• Dans ton livre, tu situes historiquement le cinéma militant, dont l’hégémonie, jusqu’aux années 1960, revient au PCF et à la CGT...
Tangui Perron - Parler du cinéma militant, c’est parler du cinéma de propagande, mais pas exclusivement. Je dis souvent que tout film militant est un film de propagande, mais que tout film de propagande n’est pas du cinéma militant. Le cinéma militant se développe dans un certain type de rapport à ceux qui ont le pouvoir et l’hégémonie dans la classe ouvrière. Cela a concerné, pendant des années, le Parti communiste ou la CGT - leur conception du cinéma, leurs collaborateurs, leur rapport au pouvoir. L’âge classique de ce cinéma militant va de 1936 à 1955.
• Le renouveau du cinéma militant correspond-t-il à Mai ?
T. Perron - Dans les années 1960, c’est sur la question coloniale que la différence va naître. L’affirmation de ce cinéma se fera avec 1968. Ce cinéma ne met plus seulement en avant les luttes ouvrières, mais aussi celles sur le logement ou l’immigration.
• Tu ne parles presque pas, dans ton livre, des films de lutte des femmes, ceux de Coline Serreau ou ceux sur l’avortement comme Histoire d’A. De même, tu évoques avant tout le cinéma des maoïstes. Pourquoi ?
T. Perron - Ayant choisi de me concentrer sur l’étude du film de Jean-Pierre Thorn, Le Dos au mur, j’ai négligé - et je le regrette - une culture cinématographique d’inspiration féministe, libertaire ou trotskyste, sur laquelle il y a aussi beaucoup à apprendre. Le maoïsme était loin de ma culture, qui est d’affinité communiste classique, mais, dans ce cinéma militant, les films de Jean-Pierre Thorn, ancien militant maoïste et ancien établi2, sont emblématiques. C’est pourquoi je me suis intéressé, à travers Le Dos au mur, à la place des maoïstes dans ce cinéma. C’est en regard du film de Thorn que je donne la parole à Nicolas Hatzfeld, ancien militant et ancien établi maoïste lui aussi, qui parle à la première personne. Comme disait Jean Renoir, « chacun a ses raisons », et j’ai essayé de les comprendre.
• Oser lutter, oser vaincre, de Jean-Pierre Thorn, tourné dans l’usine occupée de Renault-Flins, est un film de l’utopie de 1968, où triomphe le mot d’ordre, alors que Le Dos au mur, tourné dix ans plus tard, en 1979, pendant les 43 jours de grève à Alsthom Saint-Ouen, est un film de la fin des utopies. Partages-tu cette vision ?
T. Perron - La grève d’Alsthom Saint-Ouen, en 1979, est plus isolée que celle qui se déroule à Alsthom Belfort. À Belfort, ils gagneront une partie de leurs revendications et là, la CGT mène le bal plus clairement, la CFDT étant à la remorque. Les cadres sont dans la grève, contrairement à Saint-Ouen, et l’usine compte 7 000 salariés au lieu de 2 000. À Saint-Ouen, même si, à la fin de la grève, les ouvriers ne sont pas loin d’avoir gagné le treizième mois, il y aura beaucoup d’amertume, notamment à cause de la répression qui s’abattra par la suite sur les anciens grévistes. Heureusement que 1981 est arrivé pour ceux qui devaient encore passer devant les tribunaux, l’arrivée de la gauche ayant permis l’arrêt des poursuites.
Le film de Thorn est à la croisée de plusieurs chemins politiques. C’est l’époque où la CFDT d’Edmond Maire est en plein recentrage et liquide ses gauchistes. N’oublions pas que Thorn est à la CFDT. Pourtant, il fait, dans le film, la part belle à Henri Onetti, délégué CGT, militant emblématique de ce que le mouvement ouvrier donne de meilleur. C’est d’ailleurs très émouvant, dans le DVD, de voir Onetti témoigner aujourd’hui de cette lutte. Le film, par la parole donnée à trois ouvriers non syndiqués, montre ces militants qui voient la fin des utopies. Ils se savent orphelins et se réfugient dans d’autres combats ou dans le travail associatif. C’est vrai qu’existent des tensions politiques fortes au sein même des films. Jean-Pierre Thorn n’y dit nulle part qu’il est maoïste, idem pour ceux qui sont au PCF. Ces films sont de formidables documents sur la classe ouvrière, sa manière de lutter mais, en même temps, il y a une carence sur le rapport à la politique.
• On voit aussi que la manière de filmer la parole ouvrière a changé entre les premiers films de Thorn et celui-ci, où l’on passe de la parole des délégués à la parole directe...
T. Perron - Il y a, à la fois, un contexte technique et idéologique expliquant cela. C’est dû à l’évolution de la caméra, mais aussi à l’apport de la démocratie dans les assemblées générales, avec les comités de grève apparus en 1968. La caméra évolue avec l’arrivée de la 16 mm Éclair Coutant ou des caméras de télévision. Plus légères, plus simples d’utilisation, ces caméras permettent de saisir la parole directe. Avec un matériel cinématographique lourd, il fallait faire le son en postsynchronisation et on choisissait plutôt de donner la parole aux délégués. Avec des magasins de pellicule plus grands, cela évite le prémontage et donne plus de liberté face ce que l’on voit et entend. Ce qui m’agace aujourd’hui, c’est qu’on prenne le cinéma militant pour un geste documentaire. On oublie deux choses : ces films-là étaient liés à des luttes ouvrières, et ceux qui faisaient ces films croyaient à l’utopie socialiste. Les réalisateurs s’inscrivaient dans la démarche de ces luttes, les soutenaient et c’est ce rôle, cette fonction, qu’il faut comprendre en voyant ces films.
Notes
1. Le Dos au mur, film de Jean-Pierre Thorn et Histoire d’un film, Mémoire d’une lutte, un livre de Tangui Perron (Coffret DVD et livre, Éditions Périphérie et Scope).
2. Dénomination des militants partis travailler en usine.