Le nom de David Rousset occupe dans l’histoire des idées une place qu’on ne lui concède pas encore volontiers.
Il fut sans doute toute sa vie révolutionnaire ; en même temps, au désir qu’il eut toute sa vie en effet que le monde change, et qu’il change par le moyen de la révolution, s’est opposée la certitude qu’il n’a pas moins eue, et à laquelle son nom ne s’attache pas moins, qu’il n’y a pas de désir que le monde change qui ne soit à tout instant susceptible de faire du monde un enfer. On lui doit d’avoir donné à ce monde infernal un nom qu’il eut longtemps : l’univers concentrationnaire.
Un nom et une géographie. Rousset, révolutionnaire, résistant, a été déporté par les autorités d’occupation (et par les autorités françaises à leur solde). Des lieux où celles-ci l’ont d’abord interné (Fresnes), puis déporté (Buchenwald), et d’où il est revenu, il a rapporté deux livres parmi ceux qui ont le plus compté pour leur connaissance et leur compréhension : L’Univers concentrationnaire et Les Jours de notre mort. Cette expérience de la déportation, les souvenirs qu’il en a gardés, la fidélité à laquelle il ne manquera jamais à ceux qui n’en sont pas revenus, seront déterminants dans ses engagements ultérieurs. Il restera révolutionnaire, sans doute, mais la menace qu’il sait n’épargner aucune révolution l’avertira contre toutes ses contrefaçons.
On a d’abord abondamment lu ces deux livres essentiels (comme on avait lu aussi L’Espèce humaine de Robert Antelme) ; avant de les oublier bientôt comme l’époque semble-t-il, y était disposée ; avant de les relire plus tard sans du coup comprendre et ce que cette époque y avait lu alors, et ce qu’elle avait voulu oublier ensuite.
Pour le comprendre si peu que ce soit, il faut se remettre ceci en mémoire auquel le nom de Rousset est au premier chef attaché : une tragédie nouvelle menaçait de toutes parts (sondage paru dans Combat le 25 septembre 1947 : 35% des Français, 53% des Américains et 59% des Italiens croient qu’il y aura une nouvelle guerre mondiale « d’ici dix ans »). Autrement dit, la guerre froide précipitait l’oubli de la guerre qui venait à peine de finir. Autrement dit encore, une guerre imaginaire, imaginaire du moins de ce côté-ci de la partition de l’Europe, allait très vite supplanter, dans l’intérêt ou l’inquiétude des peuples, la guerre, très réelle celle-ci, qui venait de les dévaster.
David Rousset n’a pas obéi pour lui-même à un mouvement différent. On peut même dire que nul ne lui a plus que lui obéi. Pour l’empêcher. David Rousset restera celui qui, le premier, a posé publiquement, politiquement, la question, entre toutes hérétique, de l’existence d’un système concentrationnaire soviétique. Les existentialistes (Les Temps modernes) et les trotskistes (La Revue internationale) avaient été ses amis. Des trotskistes le resteront. Les existentialistes, pas.
Ce qui est très remarquable, c’est que c’est en déporté et à des déportés qu’il l’a posée. C’est-à-dire, c’est aux anciens déportés des camps nazis qu’il en a appelé pour que soit débattue la question des déportations présentes en Union soviétique. Parce que les anciens déportés seuls, disait-il, pouvaient réellement savoir ce qu’il en était de la déportation : nazie, par expérience, stalinienne, par imagination. Parce que, ajoutait-il, eux surtout devaient, à ceux qui n’étaient pas revenus, d’en juger.
Quelques titres au respect que lui aient valus sa déportation et les livres qu’il lui devait d’avoir écrits, ils ne suffiront pas. Cette question qu’il posait alors allait dresser contre lui : les staliniens d’abord, dont tous n’étaient pas de mauvaise foi sans doute (il faut même supposer le contraire) ; et tous ceux qui, sans être staliniens, craignaient que la réaction n’en tirât un parti avantageux (discréditant durablement tout espoir de révolution, même antistalinienne). Pire, s’il y en eut pour l’applaudir alors, ce ne fut pas toujours ceux qu’il pouvait souhaiter.
Il tiendra bon. Il portera plainte contre les Lettres françaises qui l’avaient gravement diffamé à l’occasion de cet « Appel » (le traitant, entre autres, de « faussaire », ou de fauteur de guerre), exactement comme venait de le faire Kravchenko avant lui ; il convoquera des témoins à la barre. À la fin, il faudra bien que le socialisme « réellement existant » s’explique : l’Union soviétique est-elle, oui ou non, un régime concentrationnaire, comme l’Allemagne nazie l’avait été ? Il aura pour forcer cette explication des accents qui auraient dû faire qu’il soit entendu. Ce sont ces accents, au contraire, qui le laisseront à peu près seul (à l’exception de ses amis anciens, Théo Bernard, Gérard Rosenthal ; d’amis nouveaux, Louis Martin-Chauffier).
Cette solitude durera longtemps. Permettant l’oubli qu’il a connu. L’oubli de l’historien du système concentrationnaire soviétique qu’il s’était entre-temps attaché à devenir. Mais aussi l’historien du système concentrationnaire nazi qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Il aura beau s’être fait le second par fidélité à la mémoire du premier ; le premier – c’est ce que prétendaient ses détracteurs – aurait dû l’empêcher de se prétendre jamais l’historien du second.
Cette solitude ne cesserait pas facilement, si grandes qu’aient été les victoires successives qu’il a remportées : à commencer par celle contre les Lettres françaises, pour finir par celle, « sans appel » qu’allait constituer pour lui et les déportés qui l’avaient suivi dans sa tâche, ou vaine ou folle, le rapport de Krouchtchev au XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique, dénonçant les crimes de staline et mettant fin, c’est du moins ce que ce rapport annonçait, à ce que Rousset n’avait pas eu tort d’appeler contre tous un univers concentrationnaire.
On ne l’a pas assez vu alors, tant les résultats semblaient pouvoir seuls compter, mais c’est à une politique qu’il s’était attelé sans le dire — à une politique et à une sociologie. Une sociologie qui pouvait d’abord sembler valoir pour la seule Allemagne nazie ; qui a pu ensuite valoir pour tout système ayant recours au moins au travail forcé, au pire au travail concentrationnaire. Les interventions qu’effectua la Commission internationale contre le Régime concentrationnaire (la C.I.C.R.C., créée par lui et dont il sera beaucoup question dans ce numéro) sont innombrables ; et le fait est intellectuellement nouveau : elles furent efficaces le plus souvent, donnant au désir de s’engager que les intellectuels avaient dans leur majorité en commun un modèle qu’on n’a pas beaucoup plus suivi depuis qu’il n’avait eu de précédents.
Il n’était pas possible de rendre compte ici de tout ce qu’a entrepris David Rousset dans une vie militante au profit de laquelle il n’a pas sans regret sacrifié sa vie d’écrivain (l’écrivain que faisait d’emblée de lui les Jours de notre mort). La place n’y aurait pas suffi. Principalement, nous nous sommes attachés à donner la plus juste mesure possible de l’apport considérable qui a été le sien à l’étude de ce que lui-même a appelé « l’univers concentrationnaire ». Concentrationnaire nazi, dans une première partie (les textes de Brossat, Le Cour Grandmaison, Coquio, Todorov, Chauvin…) ; concentrationnaire soviétique, dans une seconde (avec des textes de Rousset lui-même). Non sans revenir sur l’écrivain qu’il fut (c’est son premier éditeur, et ami, Maurice Nadeau, qui le fait ici) ; ni analyser la (géo-)politique qu’il forma (avec Daniel Bensaïd). Pour incomplet que soit ce portrait une figure se dégage : une figure d’intellectuel. Parmi toutes celles de l’après-guerre, l’une des plus authentiques.
À l’exception de l’entretien avec Joe Nordmann, les textes de la première partie de ce numéro ont fait, sous une forme voisine, l’objet de communications dans le cadre d’une journée d’études et d’hommages consacrée à David Rousset, organisée par Olivier Le Cour Grandmaison et Alain Brossat à l’université de Paris VII Denis-Diderot, avec l’aide du Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (C.S.P.R.P.) de Sonia Dayan-Herzbrun et Anne Marouby.
Les textes de David Rousset que réunit la seconde partie de ce numéro ont fait l’objet des choix de Olivier Le Cour Grandmaison, Alain Brossat et Michel Surya. Lignes remercie la Librairie Plon et les Éditions la Découverte pour leur aimable autorisation de reproduire, respectivement, « Le Sens de notre combat » et « Malgré tout ».
Remerciements encore à Jean-Luc Evard
Revue Lignes n°02
Contributeurs : Daniel Bensaïd, Alain Brossat, Michel Surya, Olivier Le Cour Grandmaison, Catherine Coquio, Tzvetan Todorov, Jean-René Chauvin, Joe Nordmann, David Rousset
Ce numéro de Lignes propose plusieurs études et analyses de l’œuvre de David Rousset mais aussi des textes, des déclarations et des entretiens inédits.
Toutes ces contributions sont ou seront mis en ligne sur ESSF.