Sous le mot d’ordre « Stoppez l’invasion ! », des dizaines de milliers de manifestant·e·s – selon les sources les chiffres diffèrent de 1 à 10 – ont défilé à Milan le 18 octobre 2014. La manifestation était organisée par la Lega Nord, une « formation ethno-régionaliste », de fait de droite extrême ayant acquis au cours des dernières années une audience électorale et en partie organisationnelle à l’échelle de toute l’Italie. Il faut aussi remarquer la présence d’un millier ou de deux milliers de militant·e·s organisés par la force fasciste Casapound, déjà active lors des manifestations dites des fourches (forconi) en fin 2013.
La Lega Nord, à l’instar de diverses forces politiques en Europe, surfe sur la « vague anti-immigré·e·s », qui n’est pas le fruit mécanique de la crise socio-économique, mais qui est le résultat combiné d’une xénophobie d’en haut, institutionnelle, légalisée à l’échelle européenne et des impasses des politiques bourgeoises desdits socio-libéraux, orientation qui logiquement a une configuration sécuritaire dont les immigré·e·s représentent la première cible.
Cela s’articule, comme nous l’avons déjà écrit, avec l’apparente contradiction entre, d’un côté, la transnationalisation néolibérale et, de l’autre, la « guerre compétitive » qui fait appel à des thématiques nationalistes, « d’unité nationale », présentée comme nécessaire dans le cadre de la « guerre économique entre pays à l’échelle mondiale ». Pour effacer les affrontements de classes au sein de chaque formation sociale, dans le contexte des affrontements interimpérialistes, les dominants utilisent un discours politique performatif dans lequel les thèmes de « consensus », de « pactes sociaux », d’« accords gagnant-gagnant » pavent la voie d’une intégration quasi complète des appareils politiques, sociaux et syndicaux liés historiquement audit mouvement ouvrier issu du XIXe et d’une partie du XXe siècle.
Sans cette mise en perspective, l’approche analytique de cette mobilisation réactionnaire, xénophobe et raciste – intégrant dans ses filets des forces militantes fascistes proclamées encore minoritaires – peut conduire à un constat biaisé et fataliste : le fascisme sonne à la porte. Ce qui va justifier toutes les politiques de compromission avec les scories de la social-démocratie. Une orientation qui est fort différente d’une politique d’unité d’action s’adressant à tous ceux et à toutes celles prêts à combattre : les politiques d’austérité ; les atteintes aux droits syndicaux et démocratiques ; les mesures discriminatoires contre les immigrés extra-européens, les Roms (souvent citoyens européens), les salarié·e·s de pays membres de l’UE, « abusant » des droits sociaux dans un autre pays de l’UE. En outre, sans inscrire ces mobilisations anti-immigrés dans cette phase particulière de la crise du capitalisme – qui s’exprime non seulement économiquement et socialement, mais aussi dans les domaines dits de société, de la culture, de l’enseignement, etc. – on aboutit rapidement à un discours avant tout moraliste, avec le piège qu’une morale a-classiste (a privatif) prolonge les « sermons » des « républicains réalistes ».
Le 18 octobre : un discours qui fleurit sur le semi-désert cultivé par le PCI et ses épigones
Le 18 octobre 2014, sur la place du Dôme, le chef d’orchestre visible était Matteo Salvini, secrétaire de la Lega Nord. Devant une place bien remplie, il affirma : « Les voleurs et les racistes sont sur d’autres places et pas ici. » L’utilisation du terme « voleur » renvoie aussi bien à l’immigré qu’aux membres de « la caste politique » italienne ; une catégorie utilisée par la droite en Italie [1] et aussi avec peu de précaution par des dirigeants « populistes » de Podemos (Pablo Iglesias) en Espagne. Le terme « raciste » permet de caractériser l’immigré raciste (« racisme anti-Blanc » !) qui ne respecte pas « l’Italien d’origine » et ceux qui en Italie sont « racistes contre les habitants du Nord » par leur politique fiscale, soit les divers gouvernements. Cette partie du prêche s’adresse aux petits commerçants « écrasés d’impôts ».
Ne pas comprendre la polysémie sociale de ce discours relève simplement d’une ignorance des secousses qui traversent la société italienne. Or, en son sein, le « Parti communiste » (soit un parti stalinisé qui a sans cesse renouvelé son histoire officielle pour justifier son évolution) disposait d’une forte présence institutionnelle régionale et sociale, ainsi qu’un storytelling dit culturel. En organisant sa dissolution, après avoir effacé, falsifié ou nié ses options politiques au sens large : il a ouvert des crevasses dans lesquelles sont tombés des dizaines de milliers de militants ; il a élargi la voie pour une contre-offensive réactionnaire portant sur la Résistance, l’antifascisme, puis la montée ouvrière des années 1960-80 et le retournement dit libériste dès la seconde moitié des années 1980 ; il a suscité en réaction une relance d’un néostalinisme nostalgique, prétendument subtile, que l’on trouve chez des intellectuels comme Domenico Losurdo (voir son Staline, histoire et critique d’une légende) ou encore la revue L’Ernesto. Ces courants sont fortement campistes. Cela se traduit dans leurs positions aussi bien sur la Syrie que sur la Russie de Poutine ou la Chine de Xi Jinping. Le tout est développé sous le couvert d’un anti-impérialisme, d’un anti-vaticanisme et d’un soutien myope aux gouvernements dits progressistes de l’Equateur ou du Venezuela.
Par souci d’efficacité politique, Salvini a insisté sur un thème : « Nous sommes ici parce que nous sommes contre les clandestins, un point c’est tout. » On retrouve cette affirmation dans la campagne électorale menée actuellement dans la région de Bologne, par Forza Italia, la formation de Berlusconi. Comme Berlusconi, Salvini a rendu hommage à Poutine. En effet, ce dernier lutte aussi contre les clandestins du Caucase dans son pays et contre le « terrorisme islamique ». La jonction avec Marine Le Pen a de même été établie. L’opposition aux Accords de Schengen trouve sa concrétisation dans la revendication de l’instauration de « véritables murs de contrôle » à l’échelle de chaque pays, avec droit de renvoi immédiat. On entend des militants de la Lega comme de Forza Italia vous dire : « Le gouvernement Renzi va chercher avec des bateaux de l’armée italienne des migrants en Libye » (sic !).
La Lega, Maroni et l’affirmation d’une droite extrême
Présent sur le podium le 18 octobre, Roberto Maroni entonna l’hymne anti-immigrés avant le secrétaire national Salvini. Après un passage chez les marxistes-léninistes, puis à Democrazia Proletaria, jusqu’en 1979, Roberto Maroni devint un membre fondateur de la Lega en 1984, au côté d’Umberto Bossi. Il fut ministre de l’Intérieur en 1994-1995, ayant occupé auparavant le poste de chef du groupe parlementaire de la Lega Nord en 1993. Par la suite, il eut la responsabilité du ministère du Travail de 2002 à 2006, puis à nouveau du ministère de l’Intérieur de 2008 à novembre 2011. Tout cela dans les gouvernements de Silvio Berlusconi, jusqu’à l’obligation pour le Cavaliere de quitter le Quirinal, soit la présidence du Conseil.
Dans ses fonctions, Maroni a pu aussi bien « gérer » l’insertion hyperprécaire des migrants dits « irréguliers » dans le « marché du travail » italien – de la construction à la restauration et au tourisme, en passant par l’agriculture saisonnière ou les firmes privées de nettoyage ou d’ébouage cooptées par les villes grâce des contrats de sous-traitance juteux pour les dirigeants en place – qu’utiliser le bâton répressif, instrument complémentaire de la conduite de la dite « économie noire », dénoncée régulièrement par ceux qui la couvent. Parmi les mesures de « sécurité » que Maroni a introduites – et qui sont considérées comme normales aujourd’hui par les institutions – on trouve : la confiscation des appartements loués à des « clandestins » résidant depuis des années en Italie et y travaillant, un droit attribué aux instances municipales de prendre des mesures « d’ordre » si nécessaire, ce qui donne un champ d’action à des milices « citoyennes ». Enfin, les polices municipales sont intégrées à la surveillance du territoire. En 2009, le « décret Maroni » – loi du 23 avril 2009, numéro 38 – officialise la mise en place des « associations d’observateurs volontaires » (les célèbres rondes) qui, enregistrées auprès des préfets, jouent un rôle de surveillances contre les migrants, les Roms et tout ce qui leur est associé sous l’effet de sa force de désignation : la prostitution, le vol, la vente de drogue, etc. L’ardeur de Maroni fut telle que la Cour européenne des Droits de l’homme, sise à Strasbourg, a condamné son action pour avoir renvoyé vers la Libye – ses rapports avec Kadhafi étaient excellents – des réfugiés libyens, somaliens et érythréens. Ce qui violait l’article 3 de la Convention, car ces personnes étaient soumises – avant leur départ et encore plus à leur « retour » – à des traitements inhumains dans les prisons du guide Mouammar, entre autres les viols que Maroni devait considérer plus « acceptables » que le « délit » de prostitution que le dirigeant de son gouvernement, le Cavaliere, méprisait car les contrats pour exhibitions artistiques favorisent l’essor culturel de l’Italie.
Le recyclage de Maroni a passé par la présidence de la Junte de la Région de Lombardie, avec l’appui de forces telles que le Parti de la Liberté, des listes civiques et le soutien de l’ex-président de la Région d’avril 1995 à mars 2013 : Roberto Formigoni. Ce membre historique de la Démocratie chrétienne, puis du PPI (Parti populaire italien), après des passages assez rapides dans divers partis, a atterri à Forza Italia de 1999 à 2009 puis a passé au Parti de la Liberté. Maroni a gagné les élections en février 2013 avec 42,1% des suffrages contre un candidat de « centre-gauche » Umberto Ambrosoli qui avait l’appui de forces dites de gauche.
Le positionnement de Maroni dans le complexe des régions du Nord (Vénétie, Lombardie et Piémont) est donc significatif, car il articule une figure « régionale » et une projection nationale.
Il est intervenu sur des thèmes économiques en attaquant le gouvernement Renzi qui « veut fermer les hôpitaux » avec la « loi de stabilité » (coupes sociales). En même temps, il affirme qu’il faut être prêt à une « révolte fiscale », ce qui renvoie à une revendication des petits commerçant. Ils disent subir une « expropriation » fiscale de 57%, ne peuvent faire de l’évasion comme les grands groupes et s’opposent à une hausse de la TVA (impôt indirect) qui contracte le marché interne. En Italie, les impôts directs sont payés massivement par les salarié·e·s au travers d’une imposition à la source.
Face à une telle harangue à prétention programmatique s’affirme la nécessaire et urgente combinaison entre mobilisation unitaire des salarié·e·s sur des revendications concrètes, bataille pour les droits sociaux et syndicaux de tous et mise en question de la politique d’austérité du gouvernement Renzi qui détricote de manière véloce le Code du travail issue des mobilisations de la fin des années 1960 et 1970. Sans un tel ensemble de revendications présentées avec une pédagogie illustrée – partant des ressentis et des expériences de secteurs de salarié·e·s autochtones et immigrés – est impossible une contre-offensive d’ampleur efficace contre cette mobilisation socialo-raciste. Cette dernière, non seulement divise les travailleurs, mais instille un néo-corporatisme mortel, dont la montée vient de loin.
Les maires de la Lega – qui affirment vouloir prendre le commandement de la rue – partaient de Porta Venezia pour arriver sur la place du Dôme. Cela donnait une audience particulière au discours prononcé par l’eurodéputé Mario Borghesio. En 2009, il soutenait la convention identitaire [2]. Il se profile avec un approche de la situation politique internationale de type complotiste, en dénonçant souvent le groupe Bilderberg. Le 18 octobre, il déclara :« Aujourd’hui naît une Lega, grande, immense, qui n’a plus de frontières ni politiques, ni géographiques, mais qui défend les frontières du pays, mes chers Alfano [ancien bras droit de Berlusconi rallié au gouvernement Renzi] et Renzi. »
Avant d’arriver sur la place du Dôme, les manifestant·e·s se sont arrêtés devant le Palais Marino (palais du XVIe siècle qui se trouve sur la place de la Scala et a pour nom celui d’un commerçant de Gênes) et ont lancé le slogan : « La mosquée à Milan, nous ne la voulons pas. » Une des têtes de Turc des manifestants était le président Giorgio Napolitano, un ancien de la « droite » du PCI qui tient le gouvernail de la réforme constitutionnelle visant à rendre plus adéquate aux besoins de la grande bourgeoisie italienne la « gouvernance » de l’Etat.
La cible locale était Giuliano Pisipia, le maire de Milan. Ce dernier est le fils d’un célèbre juriste qui a rédigé le Code de procédure pénale italien : Gian Domenico Pisapia. Giuliano Pisapia a milité dans Démocratie prolétarienne, puis a adhéré à PRC (Parti de la Refondation communiste) et a rejoint dès 2010 la formation SEL (Gauche écologie et liberté, dont le porte-parole le plus connu est Nicki Vendola). Ce parti constitue un allié de « gauche » du Parti démocrate (PD) de Renzi. Giuliano Pisapia a gagné les élections à la municipalité de Milan, en fin mai 2011, contre Letizia Moratti. Celleci était la candidate du Parti de la Liberté et ancienne ministre de l’Instruction publique de 2001 au 17 mai 2006. Elle est très liée aux milieux de l’important secteur des télécommunications, et en lien avec des fonds d’investissement.
La polarisation au sein de la droite voulue par la Lega et les traits forts de la manifestation démontrent un projet politique entrant en syntonie avec un secteur de la petite-bourgeoisie et de salarié·e·s laissés dans un statut de déshérence par une « gauche » en grande partie évanescente.
Débarque une flotte anti-immigrés
La manifestation du 18 octobre s’inscrit dans une véritable campagne télévisée qui présente une Italie prise d’assaut par les migrant·e·s arrivant à Lampedusa. Ceux et celles qui « pavent » les fonds du cimetière méditerranéen restent des fantômes, sans même mentionner ceux qui sont décédés dans leur errance dans le désert, après avoir été, le plus souvent, maltraités au-delà de l’imaginable.
Or, les données officielles – qui certes n’ont pas d’efficacité en tant que telles pour constituer un contre-discours dans une ambiance construite pour être une caisse de résonance de ce qui se veut la traduction d’une « réalité » prenant appui sur des « expériences vécues » par « tout un chacun » – indiquent que le nombre de migrant·e·s, plus ou moins irréguliers, n’a pas du tout explosé. Que ce soit les chiffres donnés par Caritas ou ceux fournis par l’agence Frontex de l’UE, tous concordent pour établir qu’en 2013, les immigré·e·s (au sens de citoyens non italiens) sont au nombre de 4’387’721, avec une concentration en Lombardie, en Vénétie, en Emilie Romagne. Ils constituent 7,4% de la population italienne qui s’élevait à 59’685’227. Selon Caritas (voir Caritas e Migrantes, XXIII Rapporto Immigrazione 2013, avec comme titre : Entre crise et droits humain), il est probable que 300’000 irréguliers doivent être ajoutés à ce chiffre. Or, les effets de la crise économique et d’un chômage persistant ont provoqué, depuis fin 2011, ce que des démographes nomment des « flux négatifs », un processus connu en Espagne. Ces flux sont paralèles à une émigration des pays du « sud » de l’UE vers l’Allemagne, l’Autriche, la Suède ou la Suisse (non membre de l’UE). Dans ces pays d’accueil des forces politiques xénophobes, s’appuyant aussi sur une xénophobie d’en haut, sont actives.
Revenons à la « comptabilité migratoire » italienne. Il y a une corrélation quantitative entre la croissance des migrations – essentiellement « sud-sud » – et celle de la population mondiale. Ce à quoi s’ajoutent : les effets des guerres civiles et des conflits régionaux (dans leurs relations directes ou indirectes avec des interventions impérialistes) ; les impacts des ajustements structurels et du délitement des institutions étatiques de pays d’Afrique ; les crises agraires qui nourrissent en termes de transfert de population les métropoles. Dans un deuxième temps, une fraction de ces migrants peut être la source d’une migration vers le nord d’une population déjà urbanisée.
En fait, en arrière-fond, s’impose en fait la constitution d’une armée de réserve industrielle mondialisée, dans laquelle il faut inclure le prolétariat du secteur agro-business qui relève, de facto, d’une production industrialisée. L’impact de cette armée de réserve peut être repéré dans l’hyper-exploitation du « travail irrégulier » avec l’abaissement au niveau de la survie physique de la valeur d’échange de la force de travail.
Le dernier dossier publié sur www.immigrazione.it, datant d’octobre 2014, illustre, après une enquête bien menée, lesdites conditions de travail des migrants – en grande partie des sikhs venant du Punjab – et mis au travail dans l’agriculture de la province de Latina. Temps de travail entre 12 et 14 heures par jour. Salaire, quand il est versé, de 3 euros de l’heure alors que le contrat national signé par les syndicats le fixe à 6,40. De surcroît quand existe un contrat, le nombre d’heures « enregistrées » sur les feuilles de paie n’a rien à voir avec les heures travaillées : la zone travail gratuit s’élargit encore, d’où le terme de surexploitation par rapport à la moyenne sociale du travail gratuit (à l’origine de la survaleur, Mehrwert) dans ce secteur. Des logement insalubres imposés par un réseau semi-criminel en lien avec des grossistes et leurs avocats. Cela aboutit pour frais de logement à l’expropriation d’une partie du salaire. Ce « logement » renforce la marginalisation sociale et la discrimination.
En réalité, dans ce cas, il ne s’agit pas de journaliers réels. Ainsi dans la région Pontina (Lazio) « on se trouve face à un emploi constant pour des périodes longues de mise au travail d’une armée de journaliers, mais informelle qui assure l’existence d’un secteur « gris » d’illégalité dans lequel agissent avec dextérité quelques entrepreneurs et leurs conseillers. Une sorte de travail garanti traduit en “contrat d’exploitation à temps indéterminée” » (page 3). Un tel système nécessite un évantail de chantage, de mise en place d’une dépendance contrôlée de type esclavagiste. Dans ce royaume gris, « l’irrégulier » est escamoté du paysage social et contractuel. En réalité, c’est la pointe avancée d’une précarisation rampante d’une majorité du salariat.
La « réalité » des chiffres ne dicte pas le climat…
L’explosion de conflits meurtriers (en Syrie, au Soudan du Sud, en Erythrée, en Irak, etc.), mais aussi au Mali, au Pakistan, au Nigeria a fait monter la « fièvre migratoire irrégulière » dans des pays comme la Grèce et l’Italie. Ainsi, les pourcentages grimpent vite. Le Risk Analysis de Frontex indique une hausse de l’immigration « irrégulière » de 170% entre le deuxième trimestre de 2014 et celui de 2013. Néanmoins, en chiffres absolus, comme l’écrit Giancarlo Perego, directeur général de la Fondation Migrantes de Caritas, l’arrivée de « migrant·e·s irréguliers » s’élève à 150’000, dont quelque 50% cherchent à se rendre en Grande-Bretagne, en Suède, aux Pays-Bas, etc. En Italie, environ 45’000 demandes d’asile ont été déposées. Il y a donc une différence entre l’arrivée et la résidence sur le territoire italien. Frontex constate une baisse de 22% de cette résidence sur le territoire par rapport à 2012. L’augmentation touche plus des pays comme la Norvège, le Danemark et l’Allemagne.
Ces sommaires données chiffrées confirment simplement un fait d’évidence : la xénophobie d’en haut (étatique) – formatée par les décisions prises et leurs justifications – relayée par des forces politiques et les grands médias configure l’expression xénophobe et raciste. Les résultats des référendums et initiatives en Suisse démontrent que le nombre d’immigré·e·s et de demandeurs d’asile (en chiffres absolus ou en pourcentages dans les diverses régions) n’est pas corrélé aux votes caractérisés comme xénophobes.
Beppe Grillo et Ebola
La réaction de Beppe Grillo, le comédien qui dirige d’une main de fer le Mouvement 5 étoiles (M5S), éclaire le caractère de ce mouvement que des organisations s’auto-définissant à gauche ont soutenu en appelant à voter pour lui lors de sa présentation aux élections municipales de 2012. Ainsi Grillo a-t-il écrit sur son blog : « Celui qui entre en Italie avec un bateau est un parfait inconnu. Il doit être identifié immédiatement ; les réfugiés doivent être accueillis ; les autres, lesdits clandestins, doivent être renvoyés d’où ils viennent. Celui qui entre en Italie doit être soumis à une visite médicale obligatoire à l’entrée afin de protéger sa santé et celle des Italiens. »
Pour Grillo, « quelque chose a changé au cours de ces deux derniers mois ». Ces deux éléments sont la diffusion du virus Ebola et la guerre menée par l’Etat islamique. « L’Ebola est en train de pénétrer en Europe et c’est seulement une question de temps pour qu’en Italie se manifestent les premiers cas d’infection. » Avec un discours qui cultive une ambiguïté traditionnelle, Beppe Grillo attribue à ses affirmations sur Ebola ou sur l’EI la valeur d’une évidence qui, par définition, ne s’examine pas. Sa formule préférée : « il suffit de le savoir ». Puis, dans la foulée, il dénonce les partis à la fois pour leur racisme et leur « buonismo », soit une attitude trop bonne, de bienfaiteur.
Ce qui lui a valu cette réponse cyniquement réaliste de Vito De Filippo, sous-secrétaire d’Etat au ministère de la Santé, un membre du PD et ancien président la Région Basilicata : « La durée du voyage [vers l’Italie du futur irrégulier] est telle que cela rend extrêmement improbable l’arrivée de personnes infectées par le virus Ebola. Le temps d’incubation est en moyenne de 17 jours, avec un minimum de deux jours et un maximum de 21 jours. Ceux qui auraient contracté le virus d’Ebola mourraient bien avant d’arriver en Italie. » Le directeur de Caritas Migrantes explique : « Le virus arrive en avion, pas sur des barques. »
La frénésie cultivée sur l’épidémie d’Ebola a donc été relayée par Beppe Grillo. Sandra Amurri, dans un article de Il Fatto Quotidiano du 24 octobre 2014, écrit : « Rome, 10 heures. Un bar dans un quartier distingué. Entre une sœur de couleur. Elle s’approche du comptoir et commande un café . “Faites attention, elle pourrait avoir l’Ebola”, susurre un client, avec un ton mi-sérieux, mi-plaisantin, à l’oreille d’un ami. Celui-ci lui répond : “Il ne faut pas faire de blagues à ce sujet, nous devons être attentifs, le risque existe.” 15 heures, gare Roma Termini. Une femme de couleur tient dans les bras un jeune enfant. Elle s’approche d’un couple qui, comme elle, contrôle les horaires de départ des trains et leur demande : “Quelle heure est-il ?” La dame s’éloigne rapidement. L’homme répond en se couvrant la bouche avec la main. La Noire avec l’enfant ne comprend pas le sens de ce geste. Elle remercie et se dirige vers les quais. Le monsieur et la dame se rejoignent. Elle lui dit : “Tu as bien fait de te protéger la bouche, elle était si proche.” » La journaliste décrit des situations similaires. Par exemple dans une file d’attente devant un cinéma, deux jeunes filles avec une coiffure rasta (sic) se sont adressées de la sorte à la caissière : « Vous devriez empêcher l’entrée d’Africains qui sont un risque de contagion d’Ebola. »
Le professeur responsable de la chaire des maladies infectieuses à l’Université Sapienza de Rome, Claudio Mastroianni, affirme : « En ce moment il n’existe aucun risque chez nous qui puisse être confirmé. Ebola n’est pas une grippe. Sommes-nous en train de blaguer ? Le virus n’est pas transmissible par voie aérienne. On ne le contracte pas lorsque quelqu’un tousse ou se mouche. » Lorsque Sandra Amurri s’aventure à lui poser la question qui va l’énerver sur la venue d’Ebola par bateau, il répond : « Des inepties. Des formes de racisme pur ! Une personne du Liberia, avant qu’elle traverse le désert, pour arriver en Libye et débarquer sur nos côtes, si elle a contracté le virus, n’aurait pas de temps d’y arriver parce que la maladie l’aurait déjà tuée. »
Tous ces arguments sont utiles à diffuser. Il y en a certains, tels que ceux de l’ancien procureur de Turin, qui sont plus terre à terre. Face aux revendications de Beppe Grillo, il insiste sur le refus des pays de « départ » de « reprendre » des « réfugiés ». En effet, ceux-ci sont sans papiers et leur identité ne peut être prouvée. Dès lors, leur citoyenneté ne peut être reconnue. Avec un esprit de comptable piémontais, Andrea Padalino déclare : « L’expulsion est une solution qui fonctionne peu et mal parce que ces personnes doivent être accompagnées matériellement [par des policiers] dans leur pays d’origine et les coûts sont significatifs. Avant tout dans une période de crise économique. » Autrement dit, l’austérité budgétaire fait obstacle aux expulsions !
Face à la psychose raciste entraînée par l’instrumentalisation politique de la pandémie d’Ebola, circonscrite à quelques pays de l’Afrique de l’Ouest, la riposte d’une gauche classiste devrait non seulement s’appuyer sur des arguments épidémiologiques raisonnés (donc ayant un impact limité), mais saisir les préoccupations de la population face : à la gestion du système de santé en Italie ; à la politique des pharmas sur l’ensemble des médicaments prescrits ; à la contraction des politiques publiques de santé, y compris préventives, dans de nombreux domaines (travail, jeunesse scolarisée, personnes âgées, etc.).
Se montre ici une autre facette de la nécessaire jonction entre des revendications concrètes visant les conditions délétères de travail en termes de santé physique et psychique de l’ensemble des salarié·e·s – donc aussi de la jeunesse scolarisée, des retraités, comme des précaires, des chômeurs, des dizaines de milliers de franchisés faux indépendants – et celles portant sur les discriminations comme la répression à l’égard des immigré·e·s.
En abordant ainsi la campagne xénophobe et raciste, il est possible d’initier la construction d’un bloc social reprenant à son compte des exigences démocratiques, sociales et politiques. Mais cela implique qu’une gauche politique classiste s’adresse avec pédagogie – c’est-à-dire en prenant des exemples singuliers ayant une valeur de classe universalisante – à la société, plus exactement à sa majorité salariée, et pas seulement à une « gauche syndicale » de combat.
Certes, les militants d’une gauche syndicale combative peuvent être un vecteur constitutif d’un tel bloc social à venir, comme nécessaire possibilité. En effet il s’agit de combattre des forces politiques organisées – comme celles représentées le 18 octobre – qui rassemblent des fractions sociales différentes. En cela, ces forces réactionnaires sont en train de construire une hégémonie politico-idéologique sur un terrain miné par les pratiques gouvernementales et syndicales de l’a-gauche (a privatif).
La tendance à simplement faire pression, pour la pousser à gauche, sur cette « a-gauche » ne peut qu’aboutir à une politique du « moins pire » qui étouffe la dynamique d’une bataille contre-hégémonique. C’est-à-dire une bataille qui fait surgir les forces positives, propositionnelles d’une gauche de classe ayant pour cible – de facto et programmatiquement – la structure des rapports sociaux d’exploitation et de domination qui régit, en dernier ressort, la dynamique de ladite crise sociale.
Le 18 octobre pose avec plus de force que d’aucuns le pensent l’urgence d’une contre-offensive idéologique, sociale et politique. En ce sens, une riposte articulée aux éléments concentrés dans la mobilisation réactionnaire, xénophobe, sécuritaire et raciste du 18 octobre est certainement plus importante que de se limiter (y compris dans la propagande) à une nécessaire opposition de gauche au sein d’une manifestation syndicale, appelée par la CGIL, comme celle du 25 octobre 2014 à Rome.
Charles-André Udry, 26 octobre 2014