Lapone musique... Au pays du Père Noël, les Samis, peuple habitant depuis plus de 5 000 ans les terres nordiques reculées des confins de la Scandinavie (entre Russie, Finlande, Norvège et Suède), ne sont aujourd’hui que 60 000, après des décennies de persécutions religieuses, culturelles ou territoriales, pour avoir accès aux grandes ressources naturelles de leur territoire (houille, minerais, élevage des rennes, etc.). C’est pourquoi, en 2004, deux jeunes Samis de Norvège, Sara Marielle Gaup et Lawra Somby, créent Adjàgas (terme sami décrivant l’état mental au sortir de l’éveil).
À la fois projet musical de sauvegarde de la culture sami et groupe à part entière, modernisant l’esprit de cette tradition ancestrale, les deux Lapons, âgés de 21 et 24 ans, bercés tantôt par les radios rocks indépendantes et par les chants de leur enfance, ont su remettre au goût du jour le chant traditionnel sami, le « joik », arrangé et agrémenté de sauce rock, blues, folk, ou new age.
À la base, le joik est un chant pentatonique à vocation spirituelle, qui trouve son origine dans les traditions chamaniques samis, exécuté a capella et accompagné de tambours. Chaque être, vivant, animal, végétal, est supposé posséder son joik personnel, son chant du vivant, qui le décrit intimement. Mais, ici, depuis leur premier album en 2005, Mun Ja Mun, Sara et Lawra y ont ajouté différentes percussions d’autres origines (inscrivant par là la proximité du joik avec les chants amérindiens par exemple), des ukulélés hawaïens, de la guitare folk, un banjo africain, des accords bluesy, une contrebasse, et une base electronica de synthétiseurs discrets.
Bref, de la vraie musique internationaliste, et non de la « musique du monde », terme qu’ils récusent, comme fabriqué par une industrie musicale qui cantonne trop vite les différents artistes osant mélanger tradition et modernité musicale, et prendre des risques, dans des rayons discographiques poussiéreux d’une mémoire musicale commercialement acceptable. La voix éthérée de Sara, à mi-chemin d’une Lisa Gerrard de Dead Can Dance à peine refroidie par les primats du Grand-Nord et d’une espiègle Camille qui aurait perdu son sac sur la banquise, fait écho au joik masculin endiablé, parfois rauque, de Lawra, dans une danse chamanique vocale à faire décongeler votre frigo !
L’album s’ouvre sur un Likhulas (« bonheur » en sami), sorte de berceuse renversée, que l’on consommerait au réveil, mais après un de ces réveils post-gueule de bois, rauque et ténébreux. Puis, la tension monte petit à petit, la glace se réchauffe, et la transe chamanique de la toundra, supposée prendre corps dans les chants joikés, nous ramène aux premiers sons primitifs, avant l’électricité, avant le réchauffement climatique, quand, chez ce peuple qui sait décrire la neige par 231 mots différents, la blancheur boréale était le seul horizon.
On est ici aux racines du chant, et la modernité des instruments qui l’accompagne nous aide à donner sens à ces mots d’une langue étrange, primitive et belle, que l’on ne comprend pas. Les deux voix de Sara et Lawra se répondent, s’entrechoquent, s’apprivoisent, dans une danse vocale de l’aube de l’humanité. Basses, synthés et autres instruments donnent à ces joutes une sensualité toute contemporaine (Guoros Fatnasat), frissons loin d’être dus au froid lapon... En pleine ère du marketing musical, où même les musiques dites « du monde » sont labélisées et étiquetées, ils nous emmènent, par un grand coup de vent frais, glacial et chaud à la fois, dans un état semi-comatique où l’on ne sait plus très bien si l’on rêve ou non, vers un adjagàs.
• Adjagàs, Mun Ja Mun, Ever/Pias.