Leïla Chaibi est fondatrice des collectifs La pelle et la pioche, Jeudi noir et Génération précaire. Candidate du Parti de gauche à Paris lors des municipales de 2014, elle s’est largement investie, en amont puis sur le temps long, dans le mouvement Nuit debout.
Regards. Vous faites partie de la quinzaine de personnes à l’initiative de la première occupation de la place de la République, le 31 mars dernier. Vous attendiez-vous, alors, à un tel succès ?
Leïla Chaibi. Depuis des semaines, on parlait du fait qu’après la manifestation du 31 mars, les gens se rencontrent, qu’il y ait une assemblée et des concerts. Mais on n’avait jamais imaginé que cela continue les 32, 33 mars, et ensuite pendant deux mois et demi. Compte tenu des conditions météo pourries du 31 mars, qui n’auraient pas pu être pires, nous nous sommes dit, le matin, que si nous étions cent ou cent cinquante personnes place de la République, ce serait déjà bien. Au final, des centaines voire des milliers de personnes ont convergé le soir sur la place. Il y avait du monde devant le concert de HK et les Saltimbanks, à l’AG, devant le film Merci patron !, au stand des repas à prix libre… Nous avions déposé une déclaration pour trois jours en préfecture, sur les conseils du DAL, mais c’était vraiment « au cas où ». Nous ne voulions surtout pas annoncer vouloir refaire les Indignés, avoir les yeux plus gros que le ventre. Dans la soirée, en voyant la foule nous avons commencé à passer le message que cela continuerait quelques jours. En se disant : « Allez, on tente ». À 5h30 du matin il y a eu évacuation, mais le lendemain, puis le surlendemain, les gens sont revenus.
« Nous avons créé les conditions de notre débordement, et les gens ont pris le relais »
Quel a été votre rôle par la suite, en tant que groupe initiateur ?
En préparant le 31 mars, nous avions envisagé à un moment d’écrire une espèce de plate-forme commune, qui contiendrait ce qui nous réunit. Puis rapidement, nous nous sommes dit qu’il ne fallait surtout pas le faire, pour ne pas retomber dans les éternelles guerres de chapelle et les débats infinis, dans lesquels chacun arrive avec son point de vue et défend son bout de pain. Nous avons plutôt décidé de nous cantonner à un rôle logistique, en faisant en sorte que l’organisation soit au point le 31 mars. Nous n’avions pas du tout anticipé l’après-31. Beaucoup de jeunes sont alors arrivés. Ils n’avaient pour la plupart jamais mis les pieds dans une organisation politique, militante ou syndicale. Nous avons créé les conditions de notre débordement, et ils ont pris le relais. Le premier week-end, nous avons tenu une sorte de réunion de passation entre les différentes commissions. De nouvelles commissions se sont créées.
Comment êtes-vous encore intervenue personnellement, par la suite ?
J’ai lâché toute la partie programmation et logistique dont je m’occupais avec Johanna de Fakir pour le 31 mars. Je me suis investie en continuité dans le groupe de travail sur les déclarations en préfecture avec le DAL, sachant que nous en déposions une par jour. Cela consistait à gérer ces déclarations et les convocations chez le préfet quand il y en avait, faire en sorte que les signataires soient présents sur la place... Je me suis aussi investie dans la commission quartiers populaires-banlieues. J’ai également dû redonner la priorité à mon boulot. Dans le cercle des initiateurs, nous avons évidemment tous un travail ou une vie de famille, ce qui nous a encouragés à passer la main après le 31 mars.
Fréquentez-vous toujours ces commissions ?
Je me suis rendue place de la République tous les soirs après le boulot, pendant un mois et demi. Mais ça n’était pas tenable pendant des mois et des mois. Honnêtement, j’y passe beaucoup moins ces derniers temps. Mais nous ne sommes pas indispensables. Ce qui s’est passé de génial, rapidement, c’est la reprise en main de ce mouvement par de nouvelles personnes.
« Les deux objectifs de la convergence des luttes et de la convergence des gens ont été atteints en partie »
L’affluence et la politisation de ces nouveaux arrivants constituent-elles le principal succès du mouvement ?
À la base, il y avait deux objectifs : la convergence des luttes, et la convergence des gens. Il y a eu des dissensions internes, et certains ont voulu opposer ces deux aspects-là. Soit le but était de construire un mouvement très inclusif, ouvert à tous, afin de libérer la parole. Soit, au contraire, il convenait de faire converger les gens qui étaient déjà en lutte, c’est-à-dire les différentes composantes du mouvement social. Personnellement, je pense que ces deux objectifs se complètent, ne sont pas du tout contradictoires, et ont même été atteints en partie. Pour la convergence des luttes, République s’est constitué en une sorte de point de rencontre de nombreux secteurs mobilisés. Agriculteurs en lutte, intermittents, syndicalistes… tous sont passés sur la place. J’ai pu observer qu’au sein de la commission banlieue, un grand travail a été fourni pour faire la jonction entre les réseaux des quartiers populaires et des réseaux de militantisme plus classique, ainsi que le DAL [1]. Ces réseaux, qui avant ne se parlaient pas, vont maintenant continuer à travailler ensemble.
Et cette « convergence des gens » ?
Nuit debout a réussi à attirer et politiser tout une partie de la population. Évidemment, il y a des limites. Dès le départ, Nuit debout s’est demandé comment ne pas être un mouvement exclusivement parisien, comment élargir sa base sociale. Nous n’y sommes pas complètement parvenus, mais de nombreux participants ne s’étaient jamais mobilisés auparavant, d’autres avaient lâché le combat depuis longtemps. Ces gens-là, maintenant, sont mobilisés, ils ont relevé la tête. Si on ajoute le contexte particulier du 49.3 et des violences policières, ce mouvement a été un important facteur de politisation pour cette génération.
« On est dans un période de mutation du mouvement. Mais il est trop tôt pour savoir vers quelle forme »
Le bilan dressé semble positif…
Je pense qu’il est trop tôt pour tirer un bilan. J’ai connu par le passé des actions durant lesquelles on tirait des plans sur la comète, notamment la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2012 – quand nous avons sérieusement pensé approcher les 20%. J’ai pu observer que, lorsqu’on espère beaucoup, on peut tomber de haut. Là, nous n’avons pas voulu faire de pronostic, à la fois parce que nous ne voulions pas être déçus, mais aussi parce que, dès le 31 mars, nous nous sommes vite senti débordés. Quelque chose d’assez magique était en train de se produire, et cela aurait été le gâcher que de vouloir aller trop vite, comme par exemple de parler de débouchés politiques. Si débouché politique il doit y avoir, ce sera sous une forme nouvelle, conforme à ce qui est raconté à République : la critique de la politique institutionnelle, de la démocratie parlementaire actuelle... Et puis, sans vouloir faire de copier-coller avec le cas espagnol, il faut aussi se rappeler qu’entre les Indignés et Podemos, deux ans et demi se sont écoulés.
Vous parlez principalement de Nuit debout au passé. Même si vous affirmez qu’il pourrait avoir des débouchés dans le futur, considérez-vous le mouvement, en tant que tel, terminé ?
Pas du tout, car ce mouvement-là nous a appris que faire des pronostics était périlleux. Même s’il n’y a plus grand monde place de la République, je vois toujours autant d’activité dans les discussions sur Internet. L’occupation de place ne paraît plus d’actualité, on semble passé à l’étape d’après. Tous les gens qui sont venus sont désormais de la main-d’œuvre pour toutes sortes d’actions, comme les blocages. On est dans un période de mutation du mouvement. Mais il est trop tôt pour savoir vers quelle forme. Et, de plus, des occupations de places pourraient très bien reprendre à la rentrée. À un certain moment, nous redoutions de dériver vers ce qui avait été dénoncé pour Occupy Wall street, c’est-à-dire un mouvement qui tombe amoureux de lui-même. L’idée qu’on se satisferait d’occuper une place et d’y libérer la parole, tout en étant déconnecté du reste du monde… Au contraire, ce mouvement-là a bien prouvé qu’il s’inscrivait dans le rythme du mouvement social contre la loi El Khomri, avec des gens qui n’avaient auparavant pas milité et qui étaient les premiers à partir dans des actions de blocage avec des syndicalistes. La jonction s’est opérée.
Entretien par Manuel Borras
Notes
[1] Cela a notamment aboutit, le 5 juin, à une marche organisée à Romainville.