, commence par cette phrase magique « Votez pour moi ! » et bon gré, mal gré, j’ai toujours voté par discipline républicaine pour éviter le pire » (p. 349).
Pourtant le problème, ce n’est pas seulement les autres : les capitalistes, les racistes, les ridicules ou les politiciens. Ce sont aussi ses propres faiblesses. Roger reconnaît, par exemple, sa défaillance coulée dans la division dominante des rôles masculins et féminins lors de sa rupture avec Vivi : « Je n’ose l’affronter face à face […] Je suis lâche et, sans trop de détails, lui écris un courrier pour mettre un terme à notre relation » (p. 68). Les faiblesses humaines sont indépassables et sont susceptibles d’alimenter des politiques de la fragilité à la place des dogmatismes autoritaires générés par les fantasmes de perfection que « les grands révolutionnaires » ont organisés autour d’eux. Lors d’un séjour militant pourtant inoubliable à La Havane l’été 1968, Roger n’est ainsi pas dupe d’un discours de Fidel Castro justifiant l’intervention du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie : « Je suis atterré, quel pavé lancé à la figure du peuple tchécoslovaque ! » (p. 98) Pardine !
Philippe Corcuff
* Roger Mathieu : Pardine, ouvrage autoédité, avec l’aide de l’association « Griots Enlivrés », octobre 2020, 356 pages ; à commander auprès de : Roger Mathieu - Lot le Renaissance - 20 ter rue des Vendangeurs - 30320 Marguerittes au prix de 18,30 euros (12 euros + 6,30 euros de frais de port - chèque à l’ordre de Roger Mathieu)