Les yeux rougis, Milfet Redouane remonte le temps et le fil de ses échanges avec sa mère Zineb sur la messagerie instantanée Messenger. Son doigt parcourt des images de bouquets de fleurs, de café, de ses petits-enfants, des chansons… jusqu’à cette date du 2 décembre 2018 où Zineb est morte au bloc opératoire, après avoir reçu une grenade lacrymogène au visage, en marge d’une marche contre l’habitat indigne à Marseille, à laquelle se mêlaient des Gilets jaunes.
Milfet, la fille de Zineb Redouane, et son amie intime Imen Souames, à Marseille, le 6 mars 2019. © LF
Le samedi 1er décembre, les deux femmes, très proches, avaient passé toute la journée au téléphone. « Elle aimait beaucoup rigoler », se souvient sa benjamine, 42 ans, qui vit à Birkhadem, dans la banlieue sud d’Alger, et qui s’est entretenue avec Mediapart à l’occasion d’un hommage rendu à sa mère, à Marseille, début mars.
À 80 ans, Zineb Redouane avait rapidement pris en main l’application Messenger pour communiquer avec ses six enfants de l’autre côté de la Méditerranée. Deux de ses filles vivent en Égypte et Tunisie, les autres enfants à Alger. Zineb avait aussi neuf petits-enfants et trois arrière-petits-enfants.
Surnommée « Mama Zina », elle est née le 6 juillet 1938 en Tunisie, d’un père commerçant algérien et d’une mère turque qui s’étaient rencontrés en Syrie. Enfant, elle fréquente la grande mosquée de Zitouna à Tunis où elle apprend l’arabe et la religion.
Ses proches décrivent une femme, issue de la petite bourgeoisie algérienne, qui lisait beaucoup, intéressée par la religion et l’histoire, à l’affût de l’actualité. « Elle n’a pas fait d’études, c’est mon père qui lui a appris à écrire en français, dit sa fille. Elle aimait explorer. »
Dans les années 1980, son mari, imprimeur à Alger, s’installe à Paris où il gère un hôtel et une librairie. Puis il revend l’hôtel parisien pour acquérir l’hôtel Beau Séjour sur le Vieux-Port et le Rex près de la gare Saint-Charles. Zineb Redouane, qui a abandonné ses salons de coiffure pour élever les enfants, multiplie les allers-retours entre la France et l’Algérie.
L’été, les enfants viennent passer les vacances à Paris. « C’était une petite fille très gâtée par ses parents puis par son mari, dit Milfet. Elle a beaucoup voyagé. Elle a participé à des concours de coiffure L’Oréal aux États-Unis. »
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Après le décès de son mari en 1996, Zineb Redouane prend son relais et gère l’hôtel Rex. L’année suivante, c’est son fils de 30 ans qui meurt d’un arrêt cardiaque à Alger. « Mama Zina » a été enterrée près de lui le 25 décembre au cimetière de Birkhadem. « C’était sa seule volonté, mettez-moi dans la tombe de mon fils. » La famille a mis vingt-deux jours à obtenir l’autorisation de rapatriement du corps. Il a été à nouveau autopsié à son arrivée en Algérie.
Ayant perdu son hôtel en 2002, Zineb trouve un petit appartement à Noailles, au coin de la Canebière, qu’elle loue 565 euros. En bas, des épiceries à petit prix, la pizzeria familiale Charly Pizza et le marché des Capucins, avec ses vendeurs de cigarettes à la sauvette. Zineb vivait de la réversion de la pension de son époux.
Marquée par la mort de son fils, « Mama Zina » développe du diabète et des problèmes cardiaques – elle porte un stimulateur. Mais « elle ne donnait pas l’air d’avoir 80 ans, dit son amie Imen Souames, 51 ans. Elle était très courageuse, elle aimait sortir et s’amuser. » Depuis son pèlerinage à la Mecque en 2004, elle portait un foulard.
Sa fille renchérit : « Elle avait une mémoire incroyable et une excellente vision de près comme de loin. Sur le balcon à Alger, elle voyait arriver son petit-fils avant moi. » Zineb aimait aussi beaucoup la mer, face à laquelle elle prenait le café avec ses petits-enfants à Alger. « Parfois, on prenait des sandwichs et on passait des heures sur la plage à Marseille », se souvient Imen Souames.
Originaire de Skikda en Algérie, Imen Souames est assistante d’éducation dans les écoles marseillaises. À son arrivée en France en 1999, elle loge à l’hôtel Rex où elle se liera d’amitié avec Zineb qu’elle « aide dans sa paperasse ».
Les deux femmes allaient régulièrement boire le café dans un bar turc du cours Belsunce, comme ce samedi 1er décembre, où Zineb avait insisté pour qu’Imen la rejoigne dès le midi contrairement à leurs habitudes. « Elle n’était pas bien, elle était stressée, dit Imen. Elle devait refaire sa carte de résidente de dix ans et elle devait rentrer pour le mariage de son petit-fils. On a parlé jusqu’à 15 heures, puis je l’ai accompagnée au centre Bourse où elle voulait prendre un autre café. » Le temps de repasser au café turc pour acheter deux baklavas – son péché mignon –, Zineb était de retour chez elle vers 16h15.
Ce samedi-là, pour la troisième fois depuis l’effondrement de la rue d’Aubagne, une marche contre l’habitat indigne réunit des milliers de personnes sur la Canebière, aux cris de « Gaudin assassin » et demandant « la réquisition des logements vides ». Des gilets jaunes sont également présents en ville pour l’acte III. Dispersée par la police sur le Vieux-Port, la manifestation dégénère en émeute avec des barricades, une voiture de police incendiée et des magasins pillés.
À son retour, Zineb trouve Nadjia Takouche, sa voisine du troisième étage, mal en point. Une grenade lacrymogène a éclaté à ses pieds alors qu’elle se promenait sur le Vieux-Port avec son fils et ses petits enfants. Zineb lui fait descendre une bouteille de lait par l’ascenseur pour calmer sa gorge. La manœuvre fait rire sa fille Milfet, toujours au téléphone.
Peu après, une autre de ses filles, Soumia, 55 ans, l’appelle d’Alger, inquiète au sujet des gilets jaunes. Sa mère la rassure. Elle ne sortira pas, elle va annuler le dîner prévu avec Imen. « Donc on pensait qu’elle était en sécurité chez elle, j’étais loin d’imaginer qu’elle puisse être touchée au quatrième étage », soupire Milfet.
« Il m’a visée, le policier m’a visée »
La jeune femme était au téléphone avec sa mère en mode haut-parleur à 18h57 quand cette dernière a été touchée au visage par un tir de grenade lacrymogène. « On préparait à manger, elle faisait sa soupe de légumes, on rigolait. Elle m’a dit en arabe : “Attends, ne coupe pas, je ferme la fenêtre.” Elle a tendu la main pour fermer la fenêtre, le téléphone est tombé. J’ai entendu un coup et elle a crié. Elle a éteint les étincelles avec ses pieds, puis elle a repris le téléphone et m’a dit : “Il m’a visée, le policier m’a visée. J’ai croisé le regard des deux policiers, il a tiré, puis ils sont partis dans la voiture.” » Propos qu’elle répètera le lendemain matin à l’hôpital devant son amie Imen et sa voisine Nadjia.
Marche « pour le logement et le droit à la ville » le 2 février 2019 à Marseille. © LF
Ce serait le corps d’une grenade lacrymogène MP7, tirée depuis un lance-grenade, qui l’aurait blessée. La MP7 libère, après sa mise à feu, sept capsules diffusant dans un rayon d’une vingtaine de mètres « un nuage à haut pouvoir lacrymogène et neutralisant ». Le dispositif de propulsion peut aller de 50 à 200 mètres selon le modèle utilisé. Lundi 3 décembre au matin, les enquêteurs ont retrouvé « deux palets mais pas la douille », selon Imen qui les a accompagnés dans l’appartement.
Le 1er décembre, des policiers étaient postés sur la Canebière devant le magasin C&A. Le journaliste marseillais Pierre Isnard-Dupuy, qui a observé la scène depuis le balcon de son appartement sur la Canebière, décrit « un déluge de lacrymogènes et de grenade de désencerclement ». « Les palets de lacrymogènes étaient tirés à travers le feuillage des platanes, écrit-il dans Reporterre. Certains montaient plus haut que les immeubles, d’autres ricochaient sur les façades. »
« C’était la première fois que nous voyions ça, dit Laura, membre du collectif du 5 novembre, créé par des habitants et sinistrés de Noailles. Nous avons été vraiment choqués par ces tirs rendus très aléatoires, par les rebonds tombant au hasard sur nos têtes alors que nous étions à très bonne distance du barrage de police, et mettant aussi en danger les résidents de la Canebière. »
La face à face entre manifestants et policiers le 1er décembre 2018 sur la Canebière filmé par le réalisateur Gérard Chargé. © Gérard Chargé
Selon les proches de Zineb, les marins pompiers, dont la caserne est juste en face, ont mis plus d’une heure à arriver après plusieurs appels. L’appartement est envahi par une fumée noire. Réfugiée sur le palier, Zineb contient les saignements avec des serviettes. « Elle a beaucoup saigné, mais elle était forte, elle parlait bien », dit Imen. Selon deux témoignages, un policier, accompagnant les pompiers, lui a alors demandé ses clefs. Zineb a d’abord refusé, mais le policier aurait alors menacé de casser sa porte.
À l’hôpital de la Timone vers 23h30, Imen est choquée de la découvrir « défigurée » : dix points de suture lui barrent le côté droit du visage du nez à la joue, des bleus et un gros hématome sur la poitrine. « Je n’ai rien fait, j’étais en train de parler à Milfet, ils m’ont visée. Ils pensaient peut-être que je filmais », aurait-elle déclaré à son amie. Cette dernier en est persuadée : « Si elle était restée vivante, elle aurait su les reconnaître. » La maxillaire est déplacée, et à 4 heures du matin la vieille dame est transférée à La Conception pour une opération.
Zineb a été emmenée au bloc vers 14h, selon Imen. Elle est victime d’« un arrêt cardiaque sur la table d’opération », comme l’a indiqué par la suite le procureur de la République, précisant que l’autopsie avait révélé que le « choc facial n’était pas la cause du décès ». Selon ses proches, Zineb était certaine qu’elle sortirait sans encombre de l’opération.
Imen raconte : « Avant de partir [au bloc – ndlr], elle m’a dit : “ Quand je sors, il faut que tu m’aides à savoir pourquoi ils ont tiré.” Ils l’ont anesthésiée, mais ils n’ont pas eu le temps de commencer l’opération. À 14h45, ils sont venus me dire qu’elle avait fait des arrêts cardiaques et qu’ils avaient redémarré le cœur. Je suis restée avec elle en réanimation, j’ai mis le téléphone sur son oreille pour que sa fille Milfet lui parle. À 22h30, ils ont déclaré la mort. »
L’IGPN (Inspection générale de la police nationale) a été saisie et une information en recherche des causes de la mort a été ouverte par le procureur de la République de Marseille le 5 décembre 2018, selon le parquet. Elle a été confiée à un juge d’instruction de la section générale.
Avant même la justice, c’est « la vérité » qui importe à Milfet, qui n’a pas encore été entendue par les enquêteurs et se pose de nombreuses questions sur les circonstances du tir ainsi que les soins apportés à sa mère. Mais elle les réserve à la justice en qui elle a confiance. « Je donnerai n’importe quoi pour connaître la vérité, mettre toute la lumière sur son décès, depuis le coup jusqu’à sa mort à l’hôpital. Il n’y a pas de justice sans vérité. »
En visite à Marseille, les 7 et 8 mars, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner a à peine évoqué Zineb Redouane au détour d’un entretien à La Provence, visant surtout à condamner la violence des « casseurs » : « Il y a une enquête en cours, elle est décédée d’un choc opératoire mais c’est lié aussi à cette manifestation. Je pense que chaque blessé, qu’il soit un gilet jaune ou un képi bleu, est un blessé de trop ».
Sa fille est bouleversée par le « silence médiatique et politique » qui a entouré son décès. « À Marseille, j’ai croisé des personnes qui n’avait pas entendu parler de Zineb », dit-elle. Seuls des gilets jaunes blessés, ayant perdu un œil ou une main, l’ont contactée sur les réseaux sociaux. Pour Laura, membre du collectif du 5 novembre sur le logement, cette invisibilisation tient aussi à « un cumul de stigmates sociaux : femme, algérienne, musulmane, âgée, vivant dans un quartier populaire ».
Le 28 janvier, Emmanuel Macron avait affirmé que parmi les « 11 concitoyens français » décédés depuis le début du mouvement des gilets jaunes, « aucun d’entre eux, aucun, n’a été la victime des forces de l’ordre ». Jean-Luc Mélenchon, député LFI à Marseille, a ensuite regretté que le président de la République ait « nié purement la mort de Mme Redouane » [1].
LOUISE FESSARD
Hommage Zineb Redouane
Hommage à Zineb Redouane le 2 mars 2019. © Collectif Primitivi
Une centaine de personnes ont rendu hommage à la vieille dame le 2 mars sur la Canebière. En France, depuis le 9 février, pour préparer cet hommage, Milfet suit à distance les manifestations hostiles à une cinquième candidature du président Bouteflika en Algérie. « Je suis venue pour les gilets jaunes, et là, il se passe la même chose chez moi à Alger. Manifester est un droit légal. Pour l’instant, le peuple est pacifique, il faut que cela continue comme cela. »
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