Le 12 octobre 1943 j’ai donc été arrêté et incarcéré à Fresnes, jusqu’à fin janvier 1944, dans le quartier des résistants.
La prison politique est une expérience très spéciale.
À Fresnes, dans le quartier où nous étions emprisonnés, il n’y avait que des politiques. « Politique » doit ici être entendu au sens large du terme. Large... enfin, façon de parler, puisque nous avons été jusqu’à cinq dans une cellule individuelle minuscule. Le plus souvent, nous étions quatre, arrêtés pour activité résistante, avec, parmi nous, un communiste allemand. Il avait été pris en Allemagne et y avait connu les camps de concentration. Quand il a débarqué chez nous, j’ai éprouvé des doutes à son sujet. Un communiste allemand arrêté à Paris, cela me semblait suspect. Comment pouvait-on être allemand et communiste et se faire arrêter à Paris ? D’autant plus suspect qu’une des premières paroles qu’il nous a dites a été : « Vous savez, ici, c’est le paradis. » Le paradis ? On l’a considéré comme un fou de la pire espèce ou, plus grave, comme un dangereux provocateur car, pour nous, Fresnes était déjà l’enfer. Ce n’est que plusieurs mois plus tard, lorsque nous sommes arrivés dans les camps allemands, que nous avons su qu’il disait vrai. En comparaison, Fresnes était vraiment le paradis.
Communiste allemand, par quelle ruse diabolique les nazis l’avaient-ils envoyé parmi nous ? Pour qu’il recueille des confidences à la faveur des relations intimes qui se créent en cellule. Il n’est pas resté longtemps parmi nous mais son souvenir s’est ravivé lorsque nous sommes arrivés en Allemagne : comme toujours, on ne croit pas ce qu’on n’a pas vécu. Ce qui nous avait surtout surpris, c’est qu’il ait pu être incarcéré dans son pays et sortir du camp. En fait, si la plupart étaient des condamnés in aeternum, il y avait aussi, dans ces camps, des condamnés à terme, qui finissaient par être libérés.
J’ai d’abord passé trois jours en cellule solitaire à Fresnes. Ma cellule était située au rez-de-chaussée. Quand on est enfermé seul, tout bruit est entendu, écouté, guetté, interprété. Dès le premier soir, j’ai entendu d’autres détenus. Ils parvenaient à communiquer entre eux par la résonance des tuyauteries. Ils essayaient d’appeler les nouveaux venus. Ils voulaient savoir qui venait d’arriver. Pourquoi il était là.
Dans un tel univers, il y a tout un apprentissage à faire. On ne sait plus trop que penser. Que penser de ces gens qui vous appellent ? Ne s’agit-il pas de provocateurs ? De surcroît, la conversation qui se nouait entre nous était étrange car ceux qui nous interrogeaient étaient parfois des condamnés à mort. Et ils parlaient de leur condamnation sur un ton presque léger.
Après ces trois jours de solitude très dure à supporter, j’ai été transféré dans une seconde cellule où se trouvaient déjà deux détenus. Mon arrivée parmi eux a créé une atmosphère plutôt lourde et tendue. Ils m’ont surveillé avec suspicion. J’ai su plus tard que c’était une attitude normale dans cette situation anormale que constitue le fait d’être emprisonné. Leur méfiance a duré plusieurs heures. Jusqu’au moment où, pour me laver, je me suis déshabillé, en leur présence. Face au lavabo de la cellule, j’étais totalement nu et mes codétenus ont alors pu constater que des épaules jusqu’aux fesses, j’étais couvert d’ecchymoses de couleurs variées, le dos lardé de coups. Ça les a rassurés. C’était mieux qu’un passeport. J’étais des leurs, je n’étais pas un mouchard.
La tension n’était pas pour autant dissipée car j’étais arrivé chez eux au moment où ils rédigeaient leur correspondance.
Un jour par semaine, le personnel de surveillance allemand de la prison était de congé. Ce jour-là, les contrôles étaient moins nombreux, plus espacés. Quelques gardes passaient encore mais très rarement. On était tranquilles.
Mes deux codétenus, comme d’autres d’ailleurs, avaient choisi ce jour de tranquillité pour écrire à leur famille. Ils avaient trouvé le moyen de forcer, de l’intérieur, l’œilleton par lequel le gardien s’assurait de leur présence depuis le couloir extérieur. Ainsi, pendant que l’un écrivait son courrier, l’autre surveillait le couloir. Une surveillance qui s’ajoutait à celle, quotidienne, pour repérer à temps le bruit des bottes du gardien.
En agissant ainsi devant moi, ils me livraient un secret, ce qu’on hésite généralement à faire en prison.
Quand je dis « écrivait son courrier », je dois toutefois m’expliquer.
Les prisonniers étaient autorisés à disposer de feuilles de papier à cigarettes pour rouler eux-mêmes leurs cigarettes. C’est sur ces minuscules feuilles de papier que mes codétenus m’ont appris à correspondre avec l’extérieur. La leçon a été bien apprise. Je suis parvenu, grâce à leurs conseils, à écrire deux cent cinquante mots sur une seule feuille. Et au crayon — ou plutôt avec une mine de crayon. Ensuite, on roulait cette feuille avec deux ou trois autres feuilles et l’ensemble devenait une véritable correspondance.
La « lettre » une fois prête, il fallait la faire parvenir à l’extérieur sans qu’elle soit lue par les surveillants.
Très organisés et très économes, les Allemands avaient prévu que le linge sale des détenus devait être pris en charge par les familles. Une fois par semaine, l’échange avait lieu, linge sale contre linge propre. Le moyen de transport était ainsi tout trouvé. De notre côté, le linge sale ; du côté de nos familles, le linge propre. De notre côté, le linge le plus sale possible. Nous glissions les feuilles de papier à cigarettes dans la couture de l’entrejambe de nos caleçons. Et, afin qu’un gardien plus soupçonneux que les autres ne soit pas tenté de vérifier malgré tout, nous frottions sur l’entrejambe des caleçons du croûton de pain mouillé. L’effet espéré était garanti : c’était répugnant.
Dans le sens famille-détenus, le procédé ne pouvait évidemment être utilisé. Mais en repassant les coutures qui avaient été décousues pour y glisser les « lettres » puis recousues, nos femmes parvenaient à tant aplatir le papier à cigarettes qu’on pouvait difficilement en soupçonner la présence.
Mais il y avait d’inévitables aléas. Une fois, Sue a repassé du linge encore humide. Le texte de sa correspondance a déteint sur le caleçon. Heureusement, elle s’en est aperçue à temps.
C’est la femme d’un compagnon de cellule qui a mis Sue dans le secret.
Maurice Nadeau a failli être arrêté en même temps que moi. Nous étions des amis de longue date, avions milité ensemble au POI et même avant. Le jour même de mon arrestation, Marthe et lui devaient venir dîner chez nous. Or la Gestapo avait organisé une souricière dans l’appartement. Heureusement, notre femme de ménage est parvenue à l’intercepter dans la rue et à les prévenir.
[Maurice Nadeau, dans la préface pour la réédition de 1988 des Jours de notre mort, raconte : « J’aurais pu être à la place de David. Il s’en est fallu d’un cheveu. La Gestapo est chez lui à l’heure où je dois m’y rendre. Comment Sue a-t-elle eu la présence d’esprit de m’envoyer sa femme de ménage ? Comment les Allemands l’ont-ils laissée sortir sous prétexte de promener le petit Marc ? Et si l’un d’eux l’avait suivie ? Elle m’a dit : « Ne venez pas. Ils sont en train de fouiller l’appartement. » »]
Gérard Rosenthal était du côté de Brive, Naville devait être en Suisse, Théo Bernard détenu à Fresnes. Et tant d’autres, déportés...
Il ne restait guère de nos amis à Paris : Marguerite Duras à laquelle Sue rendait visite de temps en temps, les Merleau-Ponty, les Bettelheim, les Gabai, Jacqueline Fournié, Lucette Carbonne et Mme Laporte. Nadeau la voyait régulièrement. Sue a survécu en donnant des leçons d’anglais à des Français. À cette époque, c’était, en quelque sorte, un acte de résistance qu’apprendre l’anglais pour des Français ; le plus simple, alors, aurait été d’apprendre l’allemand. On apprenait l’anglais contre les Allemands.
Mon bulletin versait chaque mois une petite somme à Sue, qui en consacrait l’essentiel à m’envoyer des colis de nourriture.
J’ai dit, à plusieurs reprises, que j’avais consacré une part importante de mon temps à lire. Même durant ma période de militantisme. Ma connaissance du monde réel était liée aux livres. J’avais une boulimie de lecture. Or, en prison, j’étais certes privé de liberté, mais la privation la plus dure, celle que j’ai supportée le plus mal, a été la privation de lecture. Plus de livres, plus de journaux, rien. Cette situation m’a atteint profondément mais elle a eu un effet positif : elle m’a contraint à m’intéresser aux êtres en tant que tels, aux gens. Ce fut le début d’une expérience exceptionnelle, d’une richesse immense pour moi, qui s’est développée par la suite dans les camps. Je me suis intéressé aux gens, je parlais avec eux.
L’action politique est très riche en soi mais elle est aussi, d’une certaine manière, appauvrissante. Elle contraint à adopter une pensée tactique et stratégique où les êtres, en tant que tels, n’interviennent pas ou rarement.
Depuis mon plus jeune âge, j’avais été plongé dans la lecture des livres. Chez un individu ce qui m’intéressait, c’étaient ses idées, pas sa personne, ni son humanité véritable.
C’est cela que je veux souligner : lorsque l’action politique devient dominante, elle est à la fois un enrichissement et un appauvrissement. Enrichissement parce qu’elle entraîne à une réflexion à la fois stratégique et tactique capitale, mais en même temps elle laisse échapper la réalité des rapports humains.
En prison, puis dans les camps, tout cela était fini : le domaine de la lecture était clos. Mais je découvrais les hommes. Le domaine de l’action politique lui aussi était, sinon clos, du moins réduit à très peu de chose. Pas de livres, pas de journaux, que me restait-il ? L’entretien, la parole.
J’ai parlé.
Entre eux, les détenus parlaient peu de politique : cela aurait pu constituer un danger. En outre, le milieu était extrêmement composite, avec une majorité peu politisée. On pouvait devenir résistant sans être une tête politique ou même, plus simplement, un militant politique.
Les rapports qui se nouaient entre détenus étaient simplement des rapports humains. C’est dans ces conditions exceptionnelles que je suis entré dans un monde ordinaire, « normal », qui, jusque-là, n’avait pas du tout été le mien.
J’y ai pris beaucoup d’intérêt et cela a joué un rôle considérable pour moi dans l’écriture, perceptible je crois, les Jours de notre mort où je montre des êtres humains et non pas des abstractions.
Ce monde a été passionnant et durant toute cette période il m’a appris des tas de choses.
Tout le monde, en de telles circonstances, cherchait essentiellement à survivre. Pour moi, il y avait là en plus, et en même temps, un véritable enrichissement.
Un des pires moments que j’aie vécus en camp c’est lorsque, brusquement, après plusieurs mois, je me suis rendu compte que je n’apprenais plus rien. Je retrouvais quotidiennement des situations que je connaissais parfaitement. Et alors je me suis dit : tu perds ton temps ; tout ce que tu avais à apprendre, tu l’as appris.
J’ai vécu un deuxième moment insupportable lorsque j’ai pris conscience que j’étais incorporé à une société concentra¬tionnaire. Elle était devenue ma société. Elle était devenue mon univers. Je m’y habituais. On y « survivait ». Ce fut pour moi un choc terrible.
Au moment de mon incarcération, je n’avais pas eu d’inquiétude particulière, ni d’angoisse. On allait nous mettre, pensais-je, dans un camp d’internement, un camp de prisonniers, au pire, du type de ceux dans lesquels la France d’avant Vichy avait enfermé les Espagnols lorsqu’ils avaient franchi la frontière, vers la fin de la guerre d’Espagne.
Il y avait, certes, les condamnés à mort. Ceux-là avaient connu un procès et une condamnation. Nous, nous subissions des interrogatoires pénibles mais c’était tout. La Gestapo nous interrogeait pendant des jours et des jours, puis elle nous laissait. En ce qui me concerne, j’ai été interrogé durant six jours en tout et pour tout.
En octobre 1943, le rapport des forces militaires a changé. En URSS, les armées allemandes reculent, commencent d’être défaites, les Alliés ont débarqué en Afrique du Nord, ils débarquent en Italie. Un très grand nombre de prisonniers s’entassent dans les geôles nazies mais le temps presse, il s’agit pour les nazis d’obtenir le plus vite possible le maximum de renseignements, par tous les moyens.
Au début de mon incarcération, alors que j’étais encore en cellule individuelle, à un moment précis sans doute soigneusement choisi par nos tortionnaires, mon gardien a ouvert la porte de ma cellule afin que je voie passer Roland Filiâtre qui faisait, lui aussi, partie du POI clandestin. Il avait été battu très sévèrement et ruisselait de sang. À l’évidence, on me « préparait » à l’interrogatoire.
Le moment le plus dangereux se situe avant l’interrogatoire, durant son attente. Il y a la peur psychologique. Que va-t-il se produire ? Tiendrai-je devant la souffrance ? La douleur sera-t-elle supportable ?
Les agents de la Gestapo m’avaient amené dans la pièce où ils allaient m’interroger. Ils ont d’abord procédé à une véritable mise en scène. L’un d’eux abaissait avec violence les volets de fer des fenêtres, ce qui provoquait un vacarme infernal. Un autre a sorti le « gummi », la matraque. Cette gesticulation semblait soigneusement réglée, destinée à créer une tension insupportable chez celui qui allait être interrogé.
Vous pouvez craquer dès cet instant. Beaucoup l’ont fait, par une sorte de peur anticipée.
Puis il y a eu l’interrogatoire proprement dit. Et les coups. Si les coups sont trop violents, vous ne les supportez pas physiquement et vous vous évanouissez. Il y a, finalement, un moment très bref où vous pourriez parler. Heureusement, ils ne s’en apercevaient pas automatiquement...
Lorsque la Gestapo était venue m’arrêter, l’un des agents m’avait demandé si je connaissais... Leblanc. Or Leblanc était mon pseudonyme dans la clandestinité. Ils me savaient, à coup sûr, lié au groupe trotskiste. Ce qu’ils cherchaient, en m’interrogeant, c’était obtenir d’autres noms ou que je leur confirme ce qu’ils savaient déjà.
Ma tactique, durant l’interrogatoire, a dès lors consisté à feindre l’imbécillité la plus totale, ce qui les exaspérait.
Je n’ai pas eu, à l’égard des fonctionnaires allemands qui m’ont interrogé et battu de réflexes particuliers de haine. Après coup, cela m’a étonné. Une partie se jouait entre nous, ils me frappaient, c’était la règle en quelque sorte convenue qu’ils appliquaient à mon égard.
Mais lorsque parmi mes « questionneurs » s’est trouvé un Français, qui a eu l’audace de m’expliquer qu’il était prisonnier de guerre et que, afin d’être libéré, il avait accepté de travailler avec la Gestapo, j’ai ressenti à son égard une haine violente. Surtout lorsqu’il m’a dit : « Les gens que vous receviez chez vous, votre femme les connaissait, non ? Elle savait leurs opinions ? Elle partageait ces opinions ?... et elle a un bébé ? »
Les Allemands ont la hantise de l’ordre. La règle voulait qu’après chaque interrogatoire j’en signe le compte rendu. Au moment où l’on m’a tendu le document à signer, j’ai refusé. J’ai dit que s’il cherchait à mêler ma femme à cette affaire, désormais je ne signerais plus rien. Le SS présent s’est cru obligé de préciser : « On ne l’arrêtera pas, votre femme. Si on devait arrêter toutes les femmes ayant des bébés, où les mettrions-nous ? »
Ses propos ne m’ont pas rassuré. Je suis resté très inquiet. J’ai craint le pire. Jusqu’à ce que le premier colis de Sue me parvienne.
Quand on décide d’entrer dans ce genre d’activité, on devrait être absolument seul. Sinon, il y a le piège de la famille et des responsabilités à son égard. Il est clair qu’après l’arrestation de Marcel Hic, je n’aurais pas dû rentrer chez moi : j’avais été averti de ce qui m’attendait.
Mon arrestation s’était faite en deux temps. Une première fois, la Gestapo était venue à mon domicile, elle m’avait interrogé puis m’avait laissé en liberté. C’était là une de ses tactiques coutumières. Vous savez que vous êtes surveillé. Vous êtes par conséquent tenté de prévenir vos amis de la surveillance qui ne doit pas manquer de s’exercer sur vous. Ce faisant, vous les dénoncez. Mais, n’étant pas prévenus, ils risquent de vous rendre visite et ainsi de se dénoncer eux-mêmes. Ceux qui vous surveillent le savent fort bien.
Heureusement, nous avons eu une complice inattendue en la personne de notre concierge qui, officiellement, ne savait rien de nos activités. D’elle-même, et à plusieurs reprises, elle est intervenue, a prévenu des amis, a caché, quand il le fallait, la correspondance qu’elle estimait pouvoir être compromettante.
Après quatre jours de surveillance, la Gestapo est revenue pour ne plus me relâcher cette fois.
Dans ces arrestations le hasard intervenait souvent.
Quelques semaines auparavant, je marchais dans la rue avec Charles Bettelheim, l’économiste, lorsqu’un policier en civil nous accosta pour vérifier, disait-il, notre identité. Pas de problème pour Bettelheim. Enfin... pas de problème. Bien qu’il fût juif, cette fois, il était en possession d’excellents papiers d’aryen. En revanche, j’ai tout de suite été suspecté. Prénoms : Elisée, David. Né d’un père Élie et d’une mère Esther. Un juif, assurément, car qui, sinon un juif, aurait pu se prévaloir de prénoms aussi éminemment bibliques ? Heureusement, ma mère se prénommait aussi Eugénie et mon père Pierre. J’ai donc donné uniquement ces deux prénoms, Eugénie et Pierre, qui réussirent à rassurer sur mes origines « aryennes » le policier tatillon à la recherche de juifs. Il nous a laissés partir sans me faire ouvrir ma serviette, qui contenait des journaux arrivés le jour même de Londres.
À Fresnes, les droits communs étaient placés dans des bâtiments distincts. Face aux nôtres, il y avait également ceux des femmes. Les gardiens nous faisaient sortir chaque jour, pour une demi-heure, trois quarts d’heure de « promenade », dans des sas face aux bâtiments des droits communs et des femmes. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées lors de ma première promenade que j’entendis mon nom crié très fort. Quelqu’un m’appelait et c’était une voix de femme. La voix de ma femme ? Ils l’avaient donc arrêtée, malgré ce que l’Allemand avait dit ? Un premier colis venu de l’extérieur me rassura : je reconnus son écriture avant même d’ouvrir le paquet. Mais qui donc m’avait appelé, quelle était cette voix de femme ? J’ai fini par l’apprendre : il s’agissait de Dina Vierny, l’ancien modèle du sculpteur Maillol, qui avait été mêlée à un trafic de tableaux vendus aux occupants.
Tout se mêlait ainsi, parfois sous une forme inattendue. Par exemple, l’homme d’affaires pour lequel je réalisais le bulletin d’information avait une secrétaire, Janine Rousseau, une femme superbe et très intelligente. Elle parlait parfaitement l’allemand et l’accompagnait durant ses voyages en Allemagne : nous avons appris, après la fin des hostilités, qu’elle était un agent de renseignement anglais. Elle aussi fut arrêtée et déportée.
Nous vivions une période bien confuse ! Du côté de la Résistance, il y avait un intérêt évident à savoir ce que les collaborateurs, le pouvoir en place et les Allemands entreprenaient. Du côté des collaborateurs, on trouvait la même nécessité, surtout lorsque la question de la victoire allemande était en jeu. Ainsi, en un tissu continu, on trouvait les collaborateurs les plus affirmés et les résistants les plus purs, avec toute une gamme de gens jouant le double jeu et d’autres qui changeaient de camp : les ramifications étaient complexes et nous devions être très prudents dans nos appréciations. Il fallait tout suspecter et évaluer les informations qui pouvaient relever d’une intoxication.
En 1943, j’ai reçu des informations sur l’existence, dans les camps d’extermination, de chambres à gaz. J’ai refusé de publier ces informations car je ne croyais pas à leur authenticité. J’étais convaincu qu’il s’agissait là de propagande. Pendant la guerre de 1914-1918, que n’avait-on pas raconté sur les mains coupées pour l’exemple, sur les bonbons prussiens empoisonnés remis aux enfants !
C’est seulement lorsque je suis arrivé à Buchenwald que j’ai compris que tout était possible. Mon réflexe avait été, jusque-là, celui du commun des mortels. Nous ne pensions pas qu’une telle entreprise d’extermination fût possible. Elle dépassait l’imagination. La découverte des camps a été un choc dans tous les sens du terme. Tout un monde nous est apparu soudain, avec ses codes, son ordre et ses lois.
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Il faut faire effort pour tenter de comprendre et remonter dans le temps : l’Allemagne de Weimar et son échec, un pays exsangue et ruiné, dont la population est plongée dans la misère. Le national-socialisme — le nazisme — attise les haines et il en profite. La crise économique a frappé de plein fouet les classes moyennes : elle transforme ce qui était un petit groupe d’opposants en une force énorme. Une fois au pouvoir, cette force va exercer une vengeance sociale. À qui s’en sont pris les nazis ? À ceux qu’ils haïssaient principalement : les intellectuels et les artistes. Pour les nazis, ils représentaient la perversion de la société, celle des décadents. Puis ils s’en sont pris aux sociaux-démocrates, aux ennemis de classe, aux communistes, à la fois ennemis de classe et « agents de l’étranger ». Telles ont été les premières cibles de la répression, avec les juifs, les premiers à avoir peuplé les camps de concentration, ceux que nous avons eu la surprise de trouver en arrivant (du moins ceux d’entre eux qui avaient survécu). Le camp de Buchenwald existait depuis 1937, faut-il le rappeler ?
Durant la première phase de la répression, les nazis se contentaient, si l’on peut dire, de les faire souffrir. Il fallait que ces gens-là paient, par leur souffrance. Quand les tâches de la SS se multiplièrent, au fur et à mesure que l’Allemagne occupait l’Europe, que les arrestations se poursuivaient et les camps se remplissaient, le problème de l’administration des camps se trouva posé. Avec un certain génie, la SS se tourna vers les droits communs et vers les criminels, pour la raison évidente que les droits communs haïssent les politiques, d’une haine viscérale. Ils ont donc associé les droits communs à la gestion des camps. Cela constitua une phase particulièrement cruelle pour les politiques. Puis, les arrestations se poursuivant, la masse des détenus augmenta : il s’agissait désormais d’ouvriers spécialisés, de techniciens, d’ingénieurs, représentant une bonne partie des communistes et des sociaux-démocrates, c’est-à-dire une réserve de main-d’œuvre extrêmement précieuse. Les hitlériens élargirent donc leur mobilisation économique dans la préparation de la guerre à l’échelle mondiale. Ils se tournèrent ainsi vers cette main-d’œuvre en se disant : « C’est stupide, torturer ne suffit pas, il faut trouver une combinaison qui permette de torturer et, en même temps, d’utiliser cette main-d’œuvre en exploitant ses qualités. »
Une difficulté surgit alors : s’ils étaient capables de maintenir et de développer la terreur, les droits communs étaient incapables d’organiser le travail. Des conflits surgirent ainsi à l’intérieur de la SS, à propos du remplacement des droits communs par les politiques.
Dans les camps on trouvait d’éventuels cadres : les communistes allemands qui s’étaient organisés clandestinement et qui étaient donc qualifiés pour la gestion des camps.
Cette orientation nouvelle fut adoptée par la SS. Je dis bien : orientation, car il fallait la mettre en œuvre. Or elle se heurta à une résistance notable d’une part d’une fraction de la SS, mais aussi des droits communs qui détenaient cette parcelle de pouvoir. Au travers de luttes sanglantes qui firent de nombreuses victimes, les communistes allemands remportèrent finalement la victoire contre les droits communs et commencèrent à organiser la gestion des camps.
Telle est la situation que les étrangers parmi eux, et nous, les Français, avons découverte lorsque nous sommes arrivés. Nous avons trouvé des camps fonctionnant bien et administrés par des communistes allemands : ce ne fut pas notre moindre surprise.
À l’encontre de ce qu’on pourrait imaginer, leur régime n’était pas égalitaire. Le fait d’être dirigé vers tel ou tel sous-camp ne signifiait pas que l’on disposerait d’un même niveau de vie. Cela dépendait de la fonction qu’on allait occuper, et cette fonction dépendait du bon plaisir des responsables, du pouvoir délégué par la SS aux détenus. Si vous travailliez aux cuisines vous en tiriez un avantage évident, une nourriture supplémentaire fort précieuse. Travailler en usine valait mieux que travailler à creuser des ateliers souterrains, le plus dur des emplois, ou encore aux mines de sel. Travailler dans un bureau n’avait rien de commun avec le fait de travailler sous la pluie, dans le froid, sous la neige, en plein air. Les conditions de vie décidaient de la durée de votre survie. La décision prise de vous envoyer ici ou là vous condamnait à mort ou non.
Vous arriviez au camp avec un dossier qui vous suivait depuis l’interrogatoire et la prison. Au camp, on vous faisait changer de vêtements, on vous passait à la douche, on vous vaccinait, mais on vous faisait également passer par un interrogatoire serré. Et cet interrogatoire était mené par des détenus, essentiellement des communistes allemands, qui vous questionnaient bien entendu sur vos convictions, sur votre appartenance politique.
C’était là une situation qui, si elle ne s’était pas déroulée sur un fond tragique, aurait été d’un burlesque accompli. En effet, beaucoup de Français parvenus au camp se disaient : « Nous sommes chez les nazis. Nous avons peut-être une chance de nous en sortir si nous nous faisons passer pour quelqu’un de droite. La droite et les nazis, ça doit pouvoir cohabiter. » Ils répondaient donc aux questions que les communistes allemands leur posaient, sans savoir à qui ils avaient affaire.
Ces illusions n’étaient pas seulement partagées par le tout-venant des déportés. Elles l’étaient aussi par nous, les plus politisés. Quand nous sommes arrivés à Buchenwald, nous étions quatre du POI : Filiâtre, Fournié, Hic et moi. J’avais contracté une otite et on m’avait dirigé vers l’infirmerie pour me soigner. Lorsque j’en suis revenu, j’ai rencontré Filiâtre et Hic qui m’ont dit : « Nous avons été interrogés par des camarades communistes allemands, nous avons eu avec eux une très intéressante discussion politique. Nous leur avons expliqué que nous étions Trotskistes et sur quoi portaient nos divergences. »
Drapeau déployé ! comme on disait dans l’organisation. Plus prudent, Philippe Fournié avait répondu : « Je suis socialiste. »
Quand je suis passé, à mon tour, devant la commission, j’ai répondu prudemment que je n’étais pas un politique mais un résistant.
Ce type de surprise n’a pas été réservé qu’à nous. Les communistes français qui répondaient aux communistes allemands durent également tomber des nues. La ligne du Parti communiste français, fin 1943, c’était l’Union sacrée contre l’occupant. Tous unis contre le Boche ! Tandis que leurs camarades allemands avaient, pour la plupart, été arrêtés au moment où leur parti avançait ce mot d’ordre : classe contre classe !
Face à nous, nous n’avions pas des imbéciles. Les communistes de la commission ont bien vu que nous étions liés comme les doigts de la main. De plus, ils avaient envoyé de jeunes communistes français bavarder avec nous. Ils pouvaient donc en conclure que nous étions tous quatre trotskistes. Mais ils ont dû juger qu’il y avait, parmi nous, des durs et des mous. Ils nous ont donc séparés et ont envoyé les premiers dans des camps durs et les autres dans un camp moins exposé, un grand camp. Un grand camp était un camp bien organisé, offrant par conséquence plus de chances de survie. Dans un camp nouvellement ouvert, les chances de survie étaient beaucoup plus réduites.
Tout ce que je décris ici, nous l’avons appris grâce aux conversations très libres que nous avions avec notre chef de block, un communiste allemand, qui ne nous a rien caché. Marcel Hic a été envoyé à Dora, ce qui lui a certainement coûté la vie. Il était plus exposé que d’autres, de santé fragile, et sans doute tuberculeux. Il parlait parfaitement l’allemand. En bonne logique, il aurait pu être dolmetscher (interprète), car le camp en manquait. Mais son aveu politique l’avait condamné.
Quant à moi, j’ai connu plusieurs camps : Buchenwald, Porta Westphalica, Neuengamme et les mines de sel de Helmstedt.
David Rousset