J’adresse cet appel à tous les anciens déportés politiques, aux deux grandes organisations de déportés en France : la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes et la Fédération nationale des déportés et internés de la Résistance (et donc très officiellement à leurs directions) ; à tous ceux qui, après avoir vécu l’univers concentrationnaire, en portèrent le témoignage ; enfin à tous les anciens déportés étrangers et à leurs organisations.
Depuis cinq ans, des témoignages accablants sont produits en nombre toujours plus considérable sur les camps de déportation soviétiques. La guerre, qui a ouvert au monde les camps nazis pour les anéantir ensuite, a brisé de façon définitive le silence des territoires lointains de la Russie. Il a fallu que des étrangers soient déportés par milliers, puis que des nécessités militaires les rendent à la liberté pour que lentement se dresse un extraordinaire paysage concentrationnaire.
Et, déjà, c’est la grande variété de ces témoignages qui devrait frapper l’attention : documents si pareils aux nôtres de Polonais, les uns bourgeois conservateurs, les autres indifférents à la politique ou socialistes ou même communistes ; longs récits de communistes d’Allemagne ou d’Europe centrale, de Juifs simplement juifs ou de sionistes ; rapports de fonctionnaires de la NKVD ayant fui, pas toujours pour des raisons honorables ; de Russes, des Russes de tous les jours échappés grâce à l’aventure de la guerre ou de l’occupation ; de républicains espagnols ; enfin les textes législatifs soviétiques eux-mêmes. Il n’est pas possible d’imaginer un complot de cette taille, que tous ces gens-là mentent et de façon si pertinente, en imitant si bien ce ton qui fut le nôtre à notre retour. Le nombre et leur insistance, le caractère même de cette insistance vous obligent à ne pas les récuser sans les entendre, sans examiner le dossier, sans exiger que les pièces soient fournies.
C’est que nous sommes méfiants. Nous avons appris la méfiance systématique. Si M. Vichinsky nous dit qu’il s’agit de camps « correctifs », où l’on redresse l’homme par le travail, nous demandons à voir. Il n’y a pas si longtemps, Himmler dressait sur nos têtes cette pancarte de Sachsenhausen : LE TRAVAIL PAR LA JOIE. Et je me souviens de ce Russe pendu dans notre dortoir pour avoir failli à son devoir en fuyant « lâchement » son travail. Et qui donc parmi nous a oublié que nous étions internés pour que le peuple soit protégé de nos méfaits et pour nous protéger du juste ressentiment populaire ?
Nous devons être méfiants. En particulier, nous devons être méfiants à l’égard des « autorités » qui tiennent fortement en laisse le chien dressé à la chasse à l’homme, sous prétexte que cet homme est mauvais. Vous vous souvenez des chiens ? De belles bêtes au poil luisant, aux crocs solides. À Neuengamme, de l’autre côté des barbelés, les gardes S.S. s’égayaient le matin à les exciter. Nous, on regardait avec envie leur pitance. Aussi, lorsque je lis aujourd’hui qu’on se sert parfois des chiens dans les baraques, le jour pas encore levé, pour presser le déporté soviétique à l’appel du travail, ou que la bête mange ses quatre cents grammes de viande fraîche par jour tandis que le détenu le mieux nourri n’en reçoit que huit cent quatre vingt dix grammes par mois, je n’accepte pas cela pour argent comptant, certes, mais je me méfie. Et lorsque, par ailleurs, on me dit que la sentinelle d’un de ces misérables kommandos d’avant-garde, qui ont pour tâche de construire les premières baraques d’un camp, apostrophait ainsi ses hommes pour les exciter à la peine : « Construisez votre vie », cela évoque pour moi des souvenirs singulièrement précis.
Vous ne pouvez pas récuser ce rôle de juge. C’est précisément votre tâche la plus importante à vous, anciens déportés politiques Vous savez bien que cette accumulation de témoignages vous traque. Elle est plus rusée que les ruses de votre refus. Et voilà que la législation soviétique elle-même ne vous offre pas de salut. Elle ne dispose d’aucun prétexte à votre repos.
Le Code soviétique du « travail correctif » vient d’être publié récemment à l’étranger. Je ne citerai ici que deux articles mais qui méritent votre intérêt. L’article 129 rappelle qu’en date du 27 0ctobre 1934, « les institutions du travail correctif ont été transférées de la juridiction des ministères républicains de la Justice à la NKVD de 1’URSS ». Lorsque la plus haute instance policière d’un régime prend en charge la rééducation des citoyens, c’est plutôt, ne trouvez-vous pas, mauvais signe ? En tout cas, ce n’est pas l’apaisement que nous pourrions souhaiter. Ce l’est d’autant moins qu’il existe un article 8 que voici : « Sont dirigés vers le travail correctif ceux qui ont été condamnés : a) par sentence prononcée par un tribunal ; b) par décret d’un organisme administratif. » Il n’est pas de glose possible : la loi reconnaît et approuve la déportation sans jugement. Chaque paragraphe de ce code nous interdit de jouer les Ponce Pilate.
Les bateleurs cyniques tendent un piège aux gens honnêtes et simples. « Certes, disent-ils, qui d’entre nous serait contre ce désir de justice ? Nous le partageons avec vous. Mais alors procédons à une enquête sérieuse. Que pensez-vous du problème noir aux États-Unis ? De l’exploitation des ouvriers dans les bagnes capitalistes ? Du régime des prisons en Indonésie ? » Le malheureux se dit alors que l’histoire a toujours connu l’injustice et que c’est là fardeau trop lourd pour ses épaules. Le tour est joué. Le saltimbanque a obtenu ce pour quoi on le paye : l’autre a renoncé. Mais qui parmi nous se laisserait piper si aisément ? Certes, dans tous les pays du monde le malheur social, à des degrés divers, pèse sur l’homme. C’est pour ne pas avoir admis ce statu quo de l’histoire que beaucoup d’entre nous se sont trouvés dans les camps. Mais nous savons aussi que pour lutter avec quelque chance d’efficacité contre l’exploitation de l’homme, il faut concentrer les coups sur le système qui la rend la plus impitoyable, porte ses atteintes le plus loin, ferme le plus rigoureusement tout avenir de libération. Nous ne parlons pas de l’injustice en général, mais de cette injustice précise qu’on nomme concentrationnaire. Le maladroit qui veut détourner nos regards sous prétexte qu’ailleurs aussi des croix sont dressées ne se rend pas compte de son aveu. Ce sont les mille accusations des victimes qu’il reconnaît. Il prétend seulement qu’elles se confondent dans l’universelle plainte séculaire des peuples. Comment vous, les anciens des camps, auriez-vous reçu l’audacieux qui aurait prétendu, par ce même jeu de passe-passe, excuser le nazisme ?
Vous vous souvenez sans doute de ce sourd malaise qu’éveillaient à Buchenwald les bâtisses de pierre. Elles étaient construites pour durer. Elles donnaient à la ville concentrationnaire son éternité. Elles l’établissaient dans le temps. C’est le même sentiment qui vous prend à l’examen du dossier russe. L’immensité et la stabilité de l’institution stupéfient même après la leçon allemande. Tenez, ce trait parmi tant d’autres : les transports. Vous retrouverez dans les témoignages de Russie tous les types que nous avons connus, jusqu’à la plate-forme avec ses ventres glacés et ses pieds gelés, jusqu’à la puanteur des cales de bateaux, la puanteur de ces masses d’hommes qui crèvent sur leurs excréments. Mais il en est un autre, un nouveau : les Russes ont, paraît-il, des trains spéciaux pour détenus ; d’anciens wagons de voyageurs transformés (verres dépolis, cloisons supprimées et remplacées par des grilles de fer pour que le garde du couloir puisse surveiller les prisonniers) ou encore, pour les transports de huit cents à deux mille déportés le long de plusieurs semaines, ces wagons de marchandises aménagés (une ouverture dans le plancher munie d’un tube de fer comme w.-c., deux ou trois rangs de châlits en hauteur) dont les guérites sont reliées téléphoniquement au wagon du commandant ; et la nuit le convoi éclairé par des fusées. Combien ces petits détails sont inquiétants par l’expérience calculée qu’ils supposent, cette expérience particulière des institutions permanentes.
Institution imposante dans l’État et qui fait de la police une puissance sociale, un corps groupé, organisé, bien défendu, de propriétaires de main-d’œuvre. L’Administration centrale des camps, le « goulag », avec ses multiples services, est un des plus grands trusts économiques de l’U.R.S.S. Les contrats que passe la police sont calculés sur la base du coût normal de la main-d’œuvre libre, et, puisque le déporté coûte bien moins cher, la considérable différence est absorbée par la corporation policière. Une fois encore, le concentrationnaire nourrit son gardien. La S.S. n’était arrivée à cette éminente fonction sociale qu’aux toutes dernières étapes de son existence.
Certains, peut-être, vont soulever la question sans attendre : « Mais enfin, cette main-d’œuvre, cette matière première humaine, de qui est-elle composée ? » Et, tout de suite, la seconde réplique se laisse soupçonner : « Si ce sont des S.S., des nazis camouflés, des réactionnaires féroces ou des criminels de droit commun, qu’avons-nous à faire dans leur galère ? » Le vrai, c’est que nous ne pouvons admettre le camp de concentration pour personne, pas plus pour le criminel de droit commun que pour nous. Que l’on m’entende bien : je ne parle pas ici du camp d’internement, mais du camp de concentration véritable. Il est beaucoup plus salubre d’exécuter le S.S. que d’en faire à son tour un concentrationnaire. Le monde concentrationnaire se développe comme un cancer dans la société : il corrompt aussi bien le bourreau que la victime. Il ne pourra jamais être, et quelles que soient les intentions et les bonnes volontés, un accident sur la voie de l’émancipation humaine. Là où il paraît, l’homme, maître ou esclave, est immanquablement perdu. Constater sa présence, c’est formuler la plus grave condamnation contre un régime.
Et si l’entendement de cette aventure ne nous était pas donnée ; si, par invraisemblable, nous qui avons vécu cette marée de désastres nous ne pouvions saisir, je dirais intuitivement, la catastrophe qu’elle prépare – alors souvenons-nous de nos misères. Nous voilà de nouveau des hommes. Nous pouvons prendre la mesure de l’événement, prévoir l’avenir, calculer nos sécurités. Nous sommes comme des dieux. Mais nous avons été cette foule abandonnée qui ne peut rien préparer pour sa défense, qui ne peut, tout entière livrée aux chiens, que se précipiter dans la peur démente. Si j’en crois ce qu’on en dit, c’est la même foule qui hante les camps soviétiques.
De quel droit serions-nous le pharisien qui sépare le juste du méchant ? Accordons-leur la fraternité ancienne de nos ruines. Que n’aurions-nous pas donné alors pour qu’une main se tende vers nous sans qu’elle ait exigé au préalable la confession de nos péchés ?
Le monde concentrationnaire a ses lois. En Russie comme en Allemagne, les criminels de droit commun sont les instruments furieux de la vengeance des maîtres. Ils dominent par la terreur, la rapine. Les récits des rescapés sont jalonnés par cette peur paralysante des criminels.
D’autres sont là pour « délits contre le mode de vie ». Ils se confondent avec nos condamnés pour marché noir et nos asociaux. On trouve dans leurs rangs aussi bien des fonctionnaires qui se sont livrés aux profits de la spéculation que des condamnés sexuels. Ils fournissent de forts contingents à la bureaucratie concentrationnaire. On rencontre aussi des religieux mystiques (proches parents des « témoins de Jéhovah »), la risée des autres détenus. Ils refusent tout travail et sont, en conséquence, voués à une mort plus ou moins rapide. Enfin, le vaste groupe hétéroclite des politiques : paysans, véritable infanterie des camps, hostiles à la collectivisation ; communistes étrangers ; beaucoup de Juifs accusés d’espionnage ; frontaliers polonais, chinois, coréens ; catholiques, baptistes, membres de l’Église orthodoxe ukrainienne ; fonctionnaires condamnés pour délits politiques dont un grand nombre d’authentiques staliniens ; des condamnés pour crimes de guerre : collaborateurs, anciens prisonniers de guerre ou travailleurs forcés déportés en Allemagne ; ressortissants des pays occupés. Le monde concentrationnaire, en quelque endroit de la planète qu’il se rencontre, est toujours une Babel.
Dans ce tumulte de coups et de vols se reproduit comme une hallucinante répétition le portrait de l’homme concentrationnaire. Il a faim. Toutes les maladies engendrées par la misère physiologique travaillent son corps. Il a peur. Il vit dans les mêmes baraques de bois que nous, ou sous la tente, ou dans des maisons de terre qui s’enfoncent comme des caves. Son destin s’enferme entre les mêmes barbelés, les mêmes miradors. Il peine jusque bien au-delà du pouvoir de ses muscles sous la menace des chiens et des fusils. Comme nous il porte des loques infâmes, comme nous il n’a ni les moyens ni le temps de se laver. Il se lève, lui aussi, avant le jour, et le soir, au retour épuisé des chantiers, il fera la queue, une queue interminable, aux abords d’un hôpital sans médicaments. Au milieu de la nuit, quelque temps qu’il fasse, on le réveillera à coups de trique pour décharger des wagons. Je vous affirme que je résume littéralement des centaines de rapports, et il en existe des milliers.
Je ne puis, dans l’espace de cette lettre, citer beaucoup. Cependant, voici quelques textes choisis au hasard parmi tant d’autres : « Les conditions de travail étaient presque toujours meurtrières pour nous. On nous contraignait à travailler par une température de 40° C au-dessous de zéro. On ne renvoyait les hommes dans les baraques que si le froid était encore plus intense. On ne tenait compte ni de la pluie ni des tempêtes de neige. La neige jusqu’à la ceinture n’empêchait pas de faire abattre les arbres dans les bois. En tombant, l’arbre s’abattait sur les ouvriers ou sur leurs voisins qui, ensevelis dans la neige jusqu’à la ceinture, ne pouvaient éviter d’être renversés. En été, le fauchage du foin sur le terrain marécageux obligeait à rester dix ou douze heures les genoux dans l’eau ou dans la boue. Il en était de même pendant l’extraction de la tourbe. On étendait la nuit, près des poêles, les vêtements mouillés de neige ou de boue. La vapeur nauséabonde rendait l’air de la baraque encore plus malsain et les vêtements ne séchaient jamais complètement. La plupart devaient, le matin, endosser des haillons humides. Dans ces conditions, les prisonniers tombaient sans cesse malades. La grippe, la bronchite, la pneumonie, la tuberculose (les poitrinaires n’étaient pas séparés de nous, et s’ils avaient moins de 38,5° C de fièvre ils n’étaient pas dispensés de travailler), la malaria et autres espèces de fièvres locales décimaient les hommes. Le scorbut s’était diffusé. Les plaies s’ouvraient, les abcès suppuraient. La gangrène était fréquente et nécessitait l’amputation des doigts, des mains et des pieds. Les hommes avaient continuellement les extrémités gelées et l’on devait en amputer beaucoup. On considérait les maladies comme un bonheur, si toutefois le malade pouvait entrer à l’hôpital. Souvent les prisonniers se mutilaient exprès, pour ne plus travailler. Les cas où ils se coupaient les doigts, les mains ou même les pieds devenaient fréquents. On faisait travailler les hommes de vive force. Ceux qui résistaient étaient enfermés dans la prison (au froid, sans leurs vêtements de dessous, avec trois cents grammes de pain et la soupe une fois par jour). Le refus de travailler était passible de la peine de mort. On lisait souvent devant nous de pareilles sentences. Cependant, avant d’écrire les protocoles formels de refus, on obligeait les prisonniers à travailler en les battant, en leur donnant des coups de pied, les traînant par les pieds dans la boue ou dans la neige, lançant les chiens contre eux, les frappant avec la crosse du fusil, les menaçant du revolver ou de la baïonnette. (3683, JO, né en 1905, juriste) »
« Je fus témoin de l’exécution de Goszczynski d’environ vingt-cinq ans, le I5 août 1941, durant le travail à “Peckorievy”, dans la 13e division et la 30e colonne. Uniquement parce qu’il était malade, il ne s’était pas mis à travailler quand le gardien l’avait appelé.
M. Rudek, de Tarnopol, s’éloigna de dix à quinze mètres du lieu de travail pour cueillir quelques baies. Le gardien s’en aperçut et sans aucun avertissement commença à tirer. Après le premier coup, M. Rudek tomba et se mit a crier (il était probablement blessé) ; le gardien s’approcha alors et tira encore une fois, lui donnant ainsi le coup de grâce. »
« Le prétendu hôpital se distinguait du reste du camp seulement par le fait qu’on y distribuait une nourriture relativement meilleure ; il n’y avait pas, pour ainsi dire, de médicaments. Les soins consistaient à donner à tous les malades une goutte de solution de permanganate de potasse. Pendant son inspection, l’infirmier du camp me fit mettre à la porte et ordonna de distribuer de l’eau en disant aux malades que c’était un “médicament étranger”. »
Sous la haute direction de la police secrète, les camps, comme en Allemagne, sont gérés par les détenus. Ils se transforment ainsi en une authentique société avec ses classes et leur hiérarchie. Le commandant du camp doit être un homme libre et généralement aussi, depuis quelques années, le responsable de la rééducation. La bureaucratie, composée de détenus, parait numériquement plus importante que ne l’était la nôtre et remplit des tâches plus complexes. Non seulement elle comprend les mêmes hiérarchies que dans les camps nazis (responsables des bâtiments, de la cuisine, de l’hôpital, du travail, des services administratifs, etc.), mais elle y ajoute encore un grand nombre de fonctions économiques : les planificateurs, les statisticiens, le responsable pour l’établissement des normes de travail, etc. Une équipe de travail (ce que nous appelions un kommando et qu’ils nomment une brigade), comprenant de vingt-cinq à quarante détenus, a non seulement à sa tête un brigadier (notre Kapo), mais aussi un « diesiatnik » qui calcule les normes de travail pour le groupe dans son ensemble et pour chacun de ses membres. Le soir, c’est lui qui fera le rapport sur le travail effectué et établira les pourcentages, et ceci pour chaque individu. C’est une fonction extrêmement importante, puisque la nourriture distribuée dépendra de ce rapport. Le « diesiatnik » est donc un puissant personnage concentrationnaire.
Les rapports sexuels sont interdits dans les camps russes comme ils l’étaient dans les camps allemands. Le problème ne se pose d’ailleurs pas pour la moyenne des détenus sous-alimentés. Cependant, si l’aristocratie se définit par ses privilèges d’autorité, de nourriture, de logement, comme à Buchenwald, il ajoute un trait nouveau : « l’épouse du camp ». Les femmes sont, en effet, mêlées aux hommes dans les camps russes. D’après la plupart des documents, elles représenteraient 10% du chiffre total des prisonniers. Elles doivent très rapidement, semble-t-il, se livrer à la prostitution pour vivre. Seul l’aristocrate possesseur de nourriture et de pouvoir peut disposer d’une femme. « L’épouse du camp » devient donc en un certain sens le signe de la richesse concentrationnaire.
Le plan de production domine non seulement la vie des camps mais aussi leur structure. Et je crois que nous tenons là le trait essentiel du visage concentrationnaire russe, son âme même.
La figure administrative des camps nous montre à sa limite inférieure un groupe élémentaire de travail (flanqué parfois d’équipes volantes) qui réunit vraisemblablement de six à huit cents détenus et que certains nomment un « carré ». Il correspond apparemment à nos petits Kommandos extérieurs. Plusieurs de ces « carrés » forment une « division » et plusieurs « divisions » une « région ». C’est déjà un ordre de grandeur assez élevé puisque la région comprend de grosses agglomérations concentrationnaires, de véritables cités « abritant » chacune quelques milliers de déportés. Enfin un certain rassemblement de « régions » aboutit à un organisme administratif supérieur désigné comme « système de camps ». C’est une unité administrative considérable et, ce qui est plus important encore pour la signification générale, une unité économique exactement définie.
Dans l’axe de cette structure se développent, semble-t-il, trois types de « Lager » : les camps de travail, de très loin les plus nombreux (ils sont, si je puis dire, les cellules proliférantes) ; à de rares exemplaires, des camps dits sanitaires où l’on se préoccupe de remettre en état de produire la main-d’œuvre (et qui sont donc d’un climat de vie sensiblement meilleur) et, à la tête des unités administratives, des camps de répartition qui jouent le double rôle d’énormes réserves de forçats en fonction tout à la fois des exigences du plan et des indices de mortalité. Le rôle de ces puissantes villes concentrationnaires peut être, pour certains aspects, comparable, mais à un degré bien plus élevé, aux rapports qu’avaient établis des cités comme Buchenwald, Neuengamme ou Sachsenhausen avec leurs kommandos extérieurs. Kotlas, par exemple, sur la Dvina septentrionale, dessert plusieurs « systèmes de camps » entre la Dvina et l’Oural ; Boukhta-Nakhodka, près de Vladivostok, commande des « systèmes de camps » répartis entre l’Amour, le Kolyma, le Kamchatka, Sakhalin, dans la région de Yakoutsk et de Verkhoiansk ; tandis que Magadan règne sur le très riche bassin de Kolyma.
Ainsi la puissante bureaucratie de l’institution est extraordinairement multipliée par l’immensité de l’espace recouvert et la grandeur des tâches accomplies. L’histoire de l’industrie de l’or dans le bassin de Kolyma, de sa capitale concentrationnaire Magadan, de son appareil d’État le Dalstroy, est une des fantastiques épopées de la déportation. Si bien que, des marais allemands de la frontière hollandaise jusqu’aux lointaines cités de « complet isolement » de l’Asie soviétique, notre siècle paraît avoir découvert une nouvelle grandeur de l’homme.
Et, j’insiste auprès de vous, ce monde concentrationnaire n’est pas une peau de chagrin : loin de se réduire, il s’étend sans cesse. Hier, l’Union soviétique ne connaissait que des camps d’internement politique et il a fallu la cruelle guerre civile de la collectivisation forcée pour la jeter dans cette hallucinante entreprise. Mais il n’est plus maintenant un seul secteur économique, y compris la recherche scientifique, où le travail forcé ne joue son rôle qui est chaque jour plus important. Le réseau actuel des camps s’étend non seulement au-delà du cercle polaire, sur les espaces sibériens, et de la mer Blanche à la Baltique, mais encore aux abords mêmes de Leningrad, de Moscou, de Kouibichev et de Bakou. Enfin, des signes avant-coureurs s’allument avec une obsédante intermittence dans toute l’Europe de l’Est, sur tout le glacis soviétique.
De parfaits honnêtes gens m’arrêtent alors (ils sont honnêtes, mais ils ont peur que la vérité ne soit cruelle) pour me dire : « Vous établissez une confusion illicite. Vous venez d’admettre que les camps russes sont entièrement soumis à des fins économiques. Vous avez, par ailleurs, écrit vous-même que les camps nazis avaient pour fin une lente extermination. Il n’y a pas de rapport, en réalité, entre Magadan et Buchenwald. » Je pourrais leur répondre simplement que les chambres à gaz ou le sadisme de la S.S. ne sont que les illustrations extrêmes de l’accomplissement concentrationnaire ; que Buchenwald, précisément, n’a jamais connu les chambres à gaz et que personne cependant n’a nié sa nature concentrationnaire ; que pour les déportés, la différence est vaine puisque les mêmes conditions de vie conduisent immanquablement à cette mort particulière qui fut nôtre, la mort sordide et désespérée.
Réponse amplement suffisante pour que nous ne puissions plus prétendre que cette affaire n’est pas de notre juridiction. Mais réponse insuffisamment éclairante pour le nécessaire calcul des menaces que recèle ce système.
Les camps nazis se présentent comme un accident de l’histoire. Ils expriment et prolongent les violents déchirements de l’Allemagne d’entre les deux guerres. Leur sadisme est le détour apocalyptique de la volonté d’être des classes moyennes humiliées et menacées de mort sociale. Pendant presque toute leur existence ils sont apparus sous les espèces d’un syndrome pathologique. Il faut attendre les dernières années pour voir les camps se transformer et tendre vers l’expression de nouveaux rapports sociaux fondés sur un nouveau type d’exploitation de l’homme. En Russie, cette évolution est entièrement achevée. La classe qui organise les camps n’est ni humiliée ni menacée de mort. Elle est, au contraire, en pleine possession d’un pouvoir considérable et fermement résolue à conquérir son avenir. Si bien que les camps ne se présentent plus comme une excroissance pathologique mais comme l’expression de rapports normaux, comme le développement naturel d’une société nouvelle. Et ce trait qui leur est propre, loin de rassurer, est bien fait pour accroître l’inquiétude.
Un ami très cher, un de ces hommes qui dans les camps nous étonnaient à vivre tant ils étaient peu faits visiblement pour ce monde-là, me confiait, ces jours-ci, à propos d’un film récent : « Ils n’ont rien trouvé de mieux que de nous représenter sous les traits d’une vieille femme qui se meurt. Elle est morte. On a pleuré. Et cet enterrement est une bonne façon de ne plus avoir à parler des déportés. Pourquoi en parlerait-on après les funérailles ? »
Ils sont, les nôtres, encore rescapés aujourd’hui, quelques milliers en Europe à répéter inlassablement, comme on se noie submergés par l’indifférence de la vie : il ne faut pas oublier. Je ne sais rien qui dénonce avec plus de puissance ce que fut le monde concentrationnaire que ces somnambules angoissés. Ce serait leur faire injure que de croire qu’il leur faut à la boutonnière l’étiquette dérisoire de leurs anciens combats. Les meilleurs ne la portent pas. Qu’importe, en effet, que nous ayons été les vaincus victorieux de Mauthausen, de Buchenwald ou d’Auschwitz ? La vie a raison de se presser à d’autres tâches. La saison des statues est celle des morts. Mais nous ne pouvons cependant ruser avec nous-mêmes au point de ne poser sans cesse l’interrogation : ces années qui aujourd’hui recouvrent toutes les autres années de notre passé, ont-elles cette valeur exceptionnelle que nous leur avons reconnue ? Nous savons que le don qui nous a été fait, cette autorisation à vivre (alors que la logique nous aurait voulus dans la fosse commune) ne peut s’accomplir que dans une signification : nous sommes les témoins devant les autres hommes de cet avertissement sur l’homme et sur sa société que furent les camps de concentration nazis. Et c’est bien là l’inquiétude épuisante de beaucoup.
Je voudrais que chacun d’entre nous se reprenne : imaginez que nous sommes, de nouveau, réunis sur la grande place de Buchenwald, sous les phares et sous la neige, à entendre l’orchestre et à attendre d’être comptés. Comment jugerions-nous d’autres déportés qui, de retour à la liberté, ne sauraient que dire leurs souffrances et n’auraient jamais une parole pour proclamer que nous, nous vivons toujours dans la mort ? Les obscénités les plus fortes seraient encore faibles. Si nous pensons qu’aujourd’hui des millions d’hommes sont ce que nous avons été hier, nous saurons que nous, nous avons oublié.
C’est notre privilège difficile que de ne pouvoir échapper à cette accusation. Les autres, ceux qui ne furent jamais concentrationnaires, peuvent plaider la pauvreté de l’imagination, l’incompétence. Nous sommes, nous, des professionnels, des spécialistes. C’est le prix que nous devons payer le surplus de vie qui nous a été accordé. Nous ne pouvons ni boucher les oreilles ni fermer les yeux. Il n’y a pas pour nous de détours possibles, de faux-fuyant, de planète à part. Le silence même nous est interdit. Autrement nous n’avons plus aucun droit à exister. Et c’est si intimement vrai, que nous ne pourrions pas, le voudrions-nous, devenir impunément des bourreaux.
Eh bien, je ne vous demande pas de déclarer : « L’univers concentrationnaire existe en Russie. » Vous pourriez encore, malgré tout, me répondre : « Nos informations sont insuffisantes pour prononcer pareille sentence. » Et il n’en est pas, en effet, de plus grave. Je vous demande seulement de dire : « Il faut ouvrir le dossier. » Je vous demande non pas d’exiger une enquête, mais de la prendre en main et de la faire. Des questions aussi décisives intéressent tous les hommes libres et ils doivent y répondre. Mais nous, nous avons vécu ce malheur.
Je vous propose et je propose à nos organisations de constituer une commission d’enquête, une commission composée exclusivement d’anciens déportés politiques éprouvés. Eux ne pourront pas être dupes. Ils savent, pour l’avoir vécu jusque dans ses camouflages, ce qu’est le monde concentrationnaire. Ils savent ce qu’est un déporté.
Les communistes, anciens déportés, doivent avoir leur place dans cette commission, comme toutes les autres tendances politiques et dans les mêmes conditions.
Je propose enfin que la commission une fois réunie demande officiellement au gouvernement soviétique le droit de mener son enquête sur place dans les camps, en Russie même.
Le gouvernement soviétique nie l’accusation qui lui est portée d’être coupable de crimes contre l’humanité. C’est lui offrir le meilleur moyen de justifier sa bonne foi devant l’opinion mondiale que de lui proposer que des hommes connus comme victimes du nazisme puissent étudier librement ses camps de travail correctif.
Je demande instamment à tous mes camarades des camps de soutenir cette requête. Je le demande en particulier à ceux qui, après avoir vécu le monde concentrationnaire, en ont porté témoignage, comme Martin-Chauffier, Agnès Humbert, Jean Cayrol, Robert Antelme, Eugen Kogon ; à ceux aussi qui disposent d’une tribune publique, comme Rémy Roure et Claude Bourdet.
David Rousset