Quel Mark Zuckerberg va se présenter, mercredi 23 octobre, devant la commission des services financiers de la Chambre des représentants des Etats-Unis pour défendre Libra, son projet de cryptomonnaie ? Le jeune patron de Facebook, propre sur lui, prêt à s’excuser de tous les manquements de sa société tentaculaire, et capable de promettre, la main sur le cœur, que tout est sous contrôle ? Ou bien sera-t-il ce geek arrogant, prêt à en découdre avec Elizabeth Warren, la favorite des sondages dans la primaire démocrate, au cas où celle-ci se mettrait en travers de sa route ?
On ne va pas se mentir : le suspense est assez limité, même si le fondateur du réseau social a montré qu’il peut passer d’un rôle à l’autre avec une facilité déconcertante. En avril 2018, Mark Zuckerberg, alias docteur Jekyll, avait une première fois fait amende honorable devant le Congrès américain après le scandale Cambridge Analytica, qui avait révélé l’extrême négligence du réseau social sur la protection des données de ses utilisateurs.
Et puis il y a quelques semaines, le fondateur de Facebook, s’est transformé en M. Hyde, prêt à croiser le fer avec Mme Warren, qui veut démanteler les géants du Web devenus trop puissants. Face à cette perspective, lors d’une réunion interne, dont les échanges ont été révélés par le site The Verge, Mark Zuckerberg a révélé son vrai visage : « Est-ce que ça craint pour nous ? Oui. (…) En fin de compte, quand quelqu’un essaye de menacer quelque chose qui est existentiel, on descend dans l’arène et on se bat. » A bon entendeur…
La nécessité d’encadrer
Evidement, devant les représentants américains, pour défendre Libra, le ton sera certainement plus doucereux. L’anecdote est pourtant révélatrice de la nécessité d’encadrer la cryptomonnaie avant qu’il ne soit trop tard. Sous prétexte de praticité, en permettant de transférer de l’argent de façon simple, instantanée, sécurisée et à moindres frais, mais aussi d‘acheter toutes sortes de biens et de services, ce porte-monnaie électronique présente des failles sur lesquelles Facebook n’apporte à ce stade aucune garantie.
« Nous allons changer le monde », promettait en mai David Marcus, l’architecte de la cryptomonnaie devant des salariés de Facebook. La planète attendra. Car depuis cette annonce, le projet s’est transformé en parcours d’obstacles.
Jusqu’à un passé récent, les géants du Web n’avaient qu’à prononcer le mot « innovation » pour que tout le monde se prosterne et le traduise par « avenir radieux ». Mais, progressivement, les utilisateurs réalisent que, sous prétexte de gratuité, les services Internet ne sont qu’un moyen pour épier leurs comportements et les transformer à leur insu en cible commerciale.
En ce sens, Libra n’est que l’étape ultime pour Facebook pour compléter sa connaissance intime de l’individu, dont les transactions financières et commerciales n’auront plus de secret pour lui. La boucle sera bouclée : les 2,4 milliards d’utilisateurs vont se muer en autant de consommateurs/épargnants, victimes consentantes d’un écosystème Facebook, dont ils auront le plus grand mal à s’échapper.
Arrogance
Mais on ne s’attaque pas impunément au système bancaire international, même sous prétexte que celui-ci n’a pas évolué depuis cinquante ans et qu’il est grand temps de le dépoussiérer. En n’anticipant pas suffisamment les réactions des banques centrales et des régulateurs financiers, Mark Zuckerberg a une fois plus péché par arrogance.
De peur que Libra ne devienne une immense lessiveuse d’argent sale et le coffre-fort de réseaux terroristes et mafieux en recherche d’anonymat, la cryptomonnaie de Facebook a subi un sévère tir de barrage, qui a fini par refroidir l’enthousiasme des partenaires du réseau social dans ce projet. Paypal, Visa, MasterCard, eBay, Stripe ou Booking, se disant qu’il y avait plus à perdre qu’à gagner, ont déjà quitté le navire, alors que celui-ci est encore à quai.
Le rapport sur les stablecoins – des cryptomonnaies, dont la valeur est basée sur un panier de devises classiques, comme c’est le cas de Libra – remis au G7 le 17 octobre par Benoît Cœuré, membre du directoire de la Banque centrale européenne, n’a fait qu’enfoncer le clou à propos de l’insécurité juridique et financière potentielle de ce type d’instruments.
Malgré tout, il reste encore des inconditionnels. Xavier Niel, fondateur de Free et actionnaire du Monde à titre personnel, a signé un vibrant appel dans Les Echos en faveur de Libra. « Il existe dans le monde une aspiration à davantage de liberté, d’autonomie et de moindre dépendance aux Etats. Les modes de paiement n’y échapperont pas », prophétise-t-il, ajoutant : « Le progrès technologique peut coïncider avec le progrès sociétal et celui de l’humanité. »
La revendication d’une moindre dépendance aux Etats se discute. D’abord, comme le rappelle le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, dans une tribune publiée dans le Financial Times, la monnaie est un outil de souveraineté. Confier son fonctionnement à des intérêts privés reviendrait à la remettre en cause. Pas sûr que l’idée soit si populaire par les temps qui courent. Par ailleurs, les opinions publiques ne demandent pas moins de contrôle des Etats, mais au contraire plus d’encadrement de la puissance des géants du Web.
La contester n’est pas synonyme de refus du progrès technologique. Maintenant, ce dernier ne coïncide pas forcément avec le progrès sociétal. Facebook vient encore d’en faire la démonstration. Il y a quelques jours, aux Etats-Unis, les grandes chaînes de télévision ont refusé de diffuser un clip de campagne de Donald Trump éhontément inexact et diffamatoire à l’endroit de Joe Biden, candidat démocrate pour l’élection de 2020. Facebook s’est abrité derrière la liberté d’opinion pour inonder la toile avec cette vidéo et empocher impunément des millions de dollars de recettes publicitaires. Si une institution financière agissait avec autant de cynisme, continueriez-vous à lui confier vos économies et vos données bancaires ? Libre à vous.
Stéphane Lauer
Editorialiste