Alors que Salman Rushdie a été grièvement blessé vendredi 12 août, nous republions l’analyse de Christian Salmon mise en ligne en 2019 à l’occasion des trente ans de l’affaire Rushdie, lorsque l’ayatollah Khomeiny condamna à mort l’écrivain coupable d’avoir écrit un roman qu’il jugeait blasphématoire. Ce fut l’acte inaugural d’une affaire planétaire, sous laquelle le roman a été enseveli. Ce texte a été publié une première fois le 14 février 2019.
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Le 12 février 1989, le Guide de la révolution iranienne, l’ayatollah Khomeiny, regardait à la télévision une manifestation au Pakistan qui s’élevait contre la parution d’un roman intitulé Les Versets sataniques. La manifestation était organisée par ceux qui s’illustrèrent quelques années plus tard en Afghanistan et que l’on apprit à connaître sous le nom de taliban. Khomeiny n’avait pas lu ce livre, mais il considéra qu’un livre qui avait pour titre « Les Versets sataniques » ne pouvait être qu’un livre satanique, n’ayant d’autres fins que l’insulte ou le blasphème.
La police pakistanaise tira sur la foule et fit cinq morts. Khomeiny fut si impressionné par les images du massacre qu’il se retira pour dicter un décret religieux. Voici ce qu’il disait :
« Au nom de Dieu tout-puissant. Il n’y a qu’un Dieu à qui nous retournerons tous. Je veux informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé Les Versets sataniques, qui a été écrit, imprimé et publié en opposition à l’islam, au prophète et au Coran, aussi bien que ceux qui l’ont publié ou connaissent son contenu, ont été condamnés à mort. J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils les trouvent, afin que personne n’insulte les saintetés islamiques. Celui qui sera tué sur son chemin sera considéré comme un martyr. C’est la volonté de Dieu. De plus, quiconque approchera l’auteur du livre, sans avoir le pouvoir de l’exécuter, devra le traduire devant le peuple afin qu’il soit puni pour ses actions. Que Dieu vous bénisse tous. »
Une chasse à l’homme commença, organisée par les services secrets d’un État théocratique contre un citoyen d’un État démocratique. L’auteur disparut de la vie publique et passa plusieurs années dans la clandestinité, une clandestinité paradoxale, sous la protection de la police britannique.
Les manifestations redoublent alors dans le monde. Le 24 février, cinq personnes sont tuées par la police lors d’une manifestation devant le consulat britannique à Bombay. Des attentats sont commis contre des librairies à l’université de Californie à Berkeley. Le 11 juillet 1991, le traducteur japonais de Rushdie est poignardé à mort à l’université de Tsukuba où il enseignait.
Quelques jours plus tôt, c’était son traducteur italien qui avait été lui aussi poignardé à Milan. En 1993, à Oslo, l’éditeur norvégien de Rushdie, William Nygaard est atteint par plusieurs coups de feu. Il survit par miracle. Le 2 juillet 1993, 37 personnes meurent dans l’incendie de leur hôtel, à Sivas en Turquie, incendié par des manifestants contre Aziz Nesin, le traducteur turc de Rushdie. Deux ecclésiastiques, saoudien et tunisien, qui avaient dénoncé la fatwa sont abattus à Bruxelles…
Le fait qu’un romancier, né en Inde et citoyen britannique, soit condamné à mort par un chef religieux iranien ne constituait pas seulement un acte de censure, c’était une violation des lois internationales, un acte de terrorisme d’État. Pourtant, bien peu d’hommes politiques s’en alarmèrent. Jacques Chirac, futur président de la République française, déclara imprudemment : « Je n’ai aucune sympathie pour monsieur Rushdie. J’ai lu ce qui a été publié dans la presse [il s’agissait des premiers chapitres des Versets sataniques – ndlr]. C’est misérable. »
Aux lendemains de la fatwa contre Rushdie, les autorités politiques, religieuses et même certains écrivains, comme John Le Carré, s’empressèrent d’exprimer leur solidarité et leur compréhension, non pas à l’égard d’un écrivain menacé de mort par un État terroriste, mais avec « les musulmans injustement insultés dans leur conviction religieuse ».
Monseigneur Decourtray, primat des Gaules, établissant un lien entre l’affaire Rushdie et la campagne déclenchée quelques mois auparavant contre le film de Martin Scorsese La Dernière Tentation du Christ, s’écriait : « Une fois encore des croyants sont insultés dans leur foi. Hier dans un film défigurant le visage du Christ. Aujourd’hui les musulmans dans un livre sur le prophète. »
L’archevêque de New York, Mgr John O’Connor, estimait lui aussi que le livre de Rushdie offensait la foi et demandait à ses fidèles de ne pas le lire. Le grand rabbin d’Israël, le Vatican et Margaret Thatcher exprimèrent la même réprobation… Mais c’est Mgr Lustiger, membre de l’Académie française, qui est sans doute allé le plus loin, ne craignant pas d’affirmer que « la figure du Christ et celle de Mahomet n’appartiennent pas à l’imaginaire des artistes… ».
Comment s’en étonner ? On ne pouvait s’attendre à autre chose des pouvoirs politiques ou religieux qui sont par nature les défenseurs des codes et des croyances établies. Ce que les accusateurs de Rushdie étaient incapables de comprendre, c’était l’essence même d’une œuvre de fiction qui est un monde en soi, polyphonique, tissé de contradictions et non pas une simple énonciation. On reconnaît les grands romans au trouble qu’ils sèment dans les esprits. Ils témoignent d’un bouleversement de la sensibilité et s’efforcent de chercher, selon les mots de Rushdie, « de nouveaux angles pour pénétrer la réalité ».
La couverture originale du livre paru en 1988.
La censure contre le roman se trompe d’objet. Elle défait ce que le romancier a parfois mis des années à édifier et réduit cet univers complexe, structuré, cet instrument optique à plusieurs points de vue qu’est un roman, à l’énoncé pur et simple d’une opinion. La fatwa qui frappait Rushdie ne sanctionnait pas un délit d’opinion (sa défense ne relevait donc pas seulement de la défense de la liberté d’expression), mais un roman ; non pas seulement le roman de Rushdie, mais le genre romanesque en tant que tel.
C’est aux artistes et aux écrivains qu’il revint de défendre le droit à la fiction. Ce fut l’œuvre du Parlement international des écrivains, créé à Strasbourg en novembre 1993 avec l’appui de plusieurs centaines d’écrivains et d’artistes. Une bien étrange institution que ce parlement sans pouvoir, sans palais, sans greffier et sans grands moyens financiers. Les seuls territoires qu’il représentait, Salman Rushdie les a décrits ainsi dans un texte qui servit de charte audit parlement de 1993 à 2005 : « Les écrivains sont les citoyens de plusieurs pays : le pays bien délimité de la réalité observable et de la vie quotidienne, le royaume infini de l’imagination, la terre à moitié perdue de la mémoire, les fédérations du cœur à la fois brûlantes et glacées, les états unis de l’esprit, les nations célestes et infernales du désir, et peut-être la plus importante de toutes nos demeures – la république sans entraves de la langue. » Ce sont ces pays que les écrivains réunis en parlement représentaient, et leur légitimité, ils ne la tenaient non pas des électeurs mais des censeurs qui ne supportaient pas leurs écrits.
À Strasbourg, lors de la fondation du Parlement international des écrivains, dont il fut le premier président, Salman Rushdie avait alerté l’opinion mondiale. Au-delà de son cas personnel, le meurtre d’écrivain allait devenir un nouveau modèle de terrorisme international après les prises d’otages et les détournements d’avion. « Si ce modèle n’est pas combattu, avertissait-il, il sera appliqué et il s’étendra. »
Et c’est bien ce qui s’est passé. Tout de suite après la fatwa contre Rushdie, les fatwas se sont multipliées en Égypte, au Bangladesh, puis en Afghanistan ; avant que l’orchestre au grand complet ne se mette à jouer : interdiction des Mille et Une Nuits en Égypte, fatwa contre la musique en Iran, autodafé de films en Afghanistan (on se souvient de ces arbres bizarres aux branches ornées de pellicules de films), destruction des bouddhas de Bamiyan.
En Algérie, après l’annulation des élections, le terrorisme islamiste a pris la forme d’attentats dirigés non plus seulement contre des militaires ou des politiques, mais contre des écrivains, des journalistes et des intellectuels. Naguib Mahfouz, qui survécut heureusement à ses blessures, fut égorgé en pleine rue. À Strasbourg, en 1994, lors d’une réunion du Parlement international des écrivains, il nous adressa un message enregistré de sa chambre d’hôpital. Je me souviens de sa voix éraillée, déchirée qui retentissait dans l’opéra du Rhin.
Jamel Eddine Bencheikh, professeur de poétique arabe à la Sorbonne et traducteur des Mille et Une Nuits, constatait lors d’une réunion du parlement, à Strasbourg : « Dans les pays arabes, reconnaissons-le, la fiction est fichée [...]. Désormais tout tombe sous la loi de l’offense : homme vivant, figure de l’histoire, mythe. Les voies de la rêverie sont interdites. Aucun musulman n’acceptera de lire un exercice burlesque concernant un Muhammad installé au cœur du réel islamique [...]. Et même celles du plaisir : voici quatre ans, un tribunal du Caire ordonna la destruction de trois mille exemplaires saisis des Mille et Une Nuits ! Tout peut sombrer dans le désastre, peinture, sculpture et cinéma réunis. »
Quelques jours après l’annonce de la fatwa contre Rushdie, l’Osservatore Romano, l’organe officiel du Vatican, avait exprimé « sa solidarité envers ceux qui se sont sentis blessés dans leur dignité de croyants » en qualifiant l’ouvrage de Salman Rushdie, sinon de blasphématoire, tout au moins de « distorsion gratuite ». Merveilleuse assurance des critiques littéraires du Saint-Siège, qui s’autorisaient à juger des distorsions gratuites de la fiction et qui témoignaient de leur incapacité à saisir l’illusion romanesque qui est la grande découverte du roman et aussi le souci numéro un de tous les censeurs.
Dès l’origine du genre romanesque en Espagne, les interdictions qui se sont multipliées contre la diffusion des ouvrages de fiction se fondaient sur la crainte que la lecture de tels ouvrages ne brouille la frontière entre le réel et la fiction.
Sur cette « illusio » tant redoutée, on a écrit beaucoup de livres, mais l’essentiel se perd parfois dans l’érudition. On a du mal aujourd’hui à s’imaginer la découverte émerveillée qui fut celle des premiers lecteurs de roman au moment de l’essor du genre : cette scène de théâtre à l’échelle d’un cerveau que l’on pouvait transporter partout avec soi et qui traitait de tout sans pudeur et sans frein, et avec la licence qu’autorisait la relation singulière et confidentielle de l’auteur avec un lecteur solitaire. Diderot, lisant pour la première fois Richardson, s’émerveillait de cette découverte : « J’ai entendu disputer sur la conduite de ses personnages comme sur des événements réels ; blâmer Pamela, Clarisse, Grandisson, comme des personnages vivants qu’on aurait connus et auxquels on aurait pris le plus grand intérêt. »
« L’éloge de Richardson » de Diderot témoigne de la prise de conscience des possibilités de ce nouveau genre, de la liberté d’exposition et d’analyse ; et surtout de l’importance de ce déplacement : l’illusion romanesque est appliquée pour la première fois non plus à des conduites héroïques ou à des personnages exceptionnels, mais au domaine de la vie quotidienne.
Au moment d’achever sa brève et tumultueuse carrière de personnage de roman, Salahuddin Chamchawala, l’un des héros du roman de Rushdie, a soudain « le sentiment que les ombres de son imagination s’avancent dans le monde de la réalité… ». Voilà une situation inédite dans l’histoire du roman : un personnage qui redoute le retour à la vie. Le butoir du mot « FIN » sera-t-il assez solide cette fois pour empêcher son irruption catastrophique en pleine réalité ?
Terrible prémonition d’un personnage de roman qui sent toute la précarité de son statut au moment de basculer dans le réel et la faible protection que lui offre la couverture reliée d’un livre. « Cas sans précédent d’un livre qui a implosé. » De telles implosions, l’Histoire n’en avait jamais connu. Bien sûr, Don Quichotte avait lui aussi glissé d’un livre pour tomber dans la réalité, mais celle-ci était elle-même enfermée dans un livre. Le héros de Salman Rushdie, lui, n’a pas eu cette chance, il est vraiment tombé de son livre dans la réalité.
L’éthique du roman
« Toute ressemblance avec des personnages ayant réellement existé… » Que signifie l’avertissement canonique placé en exergue des romans ? Il a valeur d’avertissement certes, mais en délimitant clairement le seuil du réel et de la fiction, le roman ne se protège pas seulement contre d’éventuelles poursuites, il affiche son éthique et sa méthode.
Ses personnages les plus célèbres sont impitoyablement moqués pour leur confusion ; ce sont des dyslecteurs, qui croient que la vie est un roman. Emma Bovary, comme son ancêtre Don Quichotte, s’est enlisée dans le marais de l’illusion romanesque ; elle essaie de vivre un de ces romans sentimentaux qui peuplent l’univers vidé de sens, déréalisé, de sa province normande. Mais les censeurs du roman sont de mauvais lecteurs. Pinard, le procureur de Flaubert, tout comme Khomeiny, ne discerne pas la frontière entre le réel et le livre, il ne reconnaît pas (au sens optique et politique de ce mot : reconnaître la souveraineté d’un autre État) la place réservée de la littérature.
S’il est une chose que la fatwa contre Rushdie nous a apprise, en effet, c’est l’importance de certains repères théoriques taxés un peu vite de rhétoriques depuis les années 1980. Les distinctions entre auteur, narrateur et personnages, qui étaient des ponts aux ânes des études littéraires, connaissaient, si j’ose dire, à la faveur de la fatwa, une actualisation brutale et même sidérante pour la pensée. Pour avoir organisé plusieurs débats sur ces questions avec Salman Rushdie dans des théâtres encerclés par la police et sous la garde rapprochée des hommes du GIGN, je peux témoigner de cette sensation troublante d’irréalité, d’incrédulité ; parler de littérature sous la protection de la police ! Dans quelle fiction étions-nous tombés ?
Le récit de fiction, dont Shéhérazade serait ici la figure de proue, c’est l’antidote du meurtre. Ce thème, la fiction contre la mort, l’affaire Rushdie l’a inversé. Pour citer Foucault qui était loin de se douter dans les années 1970 de la tonalité prophétique que prendraient ces propos, « l’œuvre qui avait le devoir d’apporter l’immortalité à son auteur a reçu maintenant le droit de tuer, d’être meurtrière de son auteur ». La question de l’auteur, de son effacement dans le texte de fiction, et donc celle de sa responsabilité morale ou pénale, la question de l’illusion romanesque que traquent tous les censeurs depuis les origines mêmes du genre est devenue aujourd’hui, pour des centaines d’écrivains dans le monde, une question de vie ou de mort.
Les foules qui se sont dressées aux quatre coins de la planète contre la parution des Versets sataniques n’avaient pas lu ce roman, et nombre d’entre ceux qui manifestaient n’avaient sans doute jamais entendu parler du fameux épisode qui donne son titre au livre, selon lequel Satan serait apparu au Prophète sous les traits de Gabriel, l’archange de la révélation, et lui aurait inspiré un éloge des déesses féminines du panthéon arabe pré-islamique. On vit ainsi des centaines de milliers de Don Quichotte manifester sans le savoir contre le comportement d’un personnage, ses rêves et ses idées, des foules prêtes à tuer pour des êtres d’encre et de papier.
Pourtant Rushdie avait multiplié les filtres qui signalent de manière explicite le passage de la réalité à la fiction : Gibreel, le personnage du roman accusé de blasphème (son nom évoque l’ange de la révélation), est un acteur ; les pensées qui lui sont reprochées ne sont pas de celles qu’on peut corriger ou renier, car elles lui apparaissent en rêve, et son rêve lui-même est doublement un rêve puisqu’il évoque, non pas une situation réelle, mais une fiction. Gibreel l’acteur rêve d’un film.
Trente ans après la fatwa contre son auteur, Les Versets sataniques continue à nous parler de notre monde. Je l’ai relu avant d’écrire cet article et j’y ai retrouvé non pas un livre blasphématoire, mais un grand récit carnavalesque, sans doute le premier de l’ère de la globalisation.
Il explore la vision du monde d’un immigré, non pas comme quelque chose d’exotique et de lointain, mais en examinant avec humour et empathie, de l’intérieur, les conflits et les contradictions dont l’immigration est porteuse, et surtout le bouleversement de sensibilité qu’elle implique : les nouveaux rapports au temps et à l’espace mais aussi au corps, à la sexualité, à la culture, à la religion… « L’Amérique, une nation d’immigrés, a créé une grande littérature à partir du phénomène de transplantation culturelle, en étudiant la façon dont les gens font face à un nouveau monde… », écrit Rushdie dans l’un de ses essais (Patries imaginaires). Les Versets sataniques témoigne de cette vertigineuse diversité humaine, de ses emmêlements et de ses chocs. C’est « un chant d’amour à l’émigration », au métissage, au baroquisme de la vie moderne.
« Il se peut que les écrivains qui se trouvent dans ma situation, exilés, émigrés, ou expatriés, soient hantés par un sentiment de perte, par la nécessité de reconquérir un passé, de se retourner vers lui, au risque d’être transformé en statue de sel […]. Mais nous ne sommes plus capables de reconquérir ce qui a été perdu ; […] nous créerons des fictions, non pas des villes ou des villages réels, mais des patries imaginaires, invisibles, des Indes de l’esprit », ajoute-t-il.
Le roman de Rushdie (et c’est peut-être la raison de son irruption catastrophique dans la réalité) est aux prises, ou plutôt il cherche, à travers la fiction, une prise, une emprise du langage sur la question centrale de la vie moderne, qui n’est plus ce qu’elle était à l’époque de Flaubert, de Balzac ou de Proust : comment entrer dans la société (les Arnoux pour Frédéric dans L’Éducation sentimentale, le Paris de Rastignac chez Balzac, ou le salon des Guermantes chez Proust). La grande enquête du roman porte, depuis Cervantès, sur les modalités de la singularisation d’un être, le mystère d’une identification. Comment prolonger une telle enquête dans ce contexte inédit qu’on qualifie de globalisation et qui semble enlever tout sens à la question même ?
Les Versets sataniques fait de l’exil l’expérience décisive qui permet une nouvelle exploration du réel, la découverte d’un nouveau monde. Comment entrer, comment pénétrer, dans un monde absolument ouvert ? Comment venir au monde quand on appartient à plusieurs mondes ? Comment naître quand on est un migrant ? Comment s’incarner et se singulariser dans un monde où toutes les identifications sont équivalentes et également possibles. C’est à ce monde nouveau que Les Versets Sataniques tentait de donner forme.
L’esprit carnavalesque connaît chez Rushdie une surprenante actualisation. Tout est jeu chez ce boulimique des formes et des langages : la relativité du petit et du grand, du supérieur et de l’insignifiant, du fictif et du réel, du physique et du spirituel. Tout est prétexte à retraiter, déformer, recycler le grand bazar occidental-oriental. Rushdie est une sorte de Rabelais de la globalisation. Il donne une forme et il peuple le grand cirque de la globalisation : un peuple d’immigrés écartelés entre le côté de Londres et le côté de Bombay, un peuple d’hommes traduits, parce qu’ils ont été « déplacés au-delà de leur origine », et chez qui les valeurs, les identités se révèlent poreuses avant de se mélanger et de se contaminer.
Les villes se métamorphosent sous le regard de Rushdie : Bombay devient postmoderne, Londres se créolise. Il y a dans l’œuvre de Rushdie une mise en abyme de l’identité, que ce soit l’identité nationale, l’identité religieuse, l’identité ethnique, c’est-à-dire les fondamentaux du fondamentalisme, de tous les fondamentalismes. C’est contre ce trouble de l’identité que la fatwa contre Rushdie a recruté ses adeptes, et pas seulement à Téhéran.
Dès les premières pages des Versets sataniques, la chute d’avion sur Londres qui est, plutôt qu’une métaphore, une figure libre de la chute dans le temps occidental, mais aussi de la chute métaphysique et de l’expulsion d’un monde théocentré, se trouve au point de départ d’une expérience qui déclenche une nouvelle répartition des notions du bien et du mal, un émiettement plutôt qu’un rejet massif des valeurs traditionnelles qui se maintiennent à l’état de souvenirs, de fétiches, de déchets, de clichés et qui vont être emportées, déplacées, déformées dans le grand tourbillon de formes, de valeurs et d’affects qui constitue le carnaval rushdien.
L’expérience à laquelle sont soumis les émigrés de Rushdie est au double sens du mot une expérience d’élargissement ; expulsion, exil, expatriation, mais aussi dilatation, accroissement et même élongation comme ce pauvre Chamcha qui (à l’opposé du Samsa de La Métamorphose) se met à grandir démesurément, à se métamorphoser en bouc avec cornes et sabots. Rien de diabolique ici, mais une forme d’ensorcellement de la forme romanesque.
Ainsi ce roman tant décrié projette-t-il à l’échelle du monde un conflit lancinant et vieux d’au moins quatre siècles entre la littérature et la religion, la littérature et la politique ; loin d’en avoir été la victime passive, Rushdie a su faire de son combat l’histoire drôle et tragique de l’imagination désarmée, de l’imagination insurgée, ce que Edward Saïd a qualifié d’intifada de l’imagination.
Christian Salmon
Boîte noire
Notre chroniqueur Christian Salmon fait partie des initiateurs du Parlement international des écrivains. Il fait le récit de cette aventure collective dans un livre d’entretiens avec Joseph Hanimann, Devenir minoritaire, pour une nouvelle politique de la littérature (Denoël, 2003). On peut lire aussi un ensemble de textes d’écrivains publiés dans la revue Autodafé sur le site remue.net. Les archives du Parlement international des écrivains sont déposées à l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine).