Emmanuel Macron est arrivé au Champ-de-Mars au son de L’Hymne à la joie de Beethoven, qui avait déjà résonné dans la cour du Louvre, au soir de sa victoire de 2017. Mais cette fois-ci, le président de la République, fraîchement réélu face à Marine Le Pen avec 58 % des suffrages exprimés, n’a pas fait son entrée seul, mais aux côtés de sa femme et entouré de jeunes. Une mise en scène soigneusement orchestrée pour coller à sa promesse de « méthode refondée […] au service de notre pays et de notre jeunesse ».
Le chef de l’État a d’abord remercié « l’ensemble des Françaises et des Français qui au premier puis au deuxième tour [lui] ont accordé leur confiance pour faire avenir » son projet. « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite, a-t-il ajouté. Et je veux ici les remercier et leur dire que ce vote m’oblige pour les années à venir. Je suis dépositaire de leur sens du devoir, de leur attachement à la République et du respect des différences qui se sont exprimées ces dernières semaines. »
Une promesse qui ressemble à s’y méprendre à celle que le même homme avait formulée il y a cinq ans, avant de l’oublier sitôt intronisé. « Je veux aussi ce soir avoir un mot pour les Français qui ont voté pour moi sans avoir nos idées, avait-il dit le 7 mai 2017. Vous vous êtes engagés et je sais qu’il ne s’agit pas là d’un blanc-seing. Je veux avoir un mot pour les Français qui ont voté simplement pour défendre la République face à l’extrémisme. Je sais nos désaccords, je les respecterai, mais je serai fidèle à cet engagement pris : je protégerai la République. »
Dimanche soir, Emmanuel Macron s’est également adressé aux abstentionnistes – « Leur silence a signifié un refus de choisir auquel nous nous devons aussi de répondre » – ainsi qu’aux électeurs et électrices de Marine Le Pen. « Je sais que pour nombre de nos compatriotes qui ont choisi aujourd’hui l’extrême droite, la colère et les désaccords qui les ont conduits à voter pour ce projet doivent aussi trouver une réponse, ce sera ma responsabilité et celle de ceux qui m’entourent », a-t-il dit, affirmant vouloir « considérer toutes les difficultés des vies vécues et répondre avec efficacité aux colères qui se sont exprimées ».
Vantant un projet qu’il décrit comme « humaniste », « républicain dans ses valeurs », « social et écologique », « fondé sur le travail et la création », « la libération de nos forces académiques, culturelles et entrepreneuriales », celui qui va donc diriger la France cinq ans de plus a assuré qu’il le porterait « en étant dépositaire aussi des divisions qui se sont exprimées et des différences ». « En veillant chaque jour au respect de chacun. Et en continuant à veiller chaque jour à une société plus juste et à l’égalité entre les femmes et les hommes », a-t-il précisé, en parlant d’« ambition » et de « bienveillance ».
Une réélection, mais à quel prix ?
Cette modestie affichée par Emmanuel Macron tranchait avec la mise en scène préparée par ses équipes, mais aussi avec certaines déclarations de ces soutiens. Sitôt les résultats connus, plusieurs d’entre eux se sont en effet félicités d’un score qualifié d’« inédit par son ampleur » par Richard Ferrand. « Si l’on excepte Chirac face à Le Pen en 2002, jamais un président n’avait été réélu avec un tel score », s’est réjoui le président de l’Assemblée nationale, oubliant de préciser qu’Emmanuel Macron a été élu les deux fois face à l’extrême droite. Le ministre de l’économie Bruno Le Maire a quant à lui parlé de « mandat clair ». « Le président a désormais la légitimité pour poursuivre la transformation du pays », a-t-il insisté.
Rares sont celles et ceux, dans les rangs de La République en marche (LREM), à avoir eu un mot pour les millions d’électeurs qui se sont déplacés dans le seul but de barrer la route à l’extrême droite. Le chef de l’État avait ouvert la voie à cet aveuglement au lendemain du premier tour. « Comme il n’y a plus de front républicain, je ne peux pas faire comme si cela existait », avait-il indiqué, pour préempter l’idée d’unvote d’adhésion et espérer ainsi poursuivre ses politiques comme si de rien n’était au cours des cinq prochaines années.
Premier président de la Ve République à être réélu hors période de cohabitation – et toujours face à l’extrême droite –, Emmanuel Macron a donc réussi le pari qu’il s’était fixé depuis 2017. Mais à quel prix ? Pendant cinq ans, celui qui avait assuré, au soir de sa première élection, vouloir tout faire pour que plus personne n’ait « aucune raison de voter pour les extrêmes » a en réalité largement contribué à installer un nouveau face-à-face avec Marine Le Pen. Avec l’objectif de rester dix ans à l’Élysée.
La « normalisation » de l’extrême droite
Le chef de l’État avait prévenu ses troupes dès septembre 2019 : « Vous n’avez qu’un opposant sur le terrain : c’est le Front national. Il faut confirmer cette opposition, car ce sont les Français qui l’ont choisie. » Mais plutôt que de combattre l’extrême droite en corrigeant les inégalités sociales qui la nourrissent, lui et ses soutiens se sont emparés de ses marottes. Avec un art maîtrisé de la démagogie et une pratique assez médiocre de la triangulation, ils ont participé à la légitimation de ses figures et de ses idées dans le débat public.
L’autoproclamé progressiste, son gouvernement et sa majorité ont donc renié leurs promesses d’« ouverture », de « liberté », de « fraternité » et d’« inclusion », initialement inscrites dans la Charte des valeurs du parti. À l’image de la droite la plus bête du monde, ils ont alimenté des débats sans fin autour des « listes communautaires », de l’immigration, des mères voilées accompagnatrices, de la sécurité, des « certificats de virginité » ou d’« allergie au chlore », de « l’islamo-gauchisme » et du « wokisme ».
Sans jamais se départir de leur sourire, ils ont jugé Marine Le Pen « trop molle » (Gérald Darmanin), expliqué être davantage « effrayés » par « les discours intersectionnels du moment » que par Éric Zemmour (Sarah El Haïry), créé la polémique autour des allocations de rentrée et des écrans plats (Jean-Michel Blanquer), dit vouloir « sortir de la tenaille entre, d’un côté, les identitaires d’extrême droite et, de l’autre, les indigénistes et Europe Écologie-Les Verts » (Marlène Schiappa), regretté que « l’islamo-gauchisme gangrène la société » (Frédérique Vidal).
Désormais, Marine Le Pen est appréhendée comme une opposante politique ordinaire. Pendant toute la campagne d’entre-deux-tours, et singulièrement au moment du débat télévisé qui opposait les deux candidats, le président de la République a pris soin d’attaquer son adversaire « projet contre projet », afin de rassembler autour de lui plutôt que contre elle. Il a ainsi parfait l’entreprise de « normalisation » engagée depuis plusieurs années par le Rassemblement national (RN).
Ce choix a été gagnant électoralement, mais il ne peut être que perdant démocratiquement. Car personne ne peut se réjouir de voir l’extrême droite accéder, pour la deuxième fois consécutive, au second tour de la présidentielle. Tout comme personne ne peut s’enthousiasmer d’une victoire à la Pyrrhus. « Ce qui m’inquiète surtout, au-delà des résultats de dimanche, ce sont les cinq années qui viennent », confiait un ministre, il y a quelques jours. « En cas de victoire, on se dirige vers un bordel sans nom », redoutait un élu de la majorité.
Parmi les soutiens les plus lucides d’Emmanuel Macron, chacun sait que ce dernier a été reconduit sans enthousiasme. Sur un bilan contesté et un programme qui déplaît, notamment sur la réforme des retraites. « Je pense que nous allons affronter une tempête, une tempête économique, une tempête sanitaire, une tempête à tous égards, peut-être une tempête sociale, peut-être une tempête politique, mais je pense que les temps qui viennent sont des temps difficiles », avait présagé l’ancien premier ministre Édouard Philippe en septembre 2020, peu après son départ de Matignon.
S’ils ont dénoncé à voix haute les propos tenus par le président du Sénat Gérard Larcher sur la « légitimité » du président de la République en cas de réélection sans campagne ni confrontations d’idées, certains ont expliqué sous cape que la question méritait d’être posée. Pendant cinq ans, les mêmes ont observé avec inquiétude la façon dont le chef de l’État a clivé la société, en distinguant les bons et les mauvais citoyens. Les « irresponsables » qu’il assumait de vouloir « emmerder » et les autres.
Crise démocratique
Emmanuel Macron l’avait reconnu dès novembre 2018, au balbutiement du mouvement des « gilets jaunes » : « Je n’ai pas réussi à réconcilier le peuple français avec ses dirigeants », avait-il dit, ajoutant que le pouvoir n’avait « sans doute » pas assez apporté de « considération ». Un premier mea culpa qui sera suivi de nombreux autres, sans que rien ne change, tant sur le fond que sur la forme. Entre petites phrases, renoncements et exercice vertical du pouvoir, le chef de l’État n’a fait qu’aggraver la situation.
Plutôt que d’écouter celles et ceux qui, parmi ses proches, le pressaient d’honorer sa promesse de proportionnelle, afin d’éviter « une crise démocratique », Emmanuel Macron a continué comme si de rien n’était. Malgré sa victoire, la crise est bien là. Le « front républicain » n’a pas disparu, contrairement à ce qu’il prétendait, mais il s’est étiolé sous ses coups de boutoir. Le niveau d’abstention et les quelques points qui le séparent de Marine Le Pen prouvent que « rien n’est joué », selon l’une de ses expressions favorites. Pour les cinq années à venir.
Emmanuel Macron va devoir s’atteler, dans un premier temps, à former un nouveau gouvernement. Le président de la République a déjà annoncé que Jean Castex resterait à Matignon au moins jusqu’au 1er mai. « Il est important que dans ce contexte de guerre et de tension très forte sur le pouvoir d’achat, il puisse y avoir une gestion des affaires courantes très réactive, car il pourrait y avoir des mesures d’urgence qu’il faudra prendre dans les prochains jours. Il faut de la continuité », a-t-il précisé sur BFM, vendredi.
Une majorité déjà divisée
Ces derniers temps, dans l’équipe actuelle, chacun·e avait prévu de faire ses cartons, même si beaucoup espéraient rester. Le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, s’est dit « prêt à continuer » au poste qu’il a occupé pendant 5 ans. Plusieurs autres ont fait remonter des notes pendant toute la campagne. « Je pense qu’à la fin, il n’en restera qu’une petite poignée », soufflait récemment un ministre, en citant notamment le nom de son collègue à l’agriculture, Julien Denormandie, que beaucoup imaginent promu dans le nouveau dispositif.
Mais au-delà des équilibres à trouver pour constituer un nouveau gouvernement, le chef de l’État va surtout devoir composer avec les différentes sensibilités de sa majorité dans la perspective des législatives. C’est le sujet qui occupait tous les esprits ces derniers jours, et surtout ceux du président du MoDem François Bayrou et de l’ancien premier ministre Édouard Philippe, à la tête du parti Horizons. Les deux hommes ont longuement phosphoré sur les propos tenus par Emmanuel Macron au soir du premier tour.
« Dans ce moment décisif pour l’avenir de la Nation, plus rien ne doit être comme avant. C’est pourquoi je souhaite tendre la main à tous ceux qui veulent travailler pour la France. Je suis prêt à inventer quelque chose de nouveau afin de bâtir avec eux une action commune », avait-il affirmé le 10 avril, esquissant les contours d’un futur parti unique, au sein il aimerait fusionner l’ensemble des composantes de la majorité – dont LREM, le MoDem et Horizons. Et qui pourrait aussi accueillir des député·es Les Républicains (LR) ou socialistes sur quelques accords ponctuels.
Voilà plusieurs jours déjà que d’anciens élus LR frappent à la porte de la majorité dans l’espoir de la rejoindre. « Des sarkozystes surtout », selon un ministre. L’ex-président de la République, qui n’a jamais cessé de manœuvrer en coulisses pour la réélection d’Emmanuel Macron, souhaite en effet peser sur le futur quinquennat. Son soutien « m’honore et m’oblige », avait affirmé le chef de l’État, le 12 avril. Dès dimanche soir, certains élus LR, comme le patron des député·es, Damien Abad, n’ont pas caché leur enthousiasme.
En comprenant la nature du projet macroniste, François Bayrou, qui avait déjà refusé de participer à la création de l’UMP en 2002, a quant à lui logiquement bondi. « Nous considérons qu’il faut de la biodiversité politique, explique l’un de ses proches. On peut éventuellement réfléchir à des convergences, mais certainement pas à une fusion. » Édouard Philippe n’apprécie guère plus cette initiative. « François Bayrou disait : “Si nous pensons tous la même chose, c’est que nous ne pensons rien.” Il est toujours important d’avoir en tête les grands auteurs », a-t-il rappelé dans Le Figaro.
Peu avant l’arrivée de chef de l’État sur le Champ-de-Mars, le patron du MoDem, présent sur place, insistait face caméra sur le fait que les cinq prochaines années devraient être « cinq ans de reconnaissance pour les Français, quelles que soient leur situation et leur opinion ». Une façon de souligner que le deuxième quinquennat ne pourrait se faire sur le modèle du premier : de façon verticale, autoritaire et solitaire. Au mépris de toutes celles et ceux qui ne pensent pas comme Emmanuel Macron.
Ellen Salvi