Pour ce dernier week-end de mobilisation avant le premier tour de l’élection présidentielle, les candidat·es de gauche ont organisé des meetings dans plusieurs grandes villes de France, pour exhorter au vote, se retourner sur le chemin accompli et dresser malgré tout des perspectives d’avenir, alors qu’un seul semble en mesure d’accéder au second tour.
Il s’agit de Jean-Luc Mélenchon, qui s’est exprimé à Toulouse (Haute-Garonne) au lendemain du rassemblement francilien du président sortant. D’ailleurs, son nom revenait spontanément dans toutes les bouches des personnes interrogées aux autres meetings tenus ce samedi ou ce dimanche, et auxquels Mediapart s’est rendu : ceux de Philippe Poutou (Nouveau Parti anticapitaliste – NPA) et d’Anne Hidalgo (Parti socialiste – PS) au Cirque d’Hiver, à un jour d’intervalle, à Paris, et celui de Fabien Roussel (Parti communiste français – PCF) à Villeurbanne (Rhône). Récit.
À Toulouse, Mélenchon fait feu sur Macron
Guitare sèche, accordéon, batterie et contrebasse : dimanche après-midi à Toulouse, Mouss et Hakim, les chanteurs des Motivés, ont réchauffé la foule par leur Chant des partisans, entonné sur la scène dressée place du Capitole. « On n’est pas obligés d’être d’accord sur tout, mais contre le fascisme, y’a pas d’arrangement ! », a lancé Mouss sous les ovations.
Sur la scène, le militant des quartiers populaires Salah Amokrane a voulu réveiller l’espoir : « Nous pouvons faire en sorte que Jean-Luc Mélenchon soit au second tour, et qu’il soit président de la République ! » La députée de l’Ariège, Bénédicte Taurine, voyait déjà son camp au pouvoir : « Changer le modèle agricole, c’est ce que fera le gouvernement de l’Union populaire, qui garantira à tous une alimentation de qualité ! »
Quelques dizaines de minutes plus tard, Jean-Luc Mélenchon est monté sur scène sous la clameur, souriant et un peu ému.
Il y a dix ans, il était exactement au même endroit, devant l’hôtel de ville de briques roses. Ses opposants s’appelaient alors Nicolas Sarkozy et François Hollande, et il portait quant à lui les couleurs du Front de gauche. Cette fois, à une semaine pile du premier tour, ce sont la droite d’Emmanuel Macron et l’extrême droite de Marine Le Pen qui partent favorites.
Dans l’optique de déjouer les pronostics, l’Insoumis a prononcé un discours sans fioritures et très concret, sans doute l’un des plus percutants de cette « élection décisive » où il a réussi, contre toute attente, à s’imposer comme le troisième homme. Il a commencé par une ode à cette France « incorrigible dans son amour de la liberté », qui a inscrit dans sa devise « le devoir de la fraternité et le dégoût pour toujours du racisme, de l’antisémitisme et de la haine des musulmans ». Cette France « qui n’est rien sans son peuple » et où « le peuple est tout ! ».
Ironisant sur le meeting d’Emmanuel Macron organisé à Nanterre la veille – « La dernière fois que je suis allé à l’Arena, c’était pour aller voir les Pink Floyd. Je vais vous dire : c’était plus rempli et moins planant ! », a-t-il plaisanté sous les rires de l’assistance –, il a démonté méthodiquement le bilan du président candidat et de son « entreprise de mensonge et d’enfumage ».
« Il a dit : “On en a fini avec la désindustrialisation”, ce n’est pas vrai, il y a eu 30 000 emplois de moins depuis qu’il gouverne le pays ! Il a dit : “Le pouvoir d’achat a augmenté de façon historique”, mais 12 millions de personnes ont eu froid cet hiver parce qu’elles ne pouvaient pas se chauffer ! Cet homme a supprimé 17 000 lits d’hôpital depuis qu’il est président. » Et puis, la dernière en date : « Comment Macron a-t-il pu imaginer envoyer un gosse de 12 ans en apprentissage ? Quoi qu’il arrive, cela n’aura pas lieu parce que les conventions internationales interdisent qu’on envoie un jeune au travail avant la fin de la scolarité obligatoire, qui est à 16 ans. »
Solennellement, le candidat de l’Union populaire a tenu à « mettre en garde » les Françaises et les Français : en cas de second tour entre la droite macroniste et l’extrême droite lepéniste, « il y a le danger d’une grande éclipse de débat ». Pas de confrontation sur les questions sociales, ni sur le nucléaire, sur lequel « ils sont tous d’accord ». Rien non plus sur les pesticides puisque « Macron a autorisé la réintroduction des néonicotinoïdes, et Mme Le Pen était là pour le voter ». Rien, enfin, sur « le passage à la VIe République ».
Jean-Luc Mélenchon a égrainé de manière assez exhaustive ses propositions : amnistie des « gilets jaunes », plan d’un milliard d’euros pour « faire baisser les féminicides », interdiction des Ehpad à but lucratif, planification écologique et suspension « de tous les contrats avec les cabinets de conseil », a-t-il ajouté, en référence à l’affaire McKinsey.
Mais aussi le rétablissement « à tous les étages » du statut de la fonction publique pour « arrêter la hideuse décomposition de l’État », ainsi que la fixation d’un prix unique de l’essence sur tout le continent européen puisqu’en cas d’arrivée à l’Élysée, il récupérerait, à la suite d’Emmanuel Macron, la casquette de président du semestre européen.
Pour le dernier meeting en plein air de sa dernière campagne présidentielle, Mélenchon s’est, pour une fois, autorisé à un petit coup d’œil dans le rétroviseur. Sur cette élection « compliquée et dangereuse », d’abord, lors de laquelle il a reconnu avoir échoué à imposer le thème de l’eau et de la malbouffe. Sur le temps long ensuite, comme si l’heure était venue pour l’ancien socialiste, âgé de 70 ans, de se livrer à un petit bilan de sa vie politique.
« Je me souviens de ce moment où j’ai décidé de quitter le PS, j’ai bien fait, a-t-il confié. Ce que je craignais par-dessus tout, c’est que la tradition française de l’humanisme radical [disparaisse – ndlr]. J’avais cette hantise que la France, patrie de la grande Révolution de 1789, qui a été faite non pas pour un peuple, mais pour l’humanité universelle, soit effacée du sol, des mémoires, comme la gauche magnifique, brillante, la gauche créative du peuple frère italien, qui a été rasée jusqu’à l’extinction. »
Le dirigeant insoumis a exprimé le sentiment du travail accompli : « La tâche est faite, la force est là, vous en attestez. Vous êtes des milliers à cette heure, quitte à pourrir encore le repas de ce dimanche soir avec la famille. Dorénavant, quoi qu’il arrive, la nouvelle génération dispose d’une boussole pour trier les menteurs et les bonimenteurs. »
Ne dérogeant pas à la règle, il a conclu en citant Victor Hugo, à l’occasion des 170 ans de la publication des Misérables : « Vous voulez les misérables secourus, nous voulons la misère supprimée. » En attendant, « on travaille déjà activement sur le second tour », confie-t-on dans son entourage. Comme une manière de forcer un peu le destin.
Pour son dernier meeting, Anne Hidalgo ne rassure guère les socialistes
Au même moment, l’ambiance était bien différente au Cirque d’Hiver, qui accueillait le dernier rassemblement de la candidate du Parti socialiste. « Toujours nous avons rencontré des obstacles, subi des défaites, essuyé des revers, éprouvé des déceptions. Mais toujours nous avons continué notre chemin, constants, opiniâtres et confiants, comme nous le ferons à l’avenir, quoi qu’il arrive ! », a affirmé Anne Hidalgo en conclusion de son propos.
Cette évocation du futur n’était pas un hasard. Malgré la ferveur des 1 600 personnes présentes, les socialistes s’inquiètent du destin de la « vieille maison ». La candidate a eu beau taper fort sur le président sortant (« Emmanuel Macron voulait dépasser la gauche et la droite, mais il pratique le dépassement de la droite par la droite ! »), comme sur celui dont la dynamique à gauche est la meilleure, Jean-Luc Mélenchon (« un candidat qui ménage Poutine et soutient Maduro [le président du Venezuela – ndlr] »), sa voix ne porte pas.
Au premier rang, l’ancien ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve et la maire de Lille Martine Aubry applaudissent mais restent muets. Lionel Jospin, qui a déclaré récemment qu’il voterait pour la maire de Paris, n’est pas là. François Hollande, présent à Limoges le 22 mars, près de ses terres corréziennes, est cette fois-ci absent. Sous les apparences d’un meeting réussi, quoiqu’aux dimensions modestes, la candidate socialiste donne l’impression de jouer un solo funèbre.
Nicole Richard, militante socialiste depuis 15 ans à Maisons-Alfort, s’en désole. Selon elle, le PS « s’est suicidé » en critiquant systématiquement le bilan de François Hollande. L’échec prévisible du PS donne même à cette militante des envies de « great reset » : « Ça n’engage que moi, mais je souhaite qu’on se ramasse vraiment, pour redémarrer autrement. Le PS, aujourd’hui, ce sont des gens qui craignent de perdre leur place. Ils n’ont jamais consulté les militants. C’est pourtant ce qu’il faudrait faire. »
Kevin Bagdady, aide-éducateur à Fréjus (Var), a milité au PS de 2012 à 2017 et soutient lui aussi le bilan de François Hollande. Cette fois-ci, pourtant, il pense voter pour Mélenchon, car il ne veut « surtout pas d’un duel Macron-Le Pen » : « Je me rabats par défaut sur le candidat le mieux placé à gauche. » Quant à l’avenir du PS, il faudra selon lui compter sur « les têtes d’affiche, ceux qui ont l’expérience du pouvoir ». Au risque de la répétition ? « Le problème, c’est que la relève n’est pas présente au PS », assène ce sympathisant.
Abraham, qui a milité au PS pendant 25 ans et a rendu sa carte il y a 10 ans, est venu en curieux et repart en étant loin d’être convaincu : « Elle se plante sur les attaques inutiles contre Mélenchon, qui défend véritablement des idées de gauche. Sa communication est très mauvaise. On a l’impression d’être dans un meeting de LO [Lutte ouvrière]. Elle rend le PS antipathique. »
Les promesses de la candidate – hausse du Smic de 15 %, préservation de l’âge de départ à la retraite à 62 ans, ISF climatique, gratuité des transports du quotidien pour les moins de 26 ans… – n’y font rien. Comme si le coche avait été manqué depuis longtemps pour permettre à cette campagne de décoller.
Près de Lyon, Fabien Roussel se pose en candidat du « plaisir » et des « jours heureux »
La veille, samedi 2 avril, à la tribune du Double Mixte à Villeurbanne (Rhône), les communistes annoncent la présence de 4 000 personnes au meeting de Fabien Roussel, « sans compter les cars retenus par la neige ». C’est plus que les capacités d’accueil d’une salle dont les rangs du fond étaient clairsemés, mais le candidat a incontestablement enthousiasmé celles et ceux venus l’écouter.
Au lendemain d’un happening devant l’Autorité des marchés financiers, durant lequel son équipe a joué des codes de la série Netflix La Casa de Papel, le dirigeant du PCF a consacré son discours à la dénonciation de l’évasion fiscale. Se targuant, en tant que député, d’avoir contraint le milliardaire Bernard Arnault à publier ses comptes, Fabien Roussel a apostrophé la foule : « Imaginez en tant que président de la République ! »
« L’argent que [les fraudeurs fiscaux – ndlr] ne paient pas, il est pris dans vos poches », s’est-il exclamé en se posant en défenseur des « petits » contre les « gros », mais en restant elliptique sur les façons de transformer en profondeur les logiques de production et de consommation actuelles. Fuyant les concepts abstraits, le candidat communiste a joué la proximité avec les gens ordinaires, s’amusant de ses propres difficultés à prononcer « Delaware » (le nom d’un État américain connu pour être un paradis fiscal), conseillant pour ce faire de « penser à Tupperware ».
Préférant ne pas évoquer les pressions au « vote utile » pour Mélenchon que subit son électorat potentiel, Fabien Roussel s’est évertué à convaincre que le bulletin communiste était un vote pour « se donner de la force » et « se faire respecter ». Martelant son refus de faire payer aux milieux populaires la transition écologique, il a proclamé vouloir « changer la vie en mieux » et vouloir « le plaisir […] pour tous, pas réservé à l’élite ».
Parmi les personnes interrogées par Mediapart, le nom de Mélenchon est pourtant spontanément cité. Parfois pour témoigner d’hésitations, y compris parmi des militants et militantes qui s’avouent cependant minoritaires dans leur section, et plus souvent pour justifier de ne pas voter pour lui.
Si les plus militant·es lui reprochent d’être parti tout seul trop tôt, des raisons de fond sont volontiers invoquées. Raphaël, étudiant en droit venu de la Drôme en simple sympathisant, souligne que l’énergie nucléaire – dont le candidat insoumis souhaite se passer à terme – est aussi « un bassin d’emplois » dans son département. Lui et d’autres, comme Audrey, travailleuse sociale dans les quartiers populaires, lui reprochent aussi sa « fausse laïcité » et de s’être « affiché avec des radicaux ».
Se gardant de toute attaque, Fabien Roussel a préféré insister sur la fierté retrouvée que traduirait le vote en sa faveur. « Vous êtes beaux, vous êtes belles et je vous aime », a-t-il lancé à la foule, en promettant en conclusion : « Je ne vous lâcherai jamais. »
Pour Philippe Poutou, « le drapeau rouge et noir est la meilleure garantie pour lutter contre l’extrême droite »
Le même jour, le Nouveau Parti anticapitaliste a fait un maximum de bruit pour son dernier meeting de campagne. À défaut d’avoir pu ferrailler avec les autres candidat·es comme en 2017, où il avait marqué les esprits en mettant « François Fillon et Marine Le Pen en mode avion » (dixit Olivier Besancenot), Philippe Poutou a mobilisé ses soutiens dans un Cirque d’Hiver quasiment rempli (1 600 personnes), à Paris.
« La barre des 500 parrainages, c’était un boulot de dingue, et au bout du compte, les espaces politiques de discussion sont quasiment nuls. On est tous un peu nostalgiques du 4 avril 2017 [date du « grand débat » sur CNews et BFMTV – ndlr] », a-t-il lancé avec une amertume non feinte.
L’ancien ouvrier de l’usine Ford de Blanquefort (Gironde) ne s’en cache pas : son objectif n’est pas d’arriver en tête, mais de se servir de la campagne comme d’une caisse de résonance du discours anticapitaliste – comme l’avait fait Alain Krivine, premier candidat trotskiste à la présidentielle en 1969, à qui un hommage a été rendu à la suite de son récent décès.
Or, non seulement la campagne n’a pas donné lieu aux habituelles confrontations en direct, mais la logique du vote utile en faveur de Jean-Luc Mélenchon joue à plein sur certains de ses électeurs et électrices. La troisième campagne consécutive de Philippe Poutou a donc l’apparence d’un pétard mouillé.
Rencontrée pendant le meeting, Laëtitia* (prénom modifié à sa demande), la cinquantaine, formatrice à Corbeil-Essonnes (Essonne) et électrice de Poutou en 2017, hésite encore sur son vote du 10 avril. « Même dans mon milieu d’extrême gauche, certains se sont inscrits sur les listes électorales pour voter “qui on sait”, dit-elle en référence au leader insoumis. Certains disent qu’il faut voter pour lui, pour sauver ce qu’il reste de la gauche. Pour ma part, tout va se jouer dans l’isoloir. »
Son fils de 18 ans, qui l’accompagne, votera toutefois Poutou : « Il est utile d’appeler à voter Mélenchon car sa présence au second tour changerait le climat actuel, mais pour mon premier vote, je préfère voter pour mes idées, anticapitalistes », argumente-t-il.
Pierre Bouché, dessinateur militant, ancien de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, ancêtre du NPA), choisit aussi Poutou car, selon lui « Mélenchon a besoin d’une force à sa gauche. Il ne peut pas être au bord du précipice, il faut des gens plus loin que lui ».
Outre son opposition au présidentialisme et son plaidoyer pour une démocratie réelle, Poutou a défendu un programme radical : pas un revenu inférieur à 1 800 euros net, retraite à 60 ans, réduction du temps de travail à 32 heures pour aller vers les 28 heures, taxation des plus riches… Il a aussi évoqué la nécessité de construire une « mobilisation antifasciste unitaire ».
« On ne pronostique pas le pire, mais ça fait partie des choses possibles », a-t-il affirmé, pensant à la possibilité pour Marine Le Pen d’arriver à l’Élysée. « Le drapeau rouge et noir, c’est la meilleure garantie pour lutter contre l’extrême droite. Le véritable combat sera dans la rue », a-t-il prévenu, dans une ambiance plus crépusculaire que festive.
Mathieu Dejean, Fabien Escalona et Pauline Graulle