Un ballon doré se forme, tourne vite avant de tomber dans une eau bleue vive pour ressortir : le fameux slogan. Al-Jazeera, la chaîne qui a incontestablement bouleversé le paysage audiovisuel arabe. Voilà 10 ans, jour pour jour, que le network émanant d’une petite monarchie du Golfe tente de donner aux Arabes un autre sens et une autre lecture des événements. Le bilan est certes contesté, la chaîne traîne derrière elle une réputation tantôt détestable, tantôt appréciable. La qualifier de tous les maux a pourtant « réussi à faire des émules et à emballer un secteur de l’information que l’on croyait sans avenir dans cette région du monde ». Ainsi écrit l’Institut international français d’études stratégiques sous le titre « Al-Jazeera, une chaîne pas comme les autres ! ». « Elle est devenue un phénomène médiatique qui intéresse les académiciens et les chercheurs, les politiciens et les diplomates, les analystes et les instituts de sondage ». Il suffit de savoir qu’Al-Jazeera est le mot le plus recherché sur le moteur Lycos, « c’est-à-dire 3 fois plus que le mot sexe », si l’on croit aux mots de Hugh Miles, auteur britannique de « Al-Jazeera, Les coulisses de la chaîne d’information arabe qui défie l’Occident ». Son succès a peut-être dépassé même les attentes de ses créateurs.
L’histoire remonte à 1994, lorsque la BBC qui s’était forgé une tradition d’objectivité par son service arabe se rallie au groupe saoudien Orbit pour créer un network d’information pour le monde arabe. L’indépendance éditoriale ne tarde pas à chambouler le projet. En avril 1996, la BBC diffuse un sujet sur les droits de l’homme dans le Royaume saoudien. Orbit se retire. Quelques mois plus tard, l’émir Hamad bin Khalifa Al-Thani, une année après avoir chassé son père du pouvoir, abolit le ministère de l’Information et la Censure, et achète la chaîne dissoute qui devient désormais Al-Jazeera, la péninsule ou l’île. Elle commence avec un budget important de 200 millions de dollars et son budget annuel de fonctionnement s’élève à 120 millions de dollars, dont 30 millions financés par le gouvernement du Qatar. Plus de 30 bureaux, des dizaines de correspondants et 350 employés, Al-Jazeera ne laisse personne indifférent à ses programmes.
Combler un vide
La conjoncture est favorable. La technologie provoque une explosion dans les chaînes satellitaires, les satellites poussent comme des champignons sur les toits des maisons arabes, mais sur fond d’exaspération du public par des télévisions gouvernementales, monotones et peu informatives. Des reportages-chocs, des talk-shows en direct, des documentaires impressionnants, les tabous se brisent petit à petit. L’hypocrisie des régimes arabes et de leurs médias est dévoilée. Au lendemain de son lancement, Fayçal Qassem, présentateur d’une très problématique émission « A contre-courant », affirme : « Nous, Arabes, cachons trop de poussière sous le tapis, Al-Jazeera dévoile cette poussière politique, culturelle, sociale et religieuse ».
Mais, c’est l’image qui compte. Si c’est la première guerre du Golfe qui avait donné un essor à la CNN américaine, c’est d’abord la seconde Intifada puis la guerre en Afghanistan, dans la foulée du 11/9, qui ont placé la « CNN arabe » sous les projecteurs. Elle est la seule présente sur le terrain, filme les frappes, diffuse des images exclusives et propose une nouvelle lecture de l’information qui est autre que l’occidentale. Chaque événement devient un atout pour le network, qu’il « exploite pour montrer ses capacités de déploiement dans une région en plein bouleversement ». Un nouvel ordre de l’information est né, une sorte d’actualité alternative. Selon Imane Al-Emari, auteure d’une thèse sur les sources de l’information dans les médias arabes, « Pour la première fois, les auteurs d’information se réfèrent à une source arabe pour écrire leur sujet. Al-Jazeera a brisé la chaîne des sources jusqu’alors monopolisée par l’Occident ». Emari va encore plus loin en estimant qu’elle a « changé l’ordre des priorités dans le traitement des informations dans la presse et la télévision arabes ». L’ensemble des intervenants lors de la conférence internationale sur le développement des médias, tenue au Maroc en 2005, ont reconnu qu’une chaîne comme Al-Jazeera a constitué une alternative à la CNN. Une alternative qui a permis de casser le « diktat » télévisuel jusque-là exercé sur les téléspectateurs arabes par les télévisions occidentales.
Il est vrai que la chaîne qatari n’était pas pionnière en matière de diffusion de programmes arabes d’information pas satellite. Les chaînes saoudiennes Orbit, MBC ou ART l’avaient précédée. Mais Al-Jazeera était la première chaîne arabe d’information en continu. Elle est aussi la première indépendante, non censurée et diffusant d’un pays arabe. Expérience inédite dans un monde arabe encore refoulé derrière les barrières de la censure. La Qatari innove en donnant la parole à tout le monde, se lance dans d’innombrables « aventures ». Pour la première fois, les téléspectateurs arabes interviennent en direct, accusent et critiquent leurs gouvernements. Al-Jazeera se dit vouloir être « la tribune pour les sans-tribune ». La chaîne a, pour son dixième anniversaire, réalisé deux documentaires qui vont être diffusés cette semaine, sur ses dix années de parcours et où elle donne la parole à ses détracteurs : « La grande aventure » et « Dans l’œil du cyclone ». Or, ses aventures ne sont pas toujours bien accueillies.
Elle ouvre la porte aux analystes ou responsables israéliens, qui jusqu’alors étaient bannis des médias arabes. Bin Laden ne manque pas de se faufiler, lui aussi. Du coup, tous les régimes, sans presque aucune exception, tentent de museler Al-Jazeera, « la chaîne financée par la CIA et le Mossad. Le Network de Bin Laden. La boîte d’allumettes qui déclenche le feu en Egypte. L’instigatrice à la division interarabe », les accusations ne cessent pas, surtout que la chaîne s’attaque rarement au Qatar. Mais Al-Jazeera se dit tout simplement professionnelle et sa devise n’est que « L’opinion et l’autre opinion ».
La boîte d’allumettes qui déclenche le feu en Egypte. L’instigatrice à la division interarabe », les accusations ne cessent pas surtout que la chaîne s’attaque rarement au Qatar. Mais Al-Jazeera se dit tout simplement professionnelle et sa devise n’est que « L’opinion et l’autre opinion ». Des pays vont cependant jusqu’à rompre les relations diplomatiques avec le Qatar. Son accréditation est retirée en Iraq et en Tunisie. Donald Rumsfeld prétend qu’elle « coopère avec les insurgés iraqiens » et que ce qu’elle fait « est vicieux, imprécis et inexcusable … ». Les Américains bombardent son bureau en Afghanistan, puis à Bagdad, tuant l’un de ses reporters. Pour eux, elle est une cible potentielle.
Ne dérange-t-elle pas leurs plans. « Elle a été l’objet de plus de 500 plaintes des régimes arabes depuis sa création », écrit Olfa Lamloum, politologue à Paris-X, dans son livre « Al-Jazeera, miroir rebelle et ambigu du monde arabe ». « C’est une voix libre, au Moyen-Orient, et c’est précisément pour ça qu’elle a été attaquée, tant à Kaboul qu’à Bagdad. Et il s’en est fallu de peu qu’elle ne soit attaquée, également, en son Q.G., au Qatar », écrit Robert Fisck dans l’Independent.
Faire tâche d’huile
Paradoxalement, Al-Jazeera devient courtisée par tout le monde. Elle voit interviewer tous les hauts responsables, y compris américains. Et son audience ne cesse de grimper. Elle captive entre 35 et 40 millions de téléspectateurs de langue arabe. Un chiffre important et peu à la fois si l’on se réfère aux 250 millions d’Arabes dans le monde. Selon Jihane Rachti, ancienne doyenne de la faculté de communication, « Al-Jazeera a réussi le pari impossible : faire du journalisme professionnel dans le monde arabe. Car elle n’a pas uniquement ouvert la porte aux opposants pour s’exprimer, mais elle a forcé les achaînes, y compris les gouvernementales, à les accueillir en tentant d’imiter ce modèle ». Le modèle est à dupliquer. D’autres chaînes vont suivre, Al-Arabiya, Al-Manar, Al-Allam et autres. Désormais, les spécialistes de télévision classent sous trois catégories les médias arabes. Les télévisions publiques ou gouvernementales, les occidentales arabophones (lire encadré page 5), à l’exemple de l’américaine Al-Hurra, et les transarabes avec en tête de liste Al-Jazeera. Mais grâce à cette dernière, le champ médiatique arabe connaît une reconfiguration radicale.
Mohamad El Oifi, de l’Institut d’études politiques de Paris, et qui a participé à la conférence du Maroc, écrit : « La création d’Al-Jazeera marque incontestablement un tournant dans l’histoire de la presse arabe. Elle s’inscrit à la fois dans la continuité et en rupture avec la tradition de la presse arabe. Elle doit aussi son succès à une nouvelle culture journalistique et à un positionnement original qui permet une certaine liberté d’expression (...), contribuant à la naissance d’un pluralisme et à l’émancipation de la presse vis-à-vis des pouvoirs politiques et de la censure ».
Mais, dans quelle mesure Al-Jazeera ou ses semblables ont-elles augmenté la liberté d’expression ?
Fouad Samir, activiste égyptien, pense que ces chaînes, « même si elles touchent plus l’élite intellectuelle, permettent sa politisation et facilitent son accès à l’information. Elles jouent un rôle plus important en matière de protection des opposants ». Leur présence et leur couverture de chaque événement poussent le régime et les forces de l’ordre à modérer leur réaction. Leur intervention devient moins violente ou disparaît parfois, simplement car ces chaînes filment et diffusent par la suite sans aucune censure. Une immense bouffée d’air. Lorsqu’on commence à parler d’une éventuelle privatisation de la chaîne qatari, la rue s’inquiète et les régimes se rassurent. Les uns craignent que la ligne éditoriale ne change, d’autres l’espèrent. Al-Jazeera, cette chaîne qui a donné une nouvelle naissance à un Etat, est devenue dans le monde arabe, le symbole d’une révolution. Cela dit même si Al-Jazeera disparaît, rien ne sera plus comme avant, les dés ont été jetés. En tout cas, le Qatar ne semble guère pressé, bien au contraire, la petite expérience se concrétise en véritable réseau. Dans deux semaines, la voix rebelle s’entendra en anglais. Al-Jazeera International sera la première chaîne d’information anglophone diffusée depuis un pays du monde arabe.