L’assassinat massif des intellectuels algériens, auquel on pourrait légitimement associer aussi les hommes de théâtre (Abdelkader Alloula, Azzeddine Medjoubi...) et les chanteurs (Cheb Hasni, Cheb Aziz, Rachid Baba-Ahmed, ou encore Matoub Lounès) obéit à mon sens à une entreprise programmée de destruction de la pensée moderniste. L’histoire a démontré que dans toutes les grandes guerres, les conquêtes impériales et impérialistes, les grandes campagnes militaires, les bibliothèques étaient souvent prises pour cible, et les autodafés étaient légion, ceci, dans le but d’éradiquer la civilisation ciblée. Qu’on songe à la destruction de la Bibliothèque d’Alexandrie, sous les coups des légions romaines, en 47 av.-JC., puis à la suite de sa conquête par les troupes de Amr Ibn El As en 645. Qu’on songe à la destruction de la Bibliothèque de Baghdad en l’an 1258 après l’invasion de la capitale abbasside par l’armée du chef mongole Houlaku, petit-fils de Gengis Khan. Dans la foulée du sac de la vieille cité, la grande bibliothèque de Baghdad est incendiée et des milliers d’ouvrages jetés dans le Tigre (Dijla) au point où, selon la légende, l’eau du fleuve devint noire, couleur encre.
Il est important de méditer également le fameux « Bûcher des vanités », au Moyen-âge, sous l’instigation de Savonarole, et les autodafés organisés à Florence pour brûler les livres et les peintures jugés immoraux. Je me dois également de rappeler les autodafés nazis, fascistes, franquistes, et autres campagnes inquisitrices sous les régimes totalitaires. Dans le même ordre d’idées, il est utile de citer les innombrables attentats de l’OAS en 1962 qui avaient pris pour cible l’Université d’Alger et sa bibliothèque. Qu’on se souvienne de la destruction de la Bibliothèque de Sarajevo en 1992 ou encore le pillage du Musée et de la Bibliothèque de Baghdad dans la foulée de la campagne américaine de 2003 contre l’Irak. Tout ceci pour dire que les enjeux culturels ont toujours fait partie des projets totalitaires. Ils ont toujours été considérés comme des enjeux politiques dans l’esprit de ceux qui veulent proposer un nouvel ordre moral, esthétique et politique.
Et cela, nos islamistes radicaux l’avaient parfaitement compris. D’où leur acharnement contre les intellectuels, les artistes et les écrivains dès l’annonce de leur projet insurrectionnel. Ils ne pouvaient se contenter de faire la guerre au régime. Pour eux, cela serait une bataille partielle qui s’inscrivait dans une guerre globale qui est la lutte contre le régime de pensée moderniste. Mais là où ils se sont surpassés dans leur folie destructrice, c’est qu’ils ne se sont pas contentés d’organiser des autodafés de livres à l’image de ce qui s’est produit avec « Les Versets sataniques » de Salman Rushdie. Ils ont poussé leur logique libricide jusqu’à détruire les faiseurs de livres et les faiseurs d’idées au sein de la société. Et au regard du nombre effarant d’écrivains, de journalistes, d’universitaires et d’artistes exécutés froidement en si peu de temps par les intégristes, on peut dire que ce qui s’est passé en Algérie dans les années 1990 est un véritable INTELLECTOCIDE. Cela restera à jamais comme l’un des plus grands génocides intellectuels du 20e siècle, voire même de l’histoire de l’humanité toute entière.
La conséquence de cette terrible tragédie est que les Algériens se sont retrouvés brutalement ballotés entre un régime autoritaire et une secte exterminatrice. Même si je ne doute pas une seule seconde de la responsabilité pénale, morale et politique de l’aile la plus radicale du fondamentalisme religieux, j’incline à penser que cette liquidation massive des intellectuels en Algérie arrangeait d’une certaine manière, la caste dirigeante. Par la pertinence de leurs œuvres et la dimension critique de leurs travaux, ces intellectuels mettaient constamment en cause la bêtise de nos gouvernants, leurs méfaits, leur médiocrité, leurs coups fourrés et l’incurie de leur gestion. Il suffit, pour s’en convaincre, de méditer les chroniques acerbes de Saïd Mekbel, les chansons au vitriol de Matoub Lounès, le théâtre social de Abdelkader Alloula, ou encore les romans flamboyants, sur fond de critique de l’ordre politique et religieux, de Tahar Djaout.
Si les assassinats des intellectuels constituent la forme la plus violente et la plus abjecte de censure, d’autres formes de censure sont toujours à l’œuvre au sein de la société. En Algérie, les processus de production et de diffusion des objets culturels pâtissent fortement de la mainmise des autorités sur les circuits culturels. C’est la façon la plus sûre pour nos gouvernants de filtrer les produits culturels et de dicter aux Algériens ce qu’ils doivent lire, voire, écouter.
Dans sa vision Jacobine de la culture, le pouvoir politique n’a pas compris qu’en empêchant la libre circulation des œuvres et des idées, la société algérienne se retrouve tarie, asséchée, dépourvue de perspective et d’imagination, et sans « capital symbolique » comme dirait Bourdieu. Hélas, en Algérie comme dans nombre de pays maghrébins et arabes, on ne semble pas avoir compris que nos sociétés creusent leur propre tombe, et se livrent pieds et poings liés à la barbarie en se privant de ce viatique ô combien précieux qu’est la culture. Nous laissons ainsi le champ libre aux idées les plus rétrogrades et les plus ténébreuses de faire tranquillement leur lit.
C’est la deuxième mort des intellectuels Algériens.