S’il voulait montrer que son nouveau quinquennat allait ressembler au précédent, Emmanuel Macron ne s’y serait pas pris autrement. L’Élysée a annoncé lundi 16 mai, en fin d’après-midi, la nomination d’Élisabeth Borne à Matignon par un simple communiqué de vingt mots, sans annonce officielle sur le perron. La première ministre doit désormais former un gouvernement, dont la composition sera annoncée dans le courant de la semaine.
Le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, toujours en poste après cinq ans, ne s’est pas présenté face aux caméras. Il est pourtant celui qui a inspiré et soutenu, jusqu’au bout, cette décision. Ministre depuis 2017, successivement chargée des transports, de la transition écologique (en remplacement de François de Rugy, démissionnaire) puis du travail, de l’emploi et de l’insertion, Élisabeth Borne était l’option favorite du bras droit du chef de l’État. « Elle coche toutes les cases », lisait-on à l’envi dans la presse depuis plusieurs semaines, dans des indiscrétions attribuées à des conseillers de l’exécutif.
L’ancienne haut fonctionnaire de 61 ans coche surtout les cases du macronisme le plus pur : la connaissance des arcanes de l’État, un passage par le privé et la fidélité au président de la République. Polytechnicienne, elle a été conseillère ministérielle sous des gouvernements socialistes, cadre de la région Île-de-France et de la mairie de Paris, préfète ou encore présidente de la RATP, un poste qu’elle occupait jusqu’à sa première nomination gouvernementale en 2017.
Comme Alexis Kohler, Élisabeth Borne a cultivé son double ancrage dans le public et dans le privé jusqu’au mélange des genres. En 2015, alors directrice de cabinet de Ségolène Royal au ministère de l’écologie, elle a piloté avec l’actuel secrétaire général de l’Élysée la privatisation des autoroutes. Nourrissant les soupçons de conflits d’intérêts (lire l’enquête de Martine Orange) : quelques années avant, elle était directrice des concessions d’Eiffage, une des sociétés concernées par le contrat.
En nommant Élisabeth Borne, Emmanuel Macron choisit délibérément une personnalité au maigre capital politique. Comme Édouard Philippe et Jean Castex avant elle, Élisabeth Borne doit au président de la République sa première expérience gouvernementale. Mais contrairement à ses deux prédécesseurs, la nouvelle cheffe du gouvernement est membre de La République en marche (LREM). Un atout supplémentaire aux yeux du chef de l’État, soucieux depuis cinq ans de limiter le rayonnement politique de l’autre tête de l’exécutif.
Après trois semaines d’incertitude et de rumeurs en tout genre, Emmanuel Macron a opté pour l’option la plus neutre de toutes celles qui s’offraient à lui. Dans son entourage, certains le pressaient de nommer une figure politique d’envergure, à même de conduire la campagne des élections législatives et la future majorité espérée. Le microcosme politico-médiatique a vibré chaque jour au rythme de nouvelles rumeurs, piochant tour à tour à droite et à gauche, les noms des anciennes ministres Catherine Vautrin (ex-LR) et Marisol Touraine (ex-PS) revenant avec insistance ces derniers jours. L’ancienne directrice de cabinet de Manuel Valls à Matignon, Véronique Bédague, avait décliné le poste.
Emmanuel Macron a finalement pioché dans son vivier le plus proche. Les exégètes élyséens ne manqueront pas de saluer la nomination de la deuxième première ministre de l’histoire de la Ve République, trois décennies après Édith Cresson. Lors de sa campagne de 2017, déjà, le candidat En Marche avait dit son « souhait » de nommer « plutôt » une femme à Matignon. Depuis, deux hommes s’y sont succédé et le premier cercle présidentiel est régulièrement pointé du doigt pour son caractère exclusivement masculin.
À l’écologie et au travail, une fibre« de gauche » loin d’être évidente
La nomination d’Élisabeth Borne vise également à envoyer un signal à la frange sociale-démocrate de l’électorat du chef de l’État. Après deux premiers ministres issus de la droite Les Républicains (LR), une partie de ses soutiens pressait pour la nomination d’une figure classée à gauche. C’est le cas de la nouvelle cheffe du gouvernement, dont les premières expériences politiques se sont toutes déroulées sous des mandats socialistes (conseillère de Lionel Jospin puis de Jack Lang entre 1997 et 2002, directrice de cabinet de Ségolène Royal entre 2014 et 2015).
Face à ses interlocuteurs, en public comme en privé, Élisabeth Borne met elle-même régulièrement en avant cette étiquette de « femme de gauche ». « La justice sociale et l’égalité des chances sont les combats de ma vie », assurait-elle en février 2021 sur BFM TV. C’est aussi à cette image qu’elle doit sa nomination. Dès le 28 avril, pour son premier déplacement après sa réélection, Emmanuel Macron avait promis de nommer une personne « attachée à la question sociale, écologique et productive ». À Marseille, en meeting dans l’entre-deux-tours, il avait assuré que le ou la titulaire du poste serait directement chargée de la « planification écologique ».
Un cahier des charges qu’Élisabeth Borne est supposée remplir, ainsi que le suggère l’énumération de ses portefeuilles ministériels. Ancienne directrice de cabinet de Ségolène Royal au ministère de l’écologie, ministre des transports puis de l’écologie des gouvernements d’Édouard Philippe, Élisabeth Borne est réputée experte des questions climatiques. Des expériences qui lui confèrent, plus qu’un tampon écologiste, un passif en la matière.
« Elle n’a pas brillé par des positions fortes et ambitieuses sur l’écologie,a pointé peu après sa nomination Jean-François Julliard, le directeur général de Greenpeace France. Sa nomination n’augure donc guère d’espoir de voir la France opérer sa transition écologique comme l’urgence climatique l’y oblige pourtant. »
En tant que ministre, elle a soutenu un amendement visant à exonérer la production d’huile de palme, une matière première particulièrement nocive pour les écosystèmes. C’est lors de son passage au « MTE », le ministère de la transition écologique, que la gestion par l’État de l’incendie de Lubrizol, à Rouen (Seine-Maritime), a été critiquée en cela qu’elle minimisait l’étendue de la pollution.
Partout où elle est passée, l’ancienne présidente de la RATP a également imposé son style, fait d’efficacité, de rigueur et d’une certaine froideur. « Elle n’a pas un mauvais bilan, et j’aime bien son côté cash, c’est une interlocutrice carrée, franche et qui ne fait pas de salto », résume un haut responsable syndical qui l’a rencontrée à de nombreuses reprises au ministère du travail ces deux dernières années.
La suite est moins louangeuse. « Humainement, ce n’est pas le top, poursuit le même syndicaliste. Elle a certes une bonne maîtrise des dossiers “techno”, mais en tant que cheffe du gouvernement, ça marche moins si on se dit qu’on a besoin d’un profil qui a de l’empathie. » Parmi les conseillers ministériels ou les hauts fonctionnaires qui l’ont côtoyée, certains évoquent un rapport « cassant », voire « brutal » à ses interlocuteurs.
À l’heure du bilan, elle peut en tout cas se targuer d’une nette baisse du nombre de chômeurs inscrits à Pôle emploi, malgré la crise sanitaire du Covid, et même si ces bons chiffres s’expliquent très largement par un financement quasi intégral de l’apprentissage de la part du gouvernement, qui a permis l’explosion du nombre d’apprentis, de 480 000 contrats fin 2019 à au moins 900 000 deux ans plus tard.
Le 15 décembre, elle a aussi pu se féliciter de l’adoption définitive par le Conseil d’État de l’épineuse réforme de l’assurance-chômage, qui fait de nombreux perdants et qui a subi un itinéraire chaotique – son premier volet, entré en vigueur le 1er novembre 2019, avait été suspendu huit mois plus tard pour cause de pandémie, et son second volet avait été précédemment retoqué deux fois par le Conseil d’État.
À l’époque, Élisabeth Borne ne cachait pas en privé le peu de considération qu’elle portait à la première version de la réforme, élaborée par les équipes de sa prédécesseuse au ministère du travail, Muriel Pénicaud. Elle jugeait notamment scandaleux qu’elle puisse aboutir à distribuer tous les mois un montant moins élevé que celui du RSA (506 euros pour une personne depuis le 1er avril) à un chômeur ayant précédemment travaillé au Smic à temps plein.
La réforme qu’elle est finalement parvenue à faire passer est pourtant à peine moins sévère pour bon nombre de demandeurs d’emploi. Dans les confédérations syndicales, on reconnaît néanmoins, à contrecœur, que cette mesure n’a pas trop mauvaise presse parmi les Français·es, y compris parmi une partie de l’électorat de gauche.
Les avis sur ses refus répétés d’accorder le RSA aux 18-25 ans sont plus partagés. Mais sur ce point, la nouvelle cheffe du gouvernement sait avoir le soutien d’Emmanuel Macron. Au nom de son refus de « l’assistanat », ce dernier a toujours freiné les velléités de celles et ceux qui souhaitaient accorder cette mesure de solidarité aux plus jeunes actifs et actives. Une rhétorique des « droits et des devoirs » qu’incarne sans ambiguïté Élisabeth Borne.
La réforme des retraites, principale promesse d’Emmanuel Macron, devrait rapidement lui donner l’occasion de la mettre en œuvre. Dès le lendemain du second tour, elle jugeait sur RTL « nécessaire » le recul à 65 ans de l’âge auquel les Français·es auront le droit de prendre leur retraite, tout en promettant une « place » pour la « concertation ».
Élisabeth Borne va devoir mener cette bataille après d’autres, plus urgentes encore : la constitution d’un gouvernement, la campagne des élections législatives, le déploiement des premières mesures annoncées dès cet été (loi « pouvoir d’achat », chèque alimentation…). Un rôle éminemment politique, plus visible que tous ceux qu’elle a occupés jusque-là, où son image de technocrate et son style austère apparaissent, à première vue, plutôt comme des boulets que comme des atouts.
Dan Israel et Ilyes Ramdani