Région du Donbass, de nos [Mediapart] envoyés spéciaux.- C’est le dimanche 9 mars que la situation a basculé à Lougansk, une grande ville industrielle de 500 000 habitants, tout à l’est de l’Ukraine, à une trentaine de kilomètres de la frontière russe. Depuis la chute du régime de Viktor Ianoukovitch, le 22 février, une poignée de militants pro-russes a dressé un camp de tentes devant le siège de l’administration régionale. Jusqu’alors, les plus grosses manifestations n’avaient jamais réuni plus de quelques centaines de personnes.
Ce dimanche, les deux camps ont essayé de se compter. Les partisans du nouveau gouvernement ont voulu fleurir la statue du poète national ukrainien Tarass Chevtchenko, dont on célébrait le 200e anniversaire de la naissance. Au matin, ils étaient quelques dizaines, réunis sous les drapeaux jaune et bleu de l’Ukraine. De l’autre côté de l’avenue Lénine, les « pro-russes » étaient un peu plus nombreux, quelques centaines peut-être vers midi, et leur nombre a grossi au fil de la journée, tandis que des cars amenaient des manifestants des petites villes minières de la région. Il y avait aussi quelques « touristes » de la Russie voisine, des jeunes gens un peu éméchés, qui ont fait du grabuge dans les commerces, assurent les habitants de la ville. Pourtant, la foule restait débonnaire : beaucoup de retraités, de chômeurs, et surtout des badauds, plus venus par curiosité que par conviction.
Vers 16 heures, les manifestants pro-russes ont investi le siège de l’administration régionale, les policiers ayant décidé d’évacuer les bâtiments sous les hourras de la foule. Beaucoup des membres des forces de l’ordre affichaient d’ailleurs des sourires de connivence avec ceux qui venaient de prendre, sans combat, ce symbole de l’autorité publique. Un drapeau de la Fédération de Russie a été hissé sur le bâtiment, flanqué, de manière plus inattendue, de la bannière de la « République de Transnistrie », une région majoritairement russophone qui a fait sécession de la Moldavie lors de l’éclatement de l’Urss.
Près du camp de tentes, on se presse au stand de la « Garde de Lougansk », une fantomatique milice nouvellement formée, pour signer une pétition demandant un référendum sur la « fédéralisation » de l’Ukraine. Un nom est proposé pour le Donbass : la « Nouvelle Russie ». C’est ainsi que s’appelait déjà la région au XVIIIe siècle, après la conquête de l’impératrice russe Catherine II, qui avait écrasé les Cosaques établis dans ces steppes peu fertiles. La majorité des signataires sont des femmes et beaucoup reconnaissent ne pas vraiment savoir ce que signifie ce concept de « fédéralisation ». « Nous pouvons accepter deux options : le rattachement à la Russie, ou bien l’autonomie de l’est de l’Ukraine. Il faut que nous puissions décider de nos affaires et gérer notre budget », tente d’expliquer Natalya, qui se présente comme journaliste. Le camp est proprement installé, avec un poêle à bois et des toilettes de chantier qui, elles, sont affublées d’un écriteau : « Entrée dans l’Union européenne. »
Serguei Jigoulsky observe la scène, un peu en retrait. Cet ancien officier de l’armée soviétique préside l’association locale des vétérans de Tchernobyl. « J’ai risqué ma vie pour sauver notre pays, l’Ukraine, et je n’ai rien contre les gens de Kiev ou de l’ouest. Je parle aussi bien l’ukrainien que le russe, et j’écris même des poèmes dans les deux langues », assure le vieil homme, « mais pourquoi le nouveau gouvernement a-t-il voulu interdire la langue russe ? ». Le projet de loi supprimant le russe comme deuxième langue officielle a vite été gelé par les nouvelles autorités de Kiev, mais elles ont certainement commis là leur premier faux pas majeur, perdant la confiance des populations russophones de la moitié orientale du pays.
Alexandre Belokobilsky, journaliste au quotidien local, confirme que le fossé qui s’approfondit chaque jour entre Ukraine de l’Ouest et de l’Est n’est pas ancien. « Avant 2004, tout le monde se sentait citoyen ukrainien, y compris les russophones. Viktor Ianoukovitch a été le premier à exploiter cette différence pour asseoir son influence sur l’est du pays après la révolution orange, mais les politiciens des deux camps portent leur part de responsabilité. »
Plus de cent nationalités dans la région
« Plus de cent nationalités vivent dans le Donbass, il y a des Arméniens, des Géorgiens, des Turkmènes, des gens qui sont venus de toute l’Union soviétique et, dans notre région, le russe est la langue commune », continue Serguei Jigoulsky. Pour lui aussi, la fédéralisation serait une solution acceptable : « Les plus grands pays du monde sont des fédérations, les États-Unis, l’Allemagne, la Russie, pourquoi pas l’Ukraine ? » Toutefois, l’ancien officier ne perçoit pas une éventuelle intervention russe comme une « menace » : « L’uniforme russe est celui de l’armée qui a combattu le nazisme et libéré le Donbass. Jamais les soldats russes ne pourront être perçus comme des ennemis par les habitants de la région. »
De Lougansk à Donetsk, le Donbass déroule le même paysage industriel : les puits de mines et les cheminées d’usine se détachent sur l’ocre morne de la steppe faiblement vallonnée. Les villes sont constituées des mêmes blocs d’immeubles lépreux. Dans un village-rue fait de maisonnettes en bois entourées de jardinets, à une dizaine de kilomètres de Ienakevo, la ville natale de Viktor Ianoukovitch, le président déchu, l’animation se concentre dans un petit bistro, aux murs tendus d’un papier peint hors d’âge. La télévision dévide les derniers hits de la variété russe, les paroles s’inscrivent sur l’écran, pour le plus grand plaisir des amateurs de karaoké.
« Ici, on ne vit pas, on survit », lâche Iouri, un trentenaire râblé aux traits tirés. Les gens du village travaillent dans les kopanki, des puits de mines « illégaux » qui, jusqu’au mois dernier, revendaient discrètement du charbon aux mines d’État. Ici, on creuse des galeries pour 200 à 300 euros par mois, les travailleurs n’ont ni contrat de travail, ni protection sociale. « Il suffit de gratter un mètre pour trouver le charbon », explique Iouri. Il y a peu de temps encore, le réseau des mines illégales était contrôlé par Alexandre Ianoukovitch, le fils de l’ancien président, qui a disparu en Russie… Depuis la chute du régime, elles ne tournent plus qu’à régime réduit.
Iouri travaille encore comme machiniste dans une mine d’État, où il est responsable des trains qui sillonnent les galeries. « Pas une hryvnia n’a été investie depuis des années : souvent, je dois assurer le passage des wagons en tournant la manivelle des aiguillages à la main. Plusieurs de mes collègues ont eu le bras arraché. » Youri possède pourtant une bonne voiture, une Golf qu’il entretient avec amour : un cadeau de son beau-frère, émigré en République tchèque. « Partir, c’est la seule solution pour échapper à cette vie qui n’est pas une vie, mais la vocation des gens du Donbass est de travailler », assure le jeune homme.
Le nom de l’ancien président Ianoukovitch n’attire qu’un crachat de dégoût. Mais Iouri n’a pas la moindre confiance envers les nouveaux gouvernants du pays. « Qu’est-ce qu’ils font dans l’ouest de l’Ukraine ? Ils ont trois vaches, et ils vendent du fromage en Pologne… Le Donbass alimente le budget national, et ils voudraient nous dicter quoi penser. S’ils viennent ici, ils trouveront à qui parler. Nous n’avons pas peur des fascistes de Svoboda ou de Praviy Sektor : les envahisseurs qui sont passés par le Donbass n’en sont jamais revenus. »
Iouri évoque avec envie les mines rachetées par l’oligarque Rinat Akhmetov, le vrai patron de la région, l’homme le plus riche d’Ukraine. Sa holding SKM a beaucoup investi, modernisant l’outil de travail, assurant de meilleures conditions de sécurité et des salaires « corrects » : en moyenne, 700 à 800 euros par mois, régulièrement payés, jusqu’à 1 000 ou 1 200 euros pour les mineurs de choc, ceux qui creusent dans des galeries où il est impossible de se tenir debout.
À Krasnodon, une ville de 40 000 habitants située à un jet de pierre de la frontière russe, Rinat Akhmetov a racheté trois des vingt puits qui travaillaient à l’époque soviétique. Assez pour employer 13 000 mineurs, dont les salaires font vivre la ville et ses alentours. Au centre de la bourgade trônent encore la statue de Lénine et un char soviétique, devant lesquelles les familles viennent se prendre en photo le dimanche.
Grigori Golovine ne marche plus qu’avec une canne depuis que l’effondrement d’une galerie lui a brisé le dos, mais ce petit retraité trapu redresse le buste pour la photo. Il préside toujours la branche locale du Syndicat indépendant des mineurs d’Ukraine. « Indépendant ? Oui, bien sûr, parce que j’ai toujours été un dissident ! » explique-t-il. « À l’époque soviétique, j’avais remporté le championnat de boxe du Donbass, mais on ne m’a jamais donné le titre parce que je portais les cheveux longs. »
Capitalisme sauvage et oligarques
Le syndicat, concurrent de la structure officielle héritée de l’époque soviétique, a mené les dures grèves des années 1990. « La grève ? C’était comme ça », lâche Grigori Golovine en clignant de l’œil et en levant le pouce. En août 1998, les mineurs de la région, dont les salaires n’étaient plus vraiment payés depuis plusieurs années, ont dressé des tentes devant le siège de l’administration régionale de Lougansk. La violente répression de la police n’a fait que durcir le mouvement. « Toute la région était solidaire », se souvient le journaliste Aleksandr Belokobilsky. « Ce qui m’a le plus impressionné, c’est que les mineurs continuaient à descendre chaque jour sans être payés. Les femmes essayaient de gagner quelques sous pour nourrir leur famille, mais à l’école, il y avait des enfants qui s’effondraient d’inanition. »
Les mineurs ont finalement marché sur Kiev, sans pour autant obtenir plus que la tête de quelques ministres. Par contre, quelques années plus tard, Rinat Akhmetov a racheté les puits les plus rentables de la région. « Lui, c’est le patron, et nous, nous sommes les ouvriers, la main-d’œuvre qui n’a rien à dire : c’est le capitalisme, mais les mentalités n’ont pas changé depuis l’époque soviétique », ajoute Grigori Golovine. En théorie, les syndicats sont associés à l’élaboration des mesures de sécurité, mais le « dialogue social » s’arrête là dans les entreprises d’Akhmetov. « On a essayé de poser nos conditions lors de la privatisation, mais nous n’avions aucune expérience, nous ne savions pas ce que nous pouvions exiger. »
Chaque année, Krasnodon commémore la catastrophe du 11 mars 2000, quand plus de quatre-vingts mineurs ont été tués dans le puits de Barakova par une explosion de méthane. Une chapelle a été édifiée sur le lieu de la tragédie et de grands panneaux mettent en garde les mineurs : « On vous attend à la maison ! La sécurité est l’affaire de tous. » Le 19 janvier, Rinat Akhmetov a signé un investissement de près d’un milliard de dollars pour percer une nouvelle galerie à Barakova, un projet qui devrait assurer du travail aux mineurs pour les trente prochaines années mais, en raison de l’instabilité politique, le chantier n’a pas commencé.
Grigori Golovine se souvient de son passé de boxeur pour évoquer le nouveau gouvernement de Kiev. « Vitali Klitchko était un grand sportif, mais il a reçu des coups sur la tête durant quinze ans… Je sais bien ce que cela produit : il est impossible qu’il lui reste la moindre idée intelligente. » Le vieux mineur n’a pas plus de sympathie pour le nouveau premier ministre, le libéral Arseny Iatseniouk, qu’il compare à un lapin. « Un lapin ! Voilà les gens qui prétendent gouverner l’Ukraine : un boxeur, un lapin et des fascistes !... Et derrière tout ça, il y a les oreilles de l’Oncle Sam. »
À Krasnodon, en vérité, la vie n’a guère changé depuis l’époque soviétique, sauf un lent délabrement des conditions matérielles. Les rues ne sont plus guère nettoyées depuis l’abandon des « samedis socialistes » où chacun empoignait son balai : la poussière des mines s’accumule sur les façades des bâtiments. « Si l’armée russe investit la région, je ne m’y opposerai pas », lâche le syndicaliste Grigori.
À une trentaine de kilomètres de Lougansk, le petit bourg de Slovianoserbsk fut fondé en 1753 par des colons serbes de Voïvodine à qui l’impératrice Élisabeth I de Russie avait offert des terres pour protéger l’empire des incursions ottomanes. Beaucoup d’habitants portent toujours des noms serbes, mais la bourgade s’est développée à l’époque soviétique, en même temps que se creusaient les puits de mines, attirant des travailleurs de toute l’Urss. Au milieu des blocs d’immeubles, une centaine de convives sont réunis dans un restaurant pour célébrer la Fête des femmes.
Installé avec quelques amis, Garnik Beglarian, le patron de l’établissement, enchaîne les toasts au cognac arménien. « À la paix, en Ukraine et dans le monde, et à tous les hommes de bonne volonté ! »… Garnik s’est enfui du Haut-Karabagh en 1991, lorsque les premiers combats ont éclaté avec ses voisins d’Azerbaïdjian. Installé depuis dans le Donbass, il s’est marié avec une Ukrainienne. Le couple a une fille qui étudie le français et rêve de devenir ambassadrice « d’Ukraine ou d’Arménie » ; il possède une belle voiture et un commerce prospère. « Il y a beaucoup d’Arméniens dans le Donbass : certains sont venus à l’époque soviétique pour travailler dans les mines, d’autres sont arrivés, comme moi, au cours des deux dernières décennies : si la guerre éclatait, où irions-nous ? »
Sur les bords de la mer d’Azov, Marioupol prétend au triste titre de « ville la plus polluée d’Ukraine ». Marioupol, c’est 500 000 habitants et deux aciéries : Azovstal et l’usine Illitch, toutes deux contrôlées par Rinat Akhmetov. Une odeur permanente d’ammoniac flotte dans la cité. Azovstal est un géant qui emploie près de 23 000 personnes. L’oligarque possède aussi l’usine Azovmash, qui produit des locomotives et des wagons de chemins de fer, principalement vendus en Russie.
Le débouché vers la mer Noire
Marioupol est le plus grand port de l’Azov, cette mer fermée qui ne communique avec la mer Noire que par le détroit de Kertch, entre la Crimée et la pointe russe du Kouban. C’est par ce port, le deuxième d’Ukraine, que s’exporte une bonne part du charbon et de l’acier produit dans le Donbass. Dans ce « lac » peu profond, un chenal accessible aux tankers et aux porte-containers relie Marioupol à la mer Noire mais, si la Russie contrôle la Crimée, il lui sera facile de bloquer le détroit. La ville fut fondée par des colons grecs de Crimée, invités par Catherine II, qui avait besoin de bras pour étendre les frontières de l’empire.
Ici, les manifestations pro-européennes n’ont jamais réuni plus d’une ou deux centaines de personnes. Iaroslav, un étudiant de 22 ans, anime le petit « Maidan » local. Ce jeune homme athlétique affirme connaître la langue ukrainienne, mais il ne la pratique guère : « Ici, reconnaît-il, tout le monde parle russe, mais cela ne m’empêche pas de me sentir ukrainien. Les pro-russes prétendent que nous serions des nationalistes, des fascistes, mais nous sommes uniquement des patriotes ukrainiens, et je ne voudrais pas vivre dans un pays soumis à la Russie. » Cet hiver, Iaroslav, a passé un mois sur les barricades de Kiev. Il assure que ses parents et tous ses amis – sauf un – soutiennent son engagement. Son père est technicien à Azovstal et sa mère travaille à la poste. Iaroslav ne rêve que de quitter Marioupol, dès ses études achevées.
Le jeune homme explique le conservatisme social de la ville par le poids des retraités, qui seraient plus nombreux que les actifs. « Il y a même beaucoup de retraités russes qui viennent s’établir dans notre ville : pour eux, le taux de change est avantageux, et ils peuvent vivre un peu mieux en Ukraine qu’en Russie. » Nikolai Tokarsky, le directeur de l’influent quotidien local, Priazovskii rabochii (« Les travailleurs des bords de l’Azov »), confirme ce vieillissement de la population : chaque année, on enregistre deux fois plus de décès que de naissances à Marioupol.
« À chaque élection, explique-t-il, le Parti communiste recueille au moins 20 % des voix. Pas question donc de renommer les rues ou de détruire les monuments soviétiques. » Le lectorat vieillissant du journal a d’ailleurs bien du mal à suivre la ligne qu’impulse Nikolai Tokarsky : la une du Priazovskii rabochii porte le logo Edina Kraïna/ Edinaya Strana (« Un pays uni », en russe et en ukrainien), que partagent tous les médias favorables à l’unité de l’Ukraine. Le directeur exhibe la moisson quotidienne de lettres de lecteurs, déjà tamponnées et archivées, des courriers manuscrits qui réclament tous plus de virulence face aux « fascistes de Kiev »…
Nikolai Tokarsky est aussi député au Parlement régional de l’oblast de Donetsk, député « indépendant », en fait chargé de représenter directement les intérêts des oligarques. Il a commencé sa carrière comme technicien à Azovstal, avant de se tourner sur le tard vers le journalisme. Il évoque « Monsieur Rinat » pour parler de l’oligarque, tout en affirmant que celui-ci n’interfère pas directement dans la ligne éditoriale du journal. Le ralliement prudent du maître du Donbass aux nouvelles autorités de Kiev explique pourtant l’engagement du Priazovskii rabochii en faveur de « l’unité de l’Ukraine ».
À quelques kilomètres de Marioupol, après les lignes à haute tension qui alimentent les aciéries de la ville, le village de Sartana aligne des maisonnettes sans charme et des jardins ouvriers. Dans l’angle de la salle de réception d’un restaurant, trois hommes avalent de petits verres de vodka, le front penché sur une assiette de choux et une platée de chibourieks, des soufflés à la viande. « Les meilleurs de toute la mer d’Azov, un plat typique grec », assure Stefan Mahsma, le maire de la bourgade.
Les 11 000 habitants de Sartana sont presque tous d’origine grecque, ils ont conservé l’usage de leur langue malgré le long isolement de la période soviétique. « Beaucoup ont tenté leur chance en Grèce entre 1995 et 2004. Les hommes travaillaient dans la construction, les femmes faisaient des ménages ou prenaient soin de personnes âgées. Avec la crise économique, tout le monde a fini par revenir. Depuis, nous ne faisons que survivre. Vingt-trois ans d’indépendance de l’Ukraine, et tout cela pour quoi ? Intégrer l’Union européenne ? Pour se retrouver dans la même situation que la Grèce ? »
Stefan Mahsma a le visage rond, les mains épaisses. Lui-même a travaillé deux ans sur des chantiers de construction à Chypre. « Je connais mieux l’Union européenne que beaucoup de ceux qui agitent des drapeaux sur Maïdan »… À Sartana aussi, la peur est palpable. « La police a été ridiculisée à Kiev, les forces de l’ordre sont démoralisées. Qui va nous protéger désormais ? » L’ombre de la Russie, encore. Tant qu’à choisir, chez les Grecs de Marioupol, on préfère les cloches du Kremlin au nouveau gouvernement ukrainien.
Coup de force russe
L’obscurité commence à tomber sur la mer d’Azov et derrière les murs de bois du restaurant s’échappent des grognements inquiétants. « C’est l’heure de nourrir les bêtes », explique Saveli Vachoura, le propriétaire des lieux. À Sartana, on trouve des lions, des tigres, des lamas et toute une collection de serpents. « J’ai longtemps travaillé à Azovstal, j’ai réussi à mettre de l’argent de côté pour créer ce petit zoo », explique-t-il en caressant deux oursons qui s’agrippent à ses épaules, sans en dire plus sur l’origine de sa fortune. « L’été, les gens de toute la région viennent se distraire ici, nous organisons des fêtes et des mariages. »
Dans la salle de banquet, quelques photos des îles grecques, des colonnes ioniques en béton et de grandes tables pour les festivités. « J’ai des amis à l’ouest du pays, nous nous appelons régulièrement », souligne Saveli Vachoura, en se resservant une rasade de vodka. « Il n’empêche, rien que dans le Donbass, nous sommes plus nombreux que ceux de l’ouest, même en additionnant les régions de Lviv, Ivano-Frankivsk et de Ternopil. C’est bon à savoir. Au cas où. »
Retour à Lougansk. Alexandre Tkatchenko, vice-maire de la ville et président de la branche locale du Parti des régions, qui fut le parti de Ianoukovitch, est venu serrer quelques mains. Pour évoquer la situation politique, il préfère cependant le calme d’un café discret, où des serveurs turkmènes font passer des narguilés. « Je ne comprends pas comment Ianoukovitch a pu accumuler tant d’erreurs. C’est comme si, à chaque moment de la crise, il avait fait le pire choix possible. » L’ancien homme fort de l’Ukraine semble avoir perdu tout crédit, y compris auprès de ses anciens partisans. « Notre parti doit redéfinir sa stratégie : nous considérons que le pouvoir a changé à la suite d’un véritable putsch, mais nous serons bien obligés de travailler avec les nouvelles autorités, du moins jusqu’aux élections. »
Au long chapitre des « erreurs » de Viktor Ianoukovitch, Alexandre Tkatchenko inscrit la politique résolument pro-européenne menée par l’ancien président durant plusieurs années, jusqu’à sa volte-face de novembre dernier, quand il refusa de signer l’Accord d’association avec Bruxelles. « L’Union européenne ne peut rien apporter de bon à l’Ukraine, surtout pas à notre région industrielle, dont toute l’économie est structurellement liée à la Russie et aux autres pays de la CEI. Si jamais Moscou décidait d’élever durablement des barrières douanières ou d’appliquer un embargo à l’Ukraine, les habitants du Donbass n’auraient plus qu’à se laisser mourir. La vocation de l’Ukraine est de servir de pont entre l’Europe et la Russie, en entretenant les meilleures relations possibles avec Bruxelles comme avec Moscou. »
Alexandre Tkatchenko estime pourtant que nul Ukrainien ne peut accepter le coup de force de la Russie et l’annexion de la Crimée. Mais son discours semble déjà en porte-à-faux avec le sentiment des populations de l’Est, tellement inquiètes de leur avenir qu’elles sont de plus en plus enclines à chercher la « protection » de la Russie. « Si Poutine le voulait, il pourrait faire main basse sur la moitié de l’Ukraine en une nuit, mais je ne crois pas qu’il le fera. Pour le moment, déstabiliser notre pays lui suffit »…
13 MARS 2014 | PAR JEAN-ARNAULT DÉRENS ET LAURENT GESLIN