L’heure était à l’unanimité, mardi 24 octobre, dans l’immense amphithéâtre du Palais du peuple, place Tiananmen à Pékin, pour la clôture du 19e congrès du Parti communiste chinois (PCC), ce conclave quinquennal de première importance. Après la lecture du projet d’amendement des statuts du parti, qui devait consacrer l’apport philosophique du secrétaire général, Xi Jinping, à l’édifice du socialisme à la chinoise, celui-ci a lui-même procédé au vote à main levée des quelque 2 200 délégués : « Que ceux qui approuvent lèvent la main. » Des milliers de bras se sont tendus dans un froissement d’étoffe.
Puis : « Que ceux qui ne sont pas d’accord lèvent la main ! » Tour à tour, les appariteurs répartis dans la salle ont crié : « mei you ! » (« aucun »). Une nouvelle déferlante de « mei you » tonitruants a parcouru la salle lorsque furent sondés les abstentionnistes. « La résolution est adoptée », a déclaré, sans trahir la moindre émotion, le secrétaire général sortant et candidat à son renouvellement – son mandat à la tête du PCC sera formellement approuvé mercredi.
« Guide pour l’action »
Et c’est ainsi que « la pensée de Xi Jinping du socialisme aux caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère » a rejoint dans la charte du PCC le marxisme-léninisme, la pensée de Mao Zedong, la théorie de Deng Xiaoping, la « pensée importante des trois représentativités » et le « concept de développement scientifique ». Ces deux dernières contributions, dues respectivement aux secrétaires généraux Jiang Zemin (1989-2002) et Hu Jintao (2002-2012), tous deux présents au Palais du peuple, ne sont pas nominalement rattachées à leurs promoteurs dans les statuts du parti.
Ces « pensée », « théorie » ou « concept » fonctionnent comme des mises à jour du logiciel théorique du PCC, centré sur le marxisme-léninisme et toujours organisé selon le principe du « centralisme démocratique ». Chacune est un « guide pour l’action », un ensemble d’orientations et de choix politiques censés adapter le communisme chinois aux nouveaux enjeux de l’époque et mobiliser les troupes.
La « nouvelle pensée » de Xi fournit un cadre au « rêve chinois de renaissance de la nation » qui lui est cher, pour la « nouvelle ère » dans laquelle entre la Chine : rien moins que les trente-deux ans à venir jusqu’au centenaire de la fondation de la République populaire, le 1er octobre 2049. La Chine sera alors un « pays socialiste moderne, prospère et puissant », comme l’a plusieurs fois promis M. Xi, et « toute proche du grand rêve chinois de renaissance ».
Le secrétaire général s’est levé après le vote pour écouter L’Internationale devant l’immense emblème de la faucille et du marteau. La salle a fait de même : les milliers de délégués et anciens dirigeants, des hommes dans leur majorité, en veste, cravate et badge rouge épinglé au veston – à l’exception des représentants des minorités ethniques, vêtus de superbes costumes traditionnels, ou du personnel de la police et de l’armée, en uniforme. La séance a également désigné à la tête de la Commission centrale de discipline, le redoutable bras anticorruption du parti, Zhao Leji, un proche allié de Xi Jinping qui supervisait la direction du personnel au sein du parti, en remplacement de Wang Qishan.
Projet « décisif »
La mention du nom de Xi Jinping au côté de sa « pensée » est une consécration pour le numéro un chinois. Aucun dirigeant, depuis Mao, n’avait vu son apport théorique inscrit dans la charte de son vivant, puisque celui de Deng l’avait été à titre posthume. « Cela va au-delà du titre de “noyau dirigeant” qui lui a déjà été accordé [en octobre 2016], et lui assure la suprématie idéologique. Son autorité suprême dans le parti va donc en sortir renforcée », commente le chercheur chinois Chen Daoyin.
Une autorité qui pourrait prolonger son influence au-delà de ses deux mandats, même s’il n’est plus le secrétaire général désigné, ont spéculé certains observateurs – une manière pour Xi Jinping de rester virtuellement au pouvoir après le prochain congrès de 2022 sans bousculer les usages d’une retraite au-delà de 67 ans (M. Xi en a aujourd’hui 64).
Ce signal de la consolidation de son pouvoir par Xi Jinping consacre le retour au centre du jeu (politique, social, culturel) du parti communiste comme donneur d’ordres, décideur et producteur de normes. Le projet de « construction du parti » – comme entité dirigeante irréprochable mais surtout indiscutable – a été présenté comme « décisif » par Xi Jinping.
« La trajectoire politique suivie ces cinq dernières années laisse penser qu’il y aura encore plus de contrôle, expliquait l’historien chinois Zhang Lifan avant le congrès. Il est difficile pour Xi Jinping de faire machine arrière, il s’en est pris à toutes les factions au sein du parti, a attaqué les intellectuels libéraux, les patrons. S’il perd du pouvoir ou entame des réformes, il perdra le contrôle, et le parti peut s’écrouler. La seule chose qu’il peut faire est d’accumuler encore plus de pouvoir pour lui et pour le parti. »
« IL RESSORT [DE LA PENSÉE DE XI] UN RENFORCEMENT DU PARTI SUR LE PAYS, LA SOCIÉTÉ, L’ÉCONOMIE », ESTIME JEAN-PIERRE CABESTAN, SINOLOGUE
C’est le retour en force de l’idéologie. « Il y a une logique inhérente dans le parti-Etat qui a un besoin ardent d’idéologie : il faut un raisonnement convaincant pour justifier l’existence d’un parti avec une autorité supra-étatique », écrit le politologue norvégien Stein Ringen dans l’ouvrage qu’il vient de consacrer à la Chine (The Perfect Dictatorship, non traduit). L’ouverture et les réformes, poursuit-il, n’ont jamais remis en question ce discours. Elles ont juste rejeté l’idée d’une révolution permanente (chère à Mao).
« Depuis lors, bien plus que de démonter l’échafaudage idéologique de l’Etat, chaque dirigeant successif a ajouté de nouveaux éléments. L’idéologie est bien là, elle est couvée, nourrie et réinventée », explique-t-il. Ce qui pourrait, c’est l’une des hypothèses du livre, mettre la Chine sur la voie d’un « Etat de puissance » de type fasciste.
Cet aggiornamento communiste n’en a pas moins des limites, juge le sinologue Jean-Pierre Cabestan, qui y voit « un populisme à la chinoise ». « Il ressort [de la pensée de Xi] un renforcement du parti sur le pays, la société, l’économie. Ce que cela montre aussi, a contrario, c’est que la société chinoise s’est éloignée du parti. Les Chinois sont détachés de la politique, ils ont tourné le dos à la politique et aux politiciens – du moment que le parti fournit la sécurité et la croissance. »
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
* « En Chine, la consécration de Xi Jinping ». LE MONDE | 24.10.2017 à 10h46 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/10/24/en-chine-la-consecration-de-xi-jinping_5205125_3216.html
La nouvelle « Pensée Xi Jinping », mode d’emploi
Le programme du chef de l’Etat chinois pour son second mandat fait suite à cinquante ans d’évolutions doctrinales à Pékin. Passage en revue.
« La pensée de Xi Jinping, du socialisme aux caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère » a rejoint mardi 24 octobre, dans la charte du Parti communiste chinois (PCC), la pensée de Mao Zedong, la théorie de Deng Xiaoping, la « pensée importante des trois représentativités » et le « concept de développement scientifique ». Mais au-delà du jargon propre au PCC, que désignent ces différentes expressions ?
La pensée de Mao Zedong
Elle avait été inscrite dans la charte du PCC en 1945, au 7e congrès. Elle rassemble les idées et maximes de Mao, le fondateur de la République populaire, dont le parti avait décrété en 1981, après la désastreuse Révolution culturelle (1966-1976), que son action était à 70 % positive, avec 30 % d’« erreurs ».
Mao reste crédité d’avoir établi les bases du système socialiste chinois. Sa conception de la lutte des classes et la répartition de la population en catégories politiques ont été abandonnées. En revanche, ses réflexions sur l’exemplarité des membres du parti et de figures modèles, comme le soldat Lei Feng – érigé en modèle de vertu –, sont gardées : elles sont invoquées par Xi Jinping lors de sa campagne anticorruption.
Le « grand timonier » exerce en réalité une influence pernicieuse sur le système politique chinois, vue depuis les années 1990 par les historiens et intellectuels critiques comme un barrage à une approche plus douce vis-à-vis des voix dissonantes : ainsi de la catégorisation des opposants dans le camp des ennemis du peuple, qui autorise tous les abus et les violations, au motif qu’ils incarnent une contradiction antagonique avec le système et non une « contradiction au sein du peuple ». Le Prix Nobel de la paix Liu Xiaobo, mort en juillet sur son lit d’hôpital, dénonçait la « mentalité d’ennemi » à l’œuvre dans l’idéologie maoïste.
La théorie de Deng Xiaoping
Elle est élevée au rang de « guide pour l’action« lors du 15e congrès, en 1997, au côté des deux corpus théoriques que sont le marxisme-léninisme et la « pensée de Mao Zedong ». Elle marque à son époque une « étape nouvelle dans le développement du marxisme en Chine » et « guide notre marche en avant au cours de l’entreprise de modernisation socialiste de notre pays », lit-on dans les statuts du parti.
L’ère de Deng inaugure l’économie socialiste de marché. C’est l’époque du pragmatisme. Sur le plan politique, elle s’articule autour des « quatre principes fondamentaux » que sont le maintien du socialisme, de la dictature démocratique populaire, de la direction du Parti communiste et du marxisme-léninisme, et de la pensée de Mao. Bref, il est hors de question pour le PCC d’envisager la démocratisation.
Deng promeut toutefois « l’émancipation de la pensée » pour résister aux « gauchistes » nostalgiques de Mao. Mais les dirigeants libéraux qu’il pousse en avant – comme Hu Yaobang puis Zhao Ziyang – seront limogés quand la contestation étudiante, en 1986 puis en 1989, est vue comme une menace pour la suprématie du PCC. Aucun des deux n’aura voix au chapitre dans la charte du parti.
La « pensée importante des trois représentativités »
Avec la « pensée importante des trois représentativités », inscrite dans les statuts en 2002, Jiang Zemin a ouvert le PCC aux nouveaux acteurs de l’économie : les entrepreneurs privés. L’idée est que le parti représente à la fois les forces productives progressistes, la culture chinoise moderne et les intérêts fondamentaux de la population.
La Chine a rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Des millions d’employés des entreprises d’Etat ont été l’objet de « dégraissage » depuis le milieu des années 1990. C’est l’adoubement des grands patrons, invités à rejoindre la Conférence consultative politique du peuple chinois, la chambre des conseillers du Parlement, mais aussi l’Assemblée nationale du peuple.
Le « développement scientifique » de Hu Jintao
Il a obtenu le statut de « principe directeur » lors du 17e congrès de 2007. Il ne devient un « guide pour l’action » qu’en 2012, lors du 18e congrès, lors duquel Hu Jintao prend sa retraite. Il s’agit de mettre en avant le rôle protecteur de l’Etat face aux effets négatifs du marché sous l’étiquette de la « société harmonieuse ».
La Chine de Hu Jintao et de Wen Jiabao voit la montée des inégalités, la flambée des prix de l’immobilier, la pollution environnementale, mais aussi des prédations par de puissants groupes d’intérêts nés de la collusion entre patrons et cadres corrompus. La répression politique est toujours vivace, mais l’heure est à une plus grande participation politique des citoyens chinois qui s’organisent et utilisent les possibilités infinies d’Internet pour faire entendre leur voix.
La pensée de Xi Jinping »
Xi Jinping fait entrer le socialisme hybride de Deng Xiaoping dans une « nouvelle ère », celle d’une Chine « qui s’est mise debout, est devenue riche et envisage les perspectives brillantes de la renaissance ». Cette ère est prévue pour durer trente ans, jusqu’à 2049. Elle doit parachever la modernisation de la Chine pour en faire un « pays socialiste moderne, prospère et puissant », mais sous l’égide d’un Parti communiste décrit comme « la colonne vertébrale de la nation », et appelé à « rester éternellement le noyau dirigeant de la Chine ».
La première des obligations des cadres sera ainsi de « s’assurer du rôle dirigeant du parti dans tous les domaines et tous les recoins du pays ». Sauvegarder la « sécurité politique », c’est-à-dire le maintien du système du parti unique, est décrit comme une tâche fondamentale, tout comme le commandement absolu des forces armées par le parti, ou la lutte contre « toutes les déclarations et les actions qui visent à mettre en question, déformer, ou nier le système socialiste chinois ou la direction du parti ».
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
* LE MONDE | 24.10.2017 à 14h24 • Mis à jour le 25.10.2017 à 07h24 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/10/24/pensee-xi-jinping-mode-d-emploi_5205268_3216.html