Le 15 janvier 2017, Lutte Ouvrière (LO) mettait en ligne sur son site [1] un article (non signé) intitulé « Le piège de la « lutte contre l’islamophobie » », extrait de la dernière livraison de la revue mensuelle Lutte de Classe. Celles et ceux qui ont suivi les prises de position et les analyses de LO concernant les « débats sur l’Islam », qui agitent régulièrement le champ politique français depuis une quinzaine d’années, n’ont pas été surpris du fond de l’argumentation. Mais le moins que l’on puisse dire est que les arguments avancés et la forme prise par le raisonnement de LO, sans même parler des attaques contre divers individus et organisations, méritent que l’on s’y arrête… et que l’on y réponde.
Lutter contre la lutte contre l’islamophobie
Nous connaissons la précision et la rigueur de LO, et ne pouvons manquer de remarquer que l’utilisation des guillemets, dans le titre même de l’article, n’est pas anodine : « Le piège de la « lutte contre l’islamophobie » ». Le problème n’est donc pas le terme « islamophobie », dont LO a régulièrement contesté la pertinence, mais la « lutte contre l’islamophobie » elle-même. Ce que confirme l’article en lui-même, dont la cible n’est pas celles et ceux qui défendent l’emploi du terme« islamophobie » mais celles et ceux qui entendent lutter contre les violences et discriminations islamophobes.
C’est en effet une nouveauté : même si LO continue à qualifier d’ « ambigu » le terme « islamophobie », nous n’en sommes plus aux formulations lapidaires de 2010 [2], lorsque l’on pouvait lire que « le plus souvent il s’agit de sous-entendre par islamophobie un rejet de tous ceux qui partagent la foi musulmane, ce qui est une ânerie, non seulement quand il vise l’attitude des communistes révolutionnaires, mais même en ce qui concerne l’attitude de l’impérialisme français et des hommes qui le servent au plus haut niveau ». LO reconnaît en effet désormais l’existence de discriminations contre les Musulman-e-s, et reprend même à son compte la formule « oppression spécifique » : « Une partie de la classe politique française actuelle rejette et discrimine les musulmans, en tout cas les pauvres, ceux des cités et des usines, car elle ne rejette certainement pas les milliardaires des théocraties du Golfe. Et il est compréhensible que nombre de jeunes se sentent victimes d’une oppression spécifique, qui existe bel et bien. »
On pourra noter ici que certaines formulations demeurent « ambiguës » mais, même si LO ne reconnaît ni n’explicite cette évolution, force est de constater que de « l’ânerie » à « l’oppression spécifique », du chemin a été parcouru au cours des dernières années, probablement en raison de la montée de plus en plus visible de l’islamophobie, a fortiori après les attentats de 2015-2016. Mais, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, on ne trouvera dans le reste du texte aucune analyse du développement de cette oppression que constitue l’islamophobie, ni aucune proposition concrète pour lutter contre la stigmatisation, les discriminations et les violences ciblant spécifiquement les Musulman-e-s (ou présumé-e-s tel-le-s). En lieu et place, LO se livre à une diatribe largement ignorante des débats et des travaux sur la question [3], visant ainsi à délégitimer par avance ceux qui mènent ces combats, et à proposer comme unique perspective la lutte contre la religion en général, et l’intégrisme islamique en particulier.
Le tout agrémenté d’attaques récurrentes contre le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), accusé entre autres de « [faire] preuve vis-à-vis de l’islam d’une bonne dose de démagogie » et, implicitement, d’avoir abandonné tout cadre d’analyse marxiste.
Déclarations d’intention et attaques mal ajustées
Dans un premier temps, l’article de LO entreprend de lister diverses initiatives organisées par la « galaxie de l’anti-islamophobie » (rassemblements, meetings, conférences, etc.) et de démontrer, en « présentant » diverses structures y participant, que ces initiatives ont été « des tribunes pour des organisations islamistes et communautaristes », avec la caution d’une partie de l’extrême-gauche. LO précise son objectif : « Ces différentes initiatives ne prêtent pas forcément à la critique. La question est de savoir qui organise ces initiatives, quelles idées s’y expriment, et ce que des militants qui se disent d’extrême gauche y font et y disent. » Une simple déclaration d’intention car même en lisant attentivement l’article, on ne saura jamais « quelles idées se sont exprimées » dans ces initiatives, ni ce que les militants d’extrême-gauche « y ont fait ou dit ».
Au lieu de cela, on devra se contenter d’une série d’attaques contre certaines des organisations et individus associés à ces rassemblements ou meetings qui, si elles comportent certaines critiques que nous pouvons partager, témoignent avant tout d’une méconnaissance profonde de ces organisations, voire d’une propension à la sélectivité qui confine à la mauvaise foi. On apprend ainsi que le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) pourrait être résumé au fait que l’un de ses porte-parole, Marwan Muhammad, est un « ancien trader » qui a par le passé fait tribune commune avec un imam intégriste, signé des textes avec un dirigeant associatif conservateur et « [qu’il] a affirmé que la polygamie ne le regardait pas ». C’est tout ? C’est tout.
On ne saura pas « quelles idées » le CCIF défend dans les initiatives incriminées (contre l’islamophobie ou l’état d’urgence), et l’on ne saura pas non plus, ce qui ne manque pas d’étonner venant de LO, qui n’a pas l’habitude d’oublier de proposer des analyses de classe, que cette « organisation communautariste » s’est prononcée, au printemps dernier, contre la Loi Travail, et a appelé à se mobiliser contre elle [4]. Aucune évocation, en outre, de la tribune signée en avril 2016 [5] par celui qui était alors porte-parole du CCIF Yasser Louati, qui fustigeait la politique antisociale de Valls et l’accusait de tenter de « voiler son bilan » par un discours stigmatisant les Musulman-e-s. Aucune mention, enfin, de cet article publié sur le site du CCIF en novembre dernier, dont le titre, explicite, n’aurait pourtant pas dû échapper à LO : « Le fiasco burkini : Une distraction de l’attaque contre les travailleurs de la loi Travail « El Khomri » » [6].
Quelques lignes sont également consacrées à l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), présente lors de l’une des initiatives incriminées : le meeting du 6 mars 2015 « contre l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire », au cours duquel, précisons-le puisque LO oublie de le faire, l’UOIF n’a pas pris la parole. Mais pas besoin, d’après LO, de parler des mots d’ordre du meeting, ni du contenu des interventions : la seule présence, parmi les signataires, de l’UOIF, suffit. Là encore, la démonstration est un peu courte. Ou alors il faudra que LO explique pourquoi, en octobre 2004, on pouvait trouver sur son site une invitation à se joindre à une manifestation « contre l’antisémitisme, le racisme et toutes les discriminations » [7] dont l’appel avait été signé par de nombreuses organisations [8], entre autres LO et… l’UOIF. Était-ce parce que LO estimait que l’enjeu était important et les mots d’ordre pertinents ? Probablement. Cela signifie-t-il que pour LO la lutte contre les discriminations subies par les Musulman-e-s et contre le « climat de guerre sécuritaire » serait un moindre enjeu ? Il semblerait que oui.
Faux arguments, vrais prétextes
Les « arguments » de Lutte Ouvrière sont en réalité bien faibles, et ressemblent davantage à des prétextes visant à justifier une non-implication dans la lutte contre l’islamophobie. L’article est en effet incapable de rapporter une seule phrase prononcée ou une seule idée défendue lors de ces différentes initiatives, qui permettrait de qualifier ces dernières de rassemblements « communautaristes » ou « islamistes ». Il ne s’agit évidemment pas d’adopter une posture acritique par rapport aux positions défendues lors de ces initiatives par les uns ou les autres, mais en l’occurrence LO fait l’impasse sur ces positions – tout en prétendant, rappelons-le, s’intéresser aux « idées qui s’y expriment ». Quelles étaient ces idées ? Une critique des politiques discriminatoires, autoritaires et guerrières du gouvernement, une dénonciation du racisme, de l’islamophobie, de l’antisémitisme, une solidarité avec les peuples opprimés, etc. Une réalité, chacun l’avouera, mal ajustée au cadre politique et théorique de LO. À moins que ce ne soit l’inverse ?
On s’épargnera ici, même si la tentation est grande, de trop en faire à propos des trois lignes consacrées au rassemblement organisé le 18 janvier à Paris contre l’islamophobie : « Lors du rassemblement du 18 janvier 2015, des jeunes brandissent des drapeaux algériens, turcs, marocains, des panneaux portant des sourates du Coran, et une grande banderole : « Touche pas à mon prophète ». » Des commentaires dignes d’un article de L’Express ou des pitoyables tentatives de délégitimation, de la part des officines sionistes, des manifestations de soutien au peuple palestinien. À ce propos, on ne peut manquer de remarquer que la méthode consistant à tenter de déceler à tout prix les traces d’ « intégrisme islamique » au sein des fronts de lutte contre l’islamophobie ressemble, à s’y méprendre, aux méthodes de ceux qui tentent de déceler à tout prix les traces d’antisémitisme au sein des fronts de lutte contre la politique de l’État d’Israël. « L’actuelle campagne ne doit pas faire perdre aux révolutionnaires toute boussole », nous avertissait LO au début de son article. Nous ne pouvons ici que lui retourner le compliment.
Derrière ces prétextes, difficile de ne pas percevoir l’absence totale de volonté, de la part de LO, de mobiliser concrètement contre l’islamophobie, et de participer à des fronts aux côtés d’organisations dont les anticapitalistes et révolutionnaires peuvent par ailleurs être très éloignés. Une politique que LO est capable de mener lorsque la « cause » lui semble juste, sans exiger de certificats de bonne conduite auprès de l’ensemble des composantes dudit front, quitte à renoncer parfois à certains principes qui semblent soudain intangibles lorsqu’il s’agit de travailler avec des organisations musulmanes.
On se souviendra ainsi que le 6 mars 2004, LO avait le choix de défiler, lors de la mobilisation annuelle pour la Journée internationale pour les droits des femmes, dans le cortège organisé par l’association Ni putes ni soumises (NPNS), laquelle avait refusé de signer l’appel du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF). Fadela Amara expliquait alors : « Aujourd’hui, la priorité, c’est de défendre les valeurs de la République laïque, ce n’est pas de se positionner contre le gouvernement. » [9] LO, qui estimait que l’urgence de l’heure, en plein « débat sur le voile », était d’exprimer sa solidarité avec des femmes dénonçant l’intégrisme islamique, avait décidé de défiler avec les « défenseurs des valeurs de la République laïque », et Arlette Laguiller s’était ainsi retrouvée, dans le carré de tête, aux côtés, entre autres, de Nicole Guedj, alors ministre du gouvernement Chirac-Raffarin-Sarkozy, connu pour se tenir en chaque occasion du côté des exploité-e-s et des opprimé-e-s. Bien étrange boussole, que celle de LO…
La « race » et le « féminisme blanc » : confusion théorique… volontaire ?
Les « attaques ciblées » de LO sont, on le voit donc, bien maladroites et peu convaincantes, en ceci notamment qu’elles révèlent des indignations – et des principes – à géométrie variable, et une ignorance des acteurs et des actions de la « galaxie de l’anti-islamophobie ». C’est probablement pour masquer ces paradoxes et cette ignorance que l’article développe, dans un second temps, une argumentation qui se veut plus « théorique », à propos notamment des concepts de « race » et de « féminisme blanc », mais aussi de l’analyse marxiste du phénomène religieux.
Concernant la race, LO fait mine de croire que parler de « racisé » implique d’affirmer l’existence des races au sens biologique, donc de s’aligner sur l’extrême droite (encore que l’extrême droite a aujourd’hui troqué son racisme biologique pour un racisme culturel bien mieux accepté dans le champ politique). Sont ainsi balayées d’un revers de main les implications sociales – matérielles et idéologiques – du racisme, qui se manifestent par une inégalité systématique de traitement entre blancs et non-blancs, autrement dit la construction sociale d’une domination blanche et d’une division qui tend à devenir structurelle au sein du prolétariat, entre ceux qui subissent des discriminations racistes et ceux qui, au contraire, n’en sont pas l’objet.
Nier ces implications sociales, c’est nier le racisme et refuser de voir que, selon qu’on apparaît blanc ou non (et l’on sait à quel point le fait d’être identifié comme musulman-e – Sarkozy avait parlé des « Musulmans d’apparence » – peut faire passer immédiatement du côté des non-blancs), l’accès à un emploi (et particulièrement à un emploi correctement payé, stable, etc.), ou à un logement, sera très inégal, que l’on ne fera pas l’objet du même traitement de la part des institutions (en particulier de la part de la police), que l’on souffrira de vexations régulières voire d’humiliations, etc. L’inexistence de races biologiques n’implique donc nullement l’inexistence d’une oppression et de divisions sociales sur la base de la couleur de peau ou de la religion.
En parlant de « racisés » ou de « races sociales », les militant-e-s de l’antiracisme politique (mais aussi nombre de chercheurs/euses en sciences humaines et sociales) ne disent donc rien d’autre que la persistance du racisme et des divisions matérielles qu’il crée, consolide et reproduit au sein même des classes populaires. Ce n’est pas là un débat strictement théorique, car une conséquence pratique en découle immédiatement : pour en finir avec ces divisions, il ne suffit pas de supprimer d’un trait de plume le mot « race », ou de le « bannir de son vocabulaire » (comme le dit l’article de LO) ; étrange manière, pour de prétendus matérialistes, de croire au pouvoir des mots (ou de leur absence). Pour en finir avec les « races » (au sens social), c’est-à-dire avec les divisions et discriminations raciales, il faut en finir avec le racisme en tant que système institutionnalisé !
Si LO est incapable d’admettre la persistance de groupes raciaux (qui sont le produits du racisme), mais aussi d’inégalités structurelles de genre, liées à la sexualité ou au handicap, c’est sans doute que ce simple constat dément l’idée d’une classe ouvrière homogène qu’un parti pourrait incarner par la mobilisation sur les seuls lieux de travail. Loin de dissimuler ces dominations sous le tapis de l’unité ouvrière, en niant ou minimisant les implications de ces oppressions, les anticapitalistes et révolutionnaires doivent les mettre au cœur de leur action afin, précisément, de réaliser l’unité de classe sur la base d’une égalité entre ses différentes composantes. Or cela exige un soutien actif dans l’auto-organisation des personnes opprimées, ainsi que la défense des revendications démocratiques qui émergent de leur côté. Que ce soit pour les femmes, les personnes victimes d’homophobie, d’handiphobie, de lesbophobie, de transphobie, etc., notre principe est le droit à ce qu’elles s’organisent, si elles le souhaitent, en non-mixité. L’émancipation des opprimé-e-s sera l’œuvre des opprimé-e-s eux-mêmes (et elles-mêmes) !
Cette attention constante à l’oppression – sous toutes ses formes et dans toutes les couches de la société, comme le défendait Lénine [10] – est une nécessité stratégique pour mettre en confiance les éléments les plus opprimés, mais aussi souvent les plus combatifs du prolétariat. En ce sens, l’existence et le développement de fronts féministes dirigés par des femmes, de même que d’autres initiatives auto-organisées, et donc potentiellement non-mixtes, telles que le camp décolonial, sont des signes encourageants pour le mouvement que nous voulons construire et pour l’unité de classe. Car celle-ci n’est jamais donnée ; elle est le produit d’un combat permanent contre tout ce qui, dans une société capitaliste concrète, travaille quotidiennement à diviser ceux et celles – les travailleurs/ses – qui devraient être uni-e-s, et à unir ceux et celles qui devraient être divisé-e-s – capitalistes et travailleurs/ses.
Tout mouvement contre l’oppression, et ce quand bien même ses animateurs/trices ne prétendraient pas poursuivre cet objectif, favorise donc un plus haut niveau d’unité de la classe des exploité-e-s, même lorsqu’il paraît au premier abord la diviser. Car c’est en tenant en compte des divisions réelles et en favorisant l’auto-organisation des opprimé-e-s en lutte pour abattre de telles divisions que l’on travaille concrètement à créer l’unité de classe, et non en appelant de manière abstraite à l’unité autour de revendications qui, même si elles doivent bien évidemment être défendues et popularisées, ne font pas disparaître par magie les inégalités et les divisions internes à la classe.
« Communisme et religion » ?
Les développements relatifs à l’analyse marxiste du phénomène religieux sont moins surprenants et originaux dans la mesure où ils font très largement écho à des débats que nous avons déjà eus, en des termes quasi-identiques, au cours des quinze dernières années. Il s’agit, au fond, d’une divergence quant aux conséquences pratiques à tirer de la nature contradictoire du phénomène religieux, telle qu’on la trouve résumée dans la célèbre formule de Marx : « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. » [11]
Une contradiction que Lutte Ouvrière se propose de résoudre comme suit : « Marx savait que les préjugés religieux étaient les conséquences de l’oppression, et qu’ils ne disparaîtraient pas avant une transformation profonde de la société […]. Pour autant, les marxistes ont toujours considéré la propagande antireligieuse comme indispensable. Être communiste, c’est être matérialiste, et être matérialiste, c’est être athée. On peut être athée et se battre, dans une grève, aux côtés d’un travailleur croyant. Mais cela n’empêche pas qu’il est du devoir de n’importe quel révolutionnaire communiste d’essayer d’arracher non seulement les militants qu’il veut gagner à sa cause, mais même ses camarades de travail et de lutte, à l’emprise de la religion. » Une proposition qui n’est en réalité qu’une négation du caractère contradictoire du phénomène religieux.
Car tout le problème est qu’« être matérialiste », c’est aussi avoir une approche matérialiste du phénomène religieux. Une approche matérialiste à laquelle LO renonce, en considérant « la » religion de manière essentialiste, comme une force réactionnaire partout et toujours, qu’il s’agirait de combattre en tout temps et en tout lieu par la diffusion d’une « propagande antireligieuse », indépendamment des rapports de forces politiques, économiques, sociaux, idéologiques. Une approche matérialiste résumée par Lénine dans un texte de 1909 [12], dans lequel il explique notamment que « la propagande athée de la social-démocratie [= des révolutionnaires] doit être subordonnée à sa tâche fondamentale, à savoir : au développement de la lutte de classe des masses exploitées contre les exploiteurs. » Quatre ans plus tôt [13], Lénine avertissait déjà : « en aucun cas nous ne devons nous fourvoyer dans les abstractions idéalistes de ceux qui posent le problème religieux en termes de « raison pure », en dehors de la lutte de classe, comme font souvent les démocrates radicaux issus de la bourgeoisie ».
Penser le phénomène religieux, c’est penser la réalité matérielle dans laquelle il s’inscrit : Marx et les marxistes l’ont maintes fois expliqué en soulignant le fait que les idées – y compris religieuses – n’existent pas indépendamment des forces sociales qui s’en emparent. « La » religion peut ainsi exprimer des dynamiques sociales et politiques diverses, voire contradictoires : viendrait-il à l’esprit de quiconque de prétendre que « la » religion catholique avait la même signification et la même portée, durant les années 1960-1970, pour les travailleurs d’Irlande du nord et pour les dignitaires du régime de Franco ? Évidemment, non. Léon Trotsky n’affirmait rien d’autre en 1933, à propos des États-Unis [14] : « le baptisme d’un Noir est quelque chose de totalement différent du baptisme d’un Rockfeller. Ce sont deux religions différentes. »
Il en va de même pour l’Islam aujourd’hui : l’Islam pratiqué, voire revendiqué, par certaines catégories de la population résidant en France, ne peut être considéré sur le même plan que l’Islam du régime saoudien ou du régime iranien, quand bien même il s’agirait, en dernière instance, du même « dogme religieux ». Dans un cas, l’Islam est une religion opprimée par l’État ; dans l’autre, elle est un outil d’oppression de l’État : voilà qui ne devrait pas laisser indifférent des militants se fixant pour tâche le renversement du capitalisme et de ses institutions.
Allons plus loin : dans bien des cas – analysés notamment par F. Engels, R. Luxemburg ou encore A. Gramsci [15] –, la religion a été le ressort de révoltes populaires, le langage dans lequel s’exprimait la volonté des opprimé-e-s de renverser le monde, et ainsi le véhicule de leurs aspirations progressistes voire révolutionnaires. Des chrétiens primitifs à la théologie de la libération en Amérique latine, en passant par des franges entières de la jeunesse chrétienne en France des années 1960-70, le « dogme » a pu être interprété dans un sens égalitaire et militant, inclinant à une action visant à faire advenir ici bas un monde libéré de l’exploitation et de l’oppression, sans attendre un quelconque salut dans l’au-delà.
Quand LO défend l’inversion de la hiérarchie des normes
Les marxistes doivent-ils pour autant renoncer à combattre, en France, l’influence des courants de l’Islam intégriste ? Évidemment, non ! Mais ce combat doit s’inscrire dans les rapports de forces réellement existants, et dans la configuration spécifique de la lutte des classes en France : pour paraphraser Lénine, ce combat est subordonné au développement des mobilisations concrètes contre la bourgeoisie et son État capitaliste. La question se pose donc en ces termes : dans la France de 2017, le développement de fronts luttant contre la fuite en avant autoritaire et guerrière de l’État et contre des discriminations qui non seulement pourrissent l’existence de millions de personnes mais qui, de plus, affaiblissent l’ensemble de notre camp social, est-il un élément positif, ou négatif, à l’échelle du rapport de forces global entre les classes ? La réponse est, de notre point de vue, dans la question…
L’obsession antireligieuse de LO conduit cette organisation à refuser de participer à des fronts qui sont pourtant autant de coins enfoncés au sein du « bloc historique » que la bourgeoisie française tente de consolider en ralliant à sa cause des fractions entières du salariat au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Dans ce domaine, LO pratique en réalité une inversion de la hiérarchie des normes, en subordonnant le développement de la lutte des classes à la propagande antireligieuse et au combat contre l’intégrisme. Car rejeter a priori toute alliance ponctuelle, autour d’une question – le racisme, ici sous la forme de l’islamophobie – qui structure profondément les sociétés capitalistes, et cela au nom de prétendus « principes matérialistes », c’est s’empêcher d’agir pour peser concrètement dans les rapports de forces politiques et sociaux.
En oubliant, au passage, l’un des acquis fondamentaux de Trotsky, dont LO aime pourtant se revendiquer, qui expliquait en 1928, à propos de l’hypothèse d’alliances avec le Kuomintang chinois : « Depuis longtemps, on a dit que des ententes strictement pratiques, qui ne nous lient en aucune façon et ne nous créent aucune obligation politique, peuvent, si cela est avantageux au moment considéré, être conclues avec le diable même. Mais il serait absurde d’exiger en même temps qu’à cette occasion le diable se convertisse totalement au christianisme […] » [16]. Que l’on ne se méprenne pas ici sur la référence à cette métaphore de Trotsky : nous ne souhaitons convertir personne au christianisme ! Mais il s’agit de souligner que dans d’autres contextes, les marxistes ont eu l’occasion, lorsqu’ils estimaient que la situation le nécessitait, de s’entendre avec des courants divers, voire fort éloignés, sans que cela ait signifié qu’ils renonçaient à leur indépendance.
Les fronts auxquels le NPA participe ne sont aucunement des cadres dans lequel nous nous lions les mains, ni des systèmes d’alliance qui nous obligeraient à renoncer à formuler nos critiques des intégrismes religieux, quels qu’ils soient. Contrairement à ce que veut laisser entendre LO, une initiative à laquelle est associé un individu ou un courant se revendiquant de l’Islam n’est pas mécaniquement une initiative prosélyte (comme les auteurs de la loi du 15 mars 2004, qui prétendent de manière absurde que le simple port d’un signe religieux est en lui-même un acte de prosélytisme). À moins de considérer que les Musulman-e-s seraient, indépendamment des positions qu’ils défendent et des propos qu’ils tiennent – puisque, rappelons-le, LO ne dit pas un mot du contenu des initiatives critiquées dans l’article, sont par nature prosélytes.
Musulman-e-s, donc intégristes selon LO ?
Il semble que selon LO, une alliance entre des Musulman-e-s et des marxistes signifie nécessairement que ce sont ces derniers qui « font des concessions », sans jamais se poser la question de savoir si lesdit-e-s Musulman-e-s n’essuient pas eux aussi de vives remontrances pour avoir accepté de se joindre à des initiatives où l’on retrouve également des athées, voire des communistes. Or, c’est le cas, avec des courants intégristes qui subordonnent toute activité à « l’islamisation » et critiquent sans ménagement ces Musulman-e-s accusé-e-s de compromission : soit une symétrie frappante avec les invectives de LO à l’égard d’une partie de l’extrême-gauche.
Et c’est un élément assez frappant que cette essentialisation des militants antiracistes musulmans comme forcément non-marxistes ou nécessairement issus de milieux réfractaires à la culture politique de la gauche radicale. Là où LO ne voit ainsi en Nargesse Bibimoune qu’une femme voilée (et à ce titre selon LO une « esclave volontaire »), nous savons également d’elle qu’elle fait partie d’une génération de militants radicalement anticapitalistes, dont les références théoriques sont Frantz Fanon ou Angela Davis. Comme elle le rappelle dans son livre Confidences à mon voile [17] : « Dis leur que ce n’est pas toi qui nous paye vingt-cinq pour-cent de moins que les hommes, dis leur que tu n’es pas responsable du fait que l’on se tape quatre-vingt pour-cent du travail domestique, dis leur que polémiquer sur toi c’est encore une fois questionner le paraître des femmes sans jamais se focaliser sur leur réflexion ».
LO reproche au NPA de mettre en avant des questions communautaires. Mais n’est-ce pas introduire la thématique identitaire – et contribuer à l’islamophobie – que d’assimiler une militante antiraciste à l’intégrisme islamique sous prétexte qu’elle porte un foulard ? Ces propos n’ont d’ailleurs rien à envier à ceux tenus par tant d’idéologues – de Fourest à Valls en passant par Finkielkraut, Zemmour et Badinter – qui travaillent depuis le milieu des années 1990 à transformer la laïcité et/ou le féminisme en instruments de stigmatisation et d’exclusion des musulmans, et singulièrement des musulmanes.
Toute une partie de la gauche et de l’extrême gauche – dont LO – a bel et bien été impliquée dans la mise en avant de thématiques identitaires et dans le développement de l’islamophobie au cours des 15 dernières années, passant notamment par l’exclusion et le mépris de la parole des personnes concernées (en premier lieu les musulmanes). Nous héritons de cette situation, et la faiblesse de notre camp social, aussi bien que la montée de forces réactionnaires et d’extrême droite de toutes sortes, est aussi un effet de notre incapacité à lutter, tous et toutes ensemble, contre l’offensive islamophobe qui sévit maintenant depuis tant d’années.
Conclusion
On pourrait se contenter, pour clore cette réponse, de noter que l’article de LO a recueilli l’accueil enthousiaste de Fourest et Clavreul – soutiens de Manuel Valls et défenseurs d’une vision intégriste de la laïcité, clairement tournée contre les Musulman-e-s – mais aussi de Natacha Polony, une figure de la pensée néo-conservatrice. Évidemment, on a les amis et les ennemis que l’on mérite. Mais l’essentiel n’est pas là : il est dans (au moins) trois divergences importantes entre nos deux organisations.
1- La première divergence concerne l’islamophobie elle-même. Contrairement à ce qu’écrit LO au début de son article, l’islamophobie va bien au-delà d’une simple « illusion », « diversion » ou « écran de fumée ». D’ailleurs, comme le rappelle Pierre Tevanian, « pour tous ceux qui ne sont pas enfumés, qui ne se la prennent pas dans la gueule cette fumée, ça a pour seul effet de les empêcher de voir une partie de la réalité. Mais pour ceux qui se la prennent en pleine face cette fumée, elle est dangereuse, elle est toxique, pour les filles voilées, pour leurs familles, pour les musulman- e-s en général. Cette loi n’a pas seulement pour effet de réduire leur champ de vision, mais de réduire leur champ de vie, de les virer de l’école, de les déscolariser, de les désocialiser, de les humilier, de les brutaliser à un âge où on est fragile. […] S’il y a écran de fumée, n’oublions pas aussi qu’il étouffe, il empoisonne une partie de la population » [18].
Avant de faire diversion ou de diviser, l’islamophobie constitue donc une oppression et c’est d’abord en tant qu’oppression qu’elle doit être combattue, parce qu’elle a des conséquences immédiates – matérielles, idéologiques et psychologiques – pour la vie de millions de personnes (en France et ailleurs), dont la grande majorité appartiennent aux classes populaires. C’est d’ailleurs parce qu’elle n’est pas un simple « écran de fumée », mais une oppression suscitant et reproduisant des divisions réelles au sein des classes populaires, qu’elle peut jouer actuellement un rôle si central dans les stratégies de la classe dirigeante française. Depuis une quinzaine d’années, c’est ainsi sur le dos des Musulman-e-s (mais aussi des immigré-e-s), donc sur le terrain identitaire et raciste, que les gouvernements successifs ont cherché à obtenir le consentement d’une partie au moins des travailleurs/ses à l’ordre capitaliste – là où, sur le terrain social, les travailleurs/ses restent massivement opposées à la purge néolibérale et aux politiques d’austérité.
2- Une deuxième divergence concerne le rapport aux premiers/ères concerné-e-s par cette oppression. L’offensive de l’été dernier autour du « burkini » a constitué de ce point de vue une leçon de choses : ce sont toujours aux femmes qu’on impose des injonctions vestimentaires, dans un sens ou dans un autre. Or ces injonctions participent de l’oppression des femmes, du contrôle que certains tentent de s’arroger sur leurs corps. C’est pourquoi en août dernier, en manifestant sur la plage de Port-Leucate contre la décision municipale d’interdire sur les plages le port du « burkini » (décision qui a d’ailleurs été retoquée par le Conseil d’État), nous chantions « trop couvertes ou pas assez, c’est aux femmes de décider ». Pour le dire autrement, à l’instar de la quasi-totalité des mouvements féministes dans les pays majoritairement musulmans, mouvements parfois de masse que LO choisit de superbement ignorer, nous sommes tout aussi opposé-e-s à ceux qui veulent imposer à une femme de porter tel ou tel vêtement qu’à ceux qui veulent lui imposer de le retirer.
Plus largement, nous considérons que l’auto-organisation n’est pas un slogan pour les jours de fête : les militants anticapitalistes et révolutionnaires n’ont pas à sermonner de manière paternaliste les opprimé-e-s sur la meilleure manière de mener leurs luttes. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas attendu LO pour défendre leurs intérêts, et ils auraient pu attendre longtemps, tant – comme on l’a vu – LO se montre davantage soucieuse de dénoncer la lutte contre l’islamophobie que d’y contribuer. Ce que nous pouvons, en tant que militant-e-s et en tant qu’organisation, c’est nous faire les meilleurs alliés des luttes que mènent les opprimé-e-s, en popularisant leurs mots d’ordre, revendications et propositions quand ils nous paraissent aller dans le sens d’une politique d’émancipation et des intérêts fondamentaux de notre camp social.
C’est seulement en participant à des fronts communs et en menant des batailles communes que nous pourrons convaincre que, pour en finir réellement avec les oppressions, il faudra bâtir une unité de classe et abattre le pouvoir capitaliste par des moyens révolutionnaires. Or, dans ce combat pour l’émancipation du genre humain, ce qui compte ce n’est pas l’opinion des exploité-e-s et des opprimé-e-s sur Dieu, le salut ou l’origine du monde. Comme l’affirmait Lénine, « l’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre nous importe plus que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel » [19].
3- Une troisième divergence tient, enfin, dans la conception de la politique pour une organisation révolutionnaire. Comme l’illustre sa campagne présidentielle, LO se caractérise plus que jamais par une vision très étroite de la lutte politique, réduite en bonne partie aux conflits sur les lieux de travail, à la défense d’un programme d’urgence composés de revendications indispensables mais strictement économiques (augmentations de salaires, interdictions des licenciements, etc.) et à une propagande abstraite pour « le communisme » (dont LO ne dit à vrai dire pas grand-chose si on y prête attention). Comme nous l’avons écrit plus haut, ce réductionnisme économique est à mille lieues de la pratique politique qui fut celle de Marx, Lénine, Trotsky ou Luxemburg. Si une organisation à prétention révolutionnaire se complaît dans une posture de gardienne du dogme et dans une routine essentiellement destinée à s’auto-reproduire, se montrant dès lors incapable de contribuer activement aux batailles politiques menées actuellement contre l’islamophobie, l’état d’urgence ou les guerres impérialistes, quelle peut être son utilité pour modifier réellement le rapport de forces en faveur des exploité-e-s et des opprimé-e-s ?
Julien Salingue, Christine Poupin, Ugo Palheta, Selma Oumari