Les images du violent incendie qui a ravagé pendant plusieurs jours le centre du Portugal cette semaine, à la suite d’un orage sec, ont soulevé beaucoup de questions. Le drame humain sans précédent - 64 morts, plus de 200 blessés - est venu interroger dans la douleur, au milieu des cendres, des voitures calcinées et des corps carbonisés de la National 236, les politiques publiques menées ces dernières années dans un pays régulièrement confronté aux feux de forêt.
Après la crise de 2008 et avec la bénédiction de la Troïka débarquée en 2011, les responsables politiques ont en effet accéléré la « libéralisation et le démantèlement » des services de gestion et de protection des forêts, au profit d’une monoculture très rentable lancée dans les années 80, l’eucalyptus, déplore dans les pages du quotidien Público [1] João Camargo, chercheur à l’Institut de Sciences Sociales de Lisbonne (ICS-UL).
Ce spécialiste du changement climatique revient pour Marianne sur l’obsession des « déficits » et les pressions des industriels du papier qui fleurissent sur les bords du Tage. Entretien.
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Patricia Neves : Quels sont les facteurs climatiques qui ont participé à l’incendie de Pedrógão Grande ?
João Camargo : Il y a à la fois les températures supérieures à la moyenne (5 à 7 degrés de plus) enregistrées le samedi 17 juin lorsque l’incendie s’est déclenché, les vents très forts, les sols frappés par la sécheresse... Pedrógão Grande se situe par ailleurs dans une zone peu habitée, marquée par l’exode rural, où domine l’eucalyptus… C’est une sorte de cocktail parfait ayant conduit au pire. Le phénomène n’est toutefois pas nouveau : en 2003/2005, le Portugal a eu deux années apocalyptiques, très chaudes. Des zones gigantesques ont alors brûlé (en 2016, le pays a aussi été durement touché, en particulier l’île de Madère, ndlr). Par rapport à ses voisins, au climat pourtant semblable, (l’Espagne, la Grèce, l’Italie et même la France), le Portugal est le pays dont le territoire a le plus brûlé. Les zones touchées ont ensuite été rapidement replantées avec de l’eucalyptus essentiellement, dont la spécificité est de repousser assez vite sans grand entretien. Les incendies s’inscrivent ainsi dans des cycles : ça brûle, on plante, ça repousse… et si rien n’est fait, c’est prêt à brûler de nouveau...
Vous avez justement dénoncé dans le quotidien Público, ce lundi, la mainmise de l’eucalyptus au Portugal, une industrie qui pèse lourd dans l’économie du pays. Expliquez-nous.
João Camargo : Il y a selon moi une corrélation entre l’augmentation du nombre d’incendies et l’expansion de l’eucalyptus au Portugal (une expansion de 13% entre 1995 et 2010, ndlr [2]). Les terres agricoles ont progressivement laissé place à un territoire forestier, dominé d’abord par les pins puis par l’eucalyptus. C’est précisément au cours de cette transition que l’on a observé une hausse du nombre d’incendies, dont l’intensité s’est également accrue (les feuilles, l’écorce et surtout l’huile d’eucalyptus sont hautement inflammables, ndlr). Aujourd’hui, l’eucalyptus représente près de 30% des espèces au Portugal, selon les derniers chiffres officiels rendus publics en 2010. 9% du territoire (plus de 800.000 hectares) serait par conséquent recouvert d’eucalyptus. Seuls le Brésil, l’Inde, l’Australie et la Chine font mieux. En proportion néanmoins, si on tient compte de la superficie, le Portugal est sans doute le pays qui compte le plus d’eucalyptus au mètre carré dans le monde. Une donnée qui s’explique notamment en raison du poids de l’industrie du papier et de la pâte à papier (alimentée pour l’essentiel par le bois d’eucalyptus, ndlr), qui représente 1% du PIB portugais malgré le peu d’emplois directs créés.
Cette industrie a, selon vous, fait pression et cherché à influencer les législateurs. Comment ?
João Camargo : Prenez le controversé décret de loi nº96/2013 [3] qui a considérablement libéralisé, en 2013 sous le précédent gouvernement (de droite), la plantation d’eucalyptus. Par exemple, pour les parcelles de moins de deux hectares, une simple déclaration préalable suffit désormais pour les propriétaires souhaitant investir dans l’espèce [4]. Or ces terrains représentent plus de 80% du territoire forestier portugais. Toutes les associations de défense de l’environnement mais aussi d’autres intervenants, tels que les pompiers, ont dénoncé à l’époque cette loi qui a également participé à lever une partie des quelques restrictions encore existantes. Il est toutefois question, à présent pour l’actuel gouvernement (de gauche), de révoquer ledit décret.
Seulement, les discussions qui ont commencé il y a près d’un an ont fait l’objet d’une immense levée de boucliers de la part des industriels qui ont menacé de mettre un terme à leurs investissements sur le territoire national. Le géant Navigator Company (ex-Portucel) l’ancienne entreprise publique privatisée, est ainsi présent dans de nombreux pays (Navigator Company a enregistré en 2015 un chiffre d’affaires en hausse de 5,6% pour atteindre 1,6 milliard d’euros, ndlr.) Depuis, la position du gouvernement, sous pression, s’est petit à petit adoucie sur le sujet.
Autre élément : la proposition visant à mettre en place un « cadastro florestal », un registre public centralisé, afin d’identifier et de répertorier l’ensemble des propriétaires. Ce registre n’existe pas aujourd’hui au Portugal. C’est un scandale. Ça fait au moins vingt ans que les gouvernements promettent sa création mais l’idée soulève beaucoup de résistance. Peut-être parce qu’on va découvrir que la part des propriétaires non identifiés, morts, immigrés etc. laissant leurs terres à l’abandon, est encore plus importante que prévu ou que les terres sont exploitées par des tierces personnes voire des entreprises sans autorisation (les propriétaires d’1/3 des zones forestières portugaises ne seraient pas identifiés à ce jour au Portugal [5]. La mesure nécessiterait le déblocage de 700 millions d’euros ndlr [6])
Quel impact a eu la crise, en particulier l’injonction de Bruxelles sur les déficits, vis-à-vis de la gestion et la protection des forêts ?
João Camargo : Le Portugal a cessé d’avoir une politique forestière publique digne de ce nom. En témoignent notamment les coupes successives, d’abord dans les effectifs (le nombre de gardes forestiers, par exemple, qui avait déjà commencé à baisser, est passé de 1.200 membres sous le précédent gouvernement de gauche à 317 l’année dernière, selon Francisco Louçã [7], du Bloc de gauche, membre de la coalition au pouvoir, ndlr). L’intervention de la Troïka n’a ensuite fait qu’accélérer ce désengagement de l’Etat, encouragé par ailleurs à libéraliser le secteur. Le corps des gardes forestiers, très présent sur le terrain, a donc été démantelé tout comme les anciens « Serviços florestais », grande entité chargée de la gestion et la protection de la forêt, qui n’existait déjà plus en tant que telle avant l’arrivée des créanciers mais qui a été par la suite, sous l’impulsion de la Troïka, sévèrement restructurée.
Le ministère de l’Environnement et le ministère de l’Agriculture ont en effet fusionné, les « Serviços florestais » devenus « Autoridade florestal nacional » ont à leur tour fusionné avec le « Instituto da Conservação da Natureza »... Résultat : le nombre d’employés a diminué, les services sont moins spécialisés, moins opérationnels, surtout dans leur capacité à mener des opérations sur le terrain… En parallèle, outre ces restructurations, la Troïka a encouragé le gouvernement à libéraliser non seulement le code du travail ou la finance, mais aussi les ressources des sols...
Propos recueillis par Patricia Neves, Journaliste société - justice
@patriciands