Il a donc fait chaud, très chaud. Il a fait chaud partout, la nuit comme le jour ; il n’y avait nul moyen d’échapper à cette fournaise. Tout au long de la semaine passée, alors que l’été n’était pas encore arrivé, la plus grande part de la France métropolitaine a été écrasée par une canicule – pourtant moins épouvantable que celle qui a frappé la péninsule Ibérique.
Ainsi, dans la région de Madrid, apprend-on de l’Agence France-Presse (AFP), les responsables d’un établissement scolaire, se demandant comment gérer une température frôlant les 45 °C, ont délocalisé les cours dans un funérarium au motif que celui-ci bénéficiait de la climatisation.
De manière moins anecdotique, ces températures extrêmes ont par ailleurs favorisé le départ et la propagation du grand incendie qui a ravagé, à partir du 17 juin, le centre du Portugal et qui a causé la mort de plus de 60 personnes.
Mais il n’a pas fait chaud sous nos latitudes seulement : à Krasnoïarsk, en Sibérie, le mercure est monté à plus de 35 °C mercredi 21 juin, et le même jour, à Phoenix, en Arizona, il tutoyait les 50 °C. Au point que dans cette ville, les avions de l’aéroport de Sky Harbor sont restés ce jour-là cloués au sol : à cette température, croyez-le ou non, la densité de l’air devient trop faible pour permettre aux avions de s’envoler…
Météo et climat : deux choses différentes
Ces canicules, de plus en plus fréquentes, sont une excellente chose. Elles font œuvre de pédagogie ; elles nous forcent à reconnecter la tendance longue et abstraite du changement en cours avec des désagréments personnels.
Elles nous inclinent à comprendre qu’un réchauffement d’un peu moins de 1 °C de la température moyenne terrestre par rapport au niveau préindustriel (c’est à peu près à ce niveau que nous sommes rendus) ne se traduit pas par une sympathique augmentation de 1 °C des températures de chaque heure de chaque jour, mais par une augmentation de la fréquence d’une variété de phénomènes souvent désagréables.
Ce n’est pas si simple à saisir. Pendant de nombreuses années, sous chaque article traitant du réchauffement publié sur le site du Monde, on trouvait des commentaires de lecteurs moquant la mobilisation contre le réchauffement, et se réjouissant au contraire de l’avènement d’un climat plus clément : économies de chauffage en hiver, apéros en terrasse dès avril, barbecue à la campagne avec les copains jusqu’en octobre, etc. Il y aurait là une intéressante anthologie à publier.
Bien sûr, on connaît la doxa : la météo et le climat sont deux choses différentes, et il est illicite d’attribuer un phénomène isolé à une tendance climatique. C’est formellement vrai, mais les outils de modélisation utilisés par les chercheurs peuvent aujourd’hui, dans certains cas, estimer la probabilité qu’un événement se fût produit en l’absence du changement climatique en cours. Et parfois, cette probabilité est proche de zéro : sans le réchauffement en cours, l’événement en question ne se serait simplement pas produit. Un tel cas de figure a notamment été montré pour certaines des grandes inondations qui frappent désormais plus ou moins régulièrement le sud du Royaume-Uni.
Les « humanités environnementales »
Un des grands défis scientifiques de notre temps est celui de l’attribution de ces phénomènes ponctuels, surtout lorsqu’ils concernent les sociétés humaines. Quelle est la part du climat dans le basculement de la Syrie dans la guerre civile ? Dans la famine qui frappe depuis plusieurs mois l’Afrique de l’Est ? Ou dans l’interminable exode de ces migrants qui tentent la traversée de la Méditerranée sur des embarcations de fortune ?
Climatologues, météorologues, agronomes, anthropologues ou politistes devront faire cause commune pour répondre à ce défi – celui des « humanités environnementales », selon l’expression désormais consacrée. Sans parvenir à reconnecter l’histoire récente et les événements de l’actualité aux changements de l’environnement, nous sommes condamnés à subir sans comprendre, à demeurer aveugles à ce qui s’annonce comme l’un des grands déterminants de notre destin collectif.
Cette exigence commence à se faire jour dans la recherche académique. En témoigne, entre autres choses, cette étude récente, publiée le 20 juin dans la revue Proceedings of the National Academy of the Sciences (PNAS), dans laquelle Dimitri Defrance (IRD), Gilles Ramstein (LSCE) et leurs coauteurs tentent d’évaluer l’impact de la désintégration de la calotte de glace du Groenland sur les populations du Sahel.
Aucun rapport a priori. En réalité, suggèrent les chercheurs, l’apport massif d’eau douce dans l’Atlantique pourrait affaiblir la circulation océanique au point que la mousson ouest-africaine pourrait s’interrompre. Or un vaste bassin de population dépend fortement de ces précipitations saisonnières.
« Nous estimons que, sans mesures d’adaptation, de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de millions de personnes pourraient être contraintes de quitter le Sahel d’ici à la fin de ce siècle, écrivent les auteurs. Cela, ajouté à l’impact de l’élévation du niveau marin sur les régions côtières, implique que les populations sahéliennes pourraient être fortement menacées par une fonte rapide du Groenland. »
Ce lien entre le devenir des sociétés humaines et l’état de leur environnement reste difficile à prendre en compte pour nombre d’universitaires, de chercheurs en sciences sociales ou de journalistes. Il remet en cause des réflexes mentaux (les causes ultimes des guerres sont souvent réduites à des tensions politiques, religieuses, ethniques, etc.) et la formation de toute une génération d’intellectuels. Certains, d’ailleurs, ricanent encore parfois que l’on fasse si grand cas de la question climatique. Jusqu’à la prochaine canicule.
Stéphane Foucart