Les salles de classe enceignent la cour de récréation, fermée sur son dernier côté par un haut mur. Au-dessus de ce dernier apparaissent régulièrement les visages médusés de jeunes garçons. Ils observent à la dérobée la soixantaine de fillettes qui foulent le sol de bitume incliné et se rassemblent lorsque apparaît Haneen Al Khateeb. La jeune femme de 23 ans porte en baluchon plusieurs filets de ballons.
A Agraba, en Jordanie, à deux pas de la frontière syrienne, l’ambiance est électrique. On accède au village après avoir passé un checkpoint. « Les bombes sont tombées ici », précise Haneen. Coordinatrice de l’association Madrasati (« Mon école »), elle parcourt le pays dans le but de faciliter l’accès au sport pour les filles.
Une fillette joue au football, dans le camp de réfugiés de Zaatari, le 18 novembre 2018. JOHANNA DE TESSIERES/COLLECTIF HUMA
« C’est la première fois que je shoote dans un ballon », avoue Iman, 10 ans. L’espace manque et le revêtement n’est pas idéal. Mais l’essentiel est ailleurs. « Les cours de sport à l’école n’existent pratiquement plus et il est interdit pour les filles de le pratiquer en parascolaire. Il existe un terrain de football dans le village, mais elles ne peuvent pas se mêler aux garçons », raconte Ansaf Hamedna. La directrice de l’établissement ne mâche pas ses mots. « Les filles n’ont pas les mêmes droits que les garçons : ni pour le sport ni pour le reste. Il n’y a pas d’égalité. »
Essentiel soutien familial
Partout, en Jordanie, la toile de fond est semblable. « Il existe des occasions de jeu mais pas suffisamment, et certainement pas dans les zones rurales, où les mentalités sont plus conservatrices », remarque Haneen. Ayant grandi dans la capitale, Amman, elle était la seule fille à frapper dans le ballon sans que quiconque n’y trouve rien à redire. Mais, à l’adolescence, « les voisins ont adressé des remarques à mes parents », dit-elle. « On a essayé de la dissuader », admet Soad, sa mère.
A Amman, Haneen Al Khateeb joue tous les mardis et samedi soirs avec une équipe mixte. « Sur un terrain, on oublie tout, on n’a plus de contrôle sur ses émotions et l’on peut tout laisser aller. » JOHANNA DE TESSIERES /COLLECTIF HUMA
Devant l’obstination de leur fille, ses parents ont tout de même fini par l’encourager. « On s’est dit : laissons-les parler ! », se souvient Bachir, son père. Elle rejoint l’équipe de son école, puis un club local et fait quelques apparitions en équipe nationale de jeunes. Elle y rencontre Yasmeen Shabsough, qui deviendra son acolyte dans le combat pour l’émancipation des filles par le sport. Elle aussi a bénéficié d’un soutien « sans faille » de ses parents. « Si je suis devenue la personne que je suis, c’est grâce à eux. La liberté de choisir, leurs encouragements à viser plus haut, cela n’a pas de prix. » Toutes n’ont pas eu la même chance. « De nombreuses filles ont été contraintes d’arrêter par manque de soutien, logistique ou moral, de leur famille », raconte Yasmeen.
Yasmeen Shabsough et sa mère Marwa, dans la maison familiale à Amman. « Je n’ai eu le droit à rien. Pas de sport ni de loisir. J’ai voulu donner à ma fille ce dont je n’ai pas bénéficié », explique Marwa. JOHANNA DE TESSIERES/COLLECTIF HUMA
Soleen Al-Zoubi, aujourd’hui directrice technique des équipes nationales jeunes et assistante technique de l’équipe nationale masculine, s’est battue contre l’école, les garçons, sa famille. Son développement sportif s’est fait à l’insu de ses parents. « Peut-être que leur opposition tenait de la peur », évoque-t-elle. De détracteur, son père est devenu son premier supporteur. « Que le football soit un sport d’hommes, c’est une idée ancrée dans les mentalités mais qui ne repose sur aucun argument fondé », relève Soleen. Pour elle, comme pour Haneen et Yasmeen, les freins sont d’« ordre culturel et non religieux ».
Soleen Al Zoubi, ancienne joueuse de l’équipe nationale et actuelle directrice technique des équipes nationales jeunes, chez elle à Mafraq, le 18 novembre 2018. JOHANNA DE TESSIERES/COLLECTIF HUMA
La « clé de l’émancipation »
« Une fois que l’on commence à démonter ces croyances, les choses changent rapidement, les esprits s’ouvrent », précise Soleen. A tel point que les filles sont de plus en plus nombreuses à intégrer la quinzaine de centres de formation mis en place dans le pays par la fédération nationale. Ces développements sont soutenus par le prince Ali Ben Al-Hussein, demi-frère du roi Abdallah II et président de la Fédération de football jordanienne. Il « a fait beaucoup évoluer les choses dans la perception du foot joué par les femmes et dans son acceptation par les populations », s’accordent à dire les trois femmes.
Le prince a notamment usé de son influence pour que la Fédération internationale de football (FIFA) revienne sur sa décision d’interdire le port du voile lors des rencontres entre pays. « Cela aurait été dramatique pour les joueuses voilées, qui n’auraient pas transigé sur leur foi et auraient arrêté de jouer », pense Haneen, voilée elle aussi. « Les gens des milieux ruraux s’identifient facilement à elle, relève son amie Nada. Elle apporte une sorte de caution morale aux parents. » Pour Yasmeen, il est essentiel que les filles voilées qu’elle entraîne « se rendent compte que ce voile ne les définit pas, qu’elles ne se résument pas à lui. Qu’il n’y a pas de choix à faire entre sa foi et la pratique du sport ».
Haneen Al Khateeb et Yasmeen Shabsough (à droite) assistent à un match amical entre la Jordanie et l’Arabie Saoudite, le 20 novembre 2018. « Si plus de femmes venaient supporter l’équipe nationale, les stades seraient beaucoup plus joyeux, commente Yasmeen. Mais la peur demeure, particulièrement lors des rencontres de championnats. Moi-même, je n’oserais pas m’approcher d’un stade à ce moment-là. » JOHANNA DE TESSIERES/COLLECTIF HUMA
En même temps qu’elles tracent leur propre route, ces pionnières pavent le chemin des générations à venir. « Enfant, nous ne connaissions pas de sportives à qui nous identifier. Les filles en ont besoin car cela leur montre qu’elles peuvent réussir », pense Haneen. Yasmeen y voit un levier de développement : « Le football enseigne le travail d’équipe, développe la confiance en soi et en l’autre, la prise de responsabilités, le respect et la détermination. Nous voulons former des leaders dans le sport et qui le deviendront dans leur communauté. » « C’est la clé de l’émancipation, de l’indépendance et de l’implication des filles dans notre société », appuie Haneen.
Valentine Van Vyve