Quelques centaines de fidèles étaient réunis pour la prière hebdomadaire, vendredi 24 novembre à la mi-journée, quand une explosion a retenti devant la mosquée Al-Raoudah dans le village de Bir Al-Abed, à 40 km à l’ouest de la capitale de la province égyptienne du Nord-Sinaï, Al-Arich.
Encerclant le complexe religieux avec quatre véhicules tout-terrain, une quarantaine d’hommes armés, masqués et vêtus d’uniformes militaires, ont ouvert le feu dans la salle de prière et sur les fidèles qui tentaient de fuir, allant jusqu’à brûler les véhicules pour bloquer les routes, selon des témoins. Au moins 305 personnes ont été tuées, dont 27 enfants, et 128 autres ont été blessées. Les assaillants ont pu prendre la fuite avant l’arrivée de l’armée, selon les dernières déclarations du parquet égyptien, samedi.
L’hécatombe qui a frappé le petit village de 2 500 âmes a suscité une onde de choc dans tout le pays. Confrontée à l’attaque la plus meurtrière de son histoire récente, l’Egypte est une nouvelle fois forcée de reconnaître les écueils de la lutte antiterroriste qu’elle mène, de façon redoublée depuis 2013, contre les groupes djihadistes qui alimentent une insurrection armée depuis la péninsule du Sinaï.
L’attaque n’a toujours pas été revendiquée, mais les experts voient la signature de l’organisation Etat islamique (EI) dans le modus operandi – élaboré – et le choix de la cible. Depuis qu’il a prêté allégeance à l’EI fin 2014 sous le nom « Province du Sinaï », le groupe Ansar Beit Al-Maqdis, issu de l’insurrection locale, a développé ses capacités et son champ d’action avec l’appui de la direction djihadiste.
Courant « hérétique »
De plus en plus spectaculaires, ses attaques se sont étendues hors de la péninsule, dans la région du Caire ou dans le sud de l’Egypte. Elles ne visent plus seulement les forces de sécurité mais également des civils, qu’ils soient chrétiens, musulmans soufis, collaborateurs présumés de l’armée ou touristes.
Le groupe avait ainsi revendiqué, en octobre 2015, l’attentat à la bombe qui a coûté la vie aux 224 occupants d’un avion russe après son décollage de Charm Al-Cheikh, une station balnéaire du Sud-Sinaï. Et depuis un an, une centaine de chrétiens, essentiellement des coptes, ont été tués dans des attentats contre des églises ou des attaques ciblées dans le Sinaï et à travers le pays.
Mais l’attaque contre une mosquée est inédite en Egypte. Nombreux parmi les observateurs et les fidèles sont convaincus qu’elle a été ciblée du fait des rituels qu’y pratiquait la confrérie soufie Gaririya, créée par un dignitaire local et influente dans le village.
Depuis un an, le groupe djihadiste multiplie les attaques contre les mausolées et les membres de ce courant mystique de l’islam, très ancré dans la culture égyptienne, que l’EI considère comme « hérétique » du fait des « innovations » introduites dans leurs rituels et de du recours à l’intercession des saints morts.
En octobre 2016, l’EI avait kidnappé et décapité un vieux chef soufi, le cheikh Souleiman Abou Heraz, l’accusant de pratiquer la magie, interdite par l’islam. Plusieurs adeptes du soufisme ont été kidnappés puis libérés après s’être « repentis ». Dans une interview publiée en décembre 2016 dans la lettre de propagande de l’EI, Al-Nabaa, le commandant de la « police de la moralité » de l’organisation au Sinaï avait déclaré que la « première priorité était de combattre les manifestations du polythéisme, y compris le soufisme ».
Le village de Bir Al-Abed a peut-être aussi été choisi, analyse Samuel Tadros, de l’Institut américain Hudson, pour son manque de coopération envers la Province du Sinaï : ses habitants, issus de la tribu des Sawarka, avaient refusé de prendre parti dans le conflit qui oppose depuis des décennies l’Etat à des tribus bédouines marginalisées. Le chercheur égyptien voit dans cette attaque une volonté d’instiller la peur plus profondément dans la région, après une vague d’opérations meurtrières contre les forces de sécurité à l’ouest d’Al-Arich. L’attaque pourrait enfin signaler une influence accrue de la direction irakienne sur sa branche locale, au moment où le « califat » est sur le point d’être défait en Syrie et en Irak.
Questions quant à l’efficacité de la lutte antiterroriste
Le massacre de Bir Al-Abed intervient au pire moment pour le président Abdel-Fattah Al-Sissi, à quelques mois d’une élection où il devrait briguer un second mandat. Sa popularité pâtit déjà de la détérioration de la situation économique, à la suite des réformes structurelles qu’il a introduites pour sortir l’Egypte d’une économie de subventions.
Les questions affleurent quant à l’efficacité de la lutte antiterroriste, l’une de ses promesses de campagne en 2014. Loin d’être matée, l’insurrection djihadiste dans le Sinaï s’est étendue au-delà de la péninsule et ce, malgré les milliers d’arrestations opérées dans les rangs islamistes et de l’opposition, sous couvert de loi antiterroriste.
Un nouveau front a été ouvert par des djihadistes alignés sur Al-Qaida, qui opèrent à partir de la Libye, à la frontière occidentale du pays. Le groupe Jund Al-Islam a fait une réapparition remarquée en octobre, en revendiquant l’attaque contre un convoi militaire à Wahat Al-Bahariya, à 135 km au sud-ouest du Caire, à la porte du désert qui s’étend jusqu’à la Libye. L’assaut a fait au moins seize morts parmi les militaires.
Peu de temps après, le chef d’état-major et proche du président, Mahmoud Hegazy, a été limogé et remplacé par le général Mohamed Farid Hegazy, et une restructuration a été annoncée au sein du ministère de l’intérieur.
Trois jours de deuil national
Après avoir convoqué un conseil ministériel restreint vendredi, le président Sissi a promis de répondre à l’attaque de Bir Al-Abed avec une « force brutale ». « Les forces armées et la police vengeront nos martyrs et ramèneront la sécurité et la stabilité avec force très prochainement », a-t-il déclaré lors d’un discours télévisé. Trois jours de deuil national ont été décrétés. Et dans la nuit de vendredi à samedi, l’armée égyptienne a annoncé avoir « détruit plusieurs véhicules utilisés dans l’attaque ».
L’armée de l’air a également « ciblé plusieurs foyers terroristes contenant des armes et des munitions », a ajouté le porte-parole de l’armée, Tamer Al-Refaï. Le passage frontalier entre l’Egypte et la bande de Gaza, qui devait rouvrir samedi pour trois jours, restera fermé jusqu’à nouvel ordre, a indiqué à l’Agence France-Presse un responsable palestinien.
Les marques de soutien à l’Egypte ont afflué du monde entier, notamment de Russie, d’Israël, d’Iran et d’Arabie saoudite. Dans un tweet, le président américain Donald Trump a dénoncé cette « attaque terroriste horrible et lâche », avant d’appeler son homologue égyptien pour l’assurer de son soutien dans sa lutte contre le terrorisme.
Le président français Emmanuel Macron a également assuré le président Sissi, au téléphone, du « plein soutien de la France à l’Egypte dans la lutte contre le fléau terroriste » peu de temps après que les lumières de la tour Eiffel se soient éteintes en hommage aux victimes de l’attentat, vendredi soir à minuit.
Hélène Sallon