Inquiétudes après une vague d’arrestations à N’djamena
Charlotte Bozonnet, Envoyée spéciale, Le Monde, 12 May 2013
LE TCHAD, allié de la France au nord du Mali, a-t-il craint pour sa stabilité ? Ou est-il le théâtre d’une vague de répression ? Les interrogations se multiplient alors que plusieurs élus et journalistes ont été arrêtés en l’espace d’une semaine à N’Djamena. Le régime, qui a dénoncé une tentative de complot, assure que la justice fait son travail. Les organisations de défense des droits de l’homme s’inquiètent des conditions de ces arrestations.
L’affaire a éclaté le 1 mai. Par un communiqué, les autorités tchadiennes annonçaient avoir déjoué la veille une « action de déstabilisation contre les institutions de la République », au terme d’affrontements ayant fait officiellement trois morts dans la capitale. Dans un premier temps, au moins six personnes ont été arrêtées, dont deux députés et trois militaires, parmi lesquels deux généraux.
Les jours suivants, quatre autres parlementaires ont été convoqués par la police. Deux d’entre eux, Routouang Yoma Galom, député de la majorité, et Gali Ngoté Gata, élu de l’opposition, ont été incarcérés et inculpés « pour complicité avec les comploteurs », selon une source judiciaire citée par l’AFP. Le cerveau présumé de la conspiration serait un ancien rebelle, Moussa Tao Mahamat, également détenu.
Dans un communiqué du vendredi 10 mai, Human Rights Watch a dénoncé le fait que six détenus ont été maintenus au secret plusieurs jours, en contradiction avec la loi tchadienne. « La menace d’un coup d’Etat n’est pas une excuse pour ignorer ou compromettre une procédure régulière ou l’Etat de droit », a réagi Daniel Bekele, le directeur Afrique au sein de l’ONG.
L’inquiétude des organisations vient également du fait que la semaine a été marquée par d’autres arrestations ayant visé, cette fois, des journalistes. Eric Topona, le secrétaire général de l’Union des journalistes tchadiens, a été incarcéré le 6 mai et poursuivi pour « atteinte à l’ordre constitutionnel ». Le surlendemain, un autre journaliste, Moussey Avenir de la Tchiré, a été arrêté. S’y ajoute, l’expulsion vers la Guinée du blogueur tchadien Makaila Nguebla, réfugié à Dakar depuis 2005. Une décision du Sénégal qui intervient juste après la visite à Dakar du ministre tchadien de la justice. « Règlements de compte » « Même si nous condamnons tous les coups d’Etat ou les tentatives, l’histoire récente du Tchad nous a montré que celles-ci, avérées ou non, servaient le plus souvent à des purges ou des règlements de compte », s’est inquiété Souhayr Belhassen, présidente de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme, rappelant le cas de l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh, enlevé en février 2008 et disparu depuis.
Mercredi, lors d’une intervention devant l’ensemble de la classe politique, le président tchadien, Idriss Déby, au pouvoir depuis 1990, a démenti toute « chasse aux sorcières » contre les opposants. « Personne n’est au-dessus de la loi et la justice fera la part des choses », a-t-il assuré.
Ce raidissement intervient dans un contexte troublé pour le pouvoir, souvent pointé du doigt pour ses carences démocratiques et aux prises avec des divisions internes. Outre la guerre au Mali – dont le coût financier et humain commence à faire débat –, il craint le retour d’une ancienne rébellion, l’Union des forces de la résistance, dont le chef, Timane Erdimi, a annoncé en mars depuis le Qatar vouloir reprendre les armes. Plusieurs menaces existent aussi à ses frontières : avec le Nigeria où sévit la secte Boko Haram, avec la République centrafricaine, théâtre d’un coup d’Etat en avril, et avec la Libye, qui abriterait, selon M. Déby, des foyers de rebelles tchadiens.
Tchad : une nouvelle vague d’arrestations et de harcèlement vise l’opposition
Amnesty International a écrit au président tchadien Idriss Deby Itno à propos de l’arrestation de dizaines de militants.
Amnesty International, le 9 mai, 2013
Des dizaines de parlementaires, de journalistes, de responsables de l’armée et de civils arrêtés depuis le début du mois de mai par les autorités tchadiennes doivent être libérés immédiatement ou inculpés d’infractions reconnues par la loi, a déclaré Amnesty International jeudi 9 mai 2013.
Depuis une opération menée le 1er mai, qui a été qualifiée de tentative de coup d’État et aurait entraîné la mort de huit personnes dans des circonstances suspectes, des militants et des journalistes ont été visés par une vague d’arrestations, de détentions et de harcèlement à N’Djamena, la capitale du pays.
La plupart des personnes arrêtées n’ont pas été autorisées à recevoir de visite de leurs proches, d’avocats ou de médecins. On pense que certaines sont détenues au secret.
« La vague croissante d’arrestations et de détentions à N’Djamena est extrêmement troublante, surtout que l’on ignore encore l’identité de toutes les personnes détenues et l’endroit où elles se trouvent », a déclaré Christian Mukosa, spécialiste du Tchad au sein d’Amnesty International.
« Placer en détention tous ceux qui critiquent le gouvernement n’est pas la meilleure façon d’éviter l’agitation politique dans le pays. Les autorités doivent veiller à ce que les personnes détenues soient officiellement inculpées ou libérées et à ce que le fait de s’exprimer ne soit pas sanctionné. »
Le journaliste Éric Topona, secrétaire général de l’Union des journalistes tchadiens (UJT), a été arrêté le 6 mai après s’être rendu au tribunal de police de N’Djamena, où un juge d’instruction l’avait convoqué.
Il a par la suite été accusé de « nuire à l’ordre constitutionnel », placé en détention et conduit au centre de détention d’Am Sinene, dans la banlieue de N’Djamena.
D’après son avocat, Éric Topona avait été convoqué pour témoigner dans une affaire de diffamation concernant l’auteur militant Jean Laoukolé.
Le 7 mai, Moussaye Avenir De La Tchiré, rédacteur en chef du journal Abba Garde et trésorier de l’UJT, a été arrêté par un groupe d’hommes en civil alors qu’il était dans sa voiture à Dembé, dans la banlieue de N’Djamena.
Ces hommes l’ont forcé à monter à bord de leur véhicule et l’ont conduit vers une destination inconnue. Il a été retrouvé le lendemain dans un ancien camp militaire, « Camp OCAM », à Moursal, également dans la banlieue de N’Djamena. Aucun chef d’inculpation n’a encore été prononcé contre lui.
Le 7 mai également, la police sénégalaise a arrêté à Dakar le blogueur tchadien Makaila Nguebla, qui avait fui son pays il y a quelques années et vit désormais au Sénégal. Il a été arrêté lorsqu’il s’est rendu dans un poste de police de Dakar après y avoir été convoqué par un commissaire de police. Le policier sénégalais qui l’a interrogé l’accusait de communiquer par courrier électronique avec des militants, dont Éric Topona, et de « soulever la population contre le gouvernement tchadien à l’aide des médias sociaux ».
Le 1er mai, plusieurs parlementaires membres de l’opposition ont eux aussi été arrêtés et des perquisitions ont été menées au domicile de certains d’entre eux. Deux autres membres du Parlement ont été arrêtés dans la soirée du 8 mai.
Arrestations au Tchad : le silence regrettable de Paris
Éditorial, Le Monde, 12 May 2013
La réponse de François Hollande a été laconique, vendredi 10 mai, sur le perron de l’Elysée. Faut-il s’inquiéter de la vague d’arrestations d’opposants et de journalistes qui s’abat sur le Tchad depuis la découverte d’un présumé complot ourdi contre le président Idriss Déby ? « Les principes que nous posons doivent être respectés, y compris au Tchad. » Quels sont ces principes que le président français ne juge pas utile de citer ? Ils s’appellent liberté de la presse et respect de l’Etat de droit. Tous deux sont bafoués au Tchad. Ne fallait-il pas le rappeler ?
Quelques jours auparavant, le ministère français des affaires étrangères dosait également son langage vis-à-vis d’Idriss Déby. Le Quai d’Orsay se limitait à prendre « note avec préoccupation des dernières informations en provenance de N’Djamena » et appelait « le pouvoir et l’opposition à poursuivre un dialogue serein » . Ce dialogue n’existe plus depuis longtemps. Les arrestations arbitraires, elles, se multiplient. La dernière vague remonte au 1 mai. Ce jour-là, N’Djamena a annoncé avoir déjoué « une conspiration » et arrêté ses instigateurs. Des combats auraient provoqué la mort de trois à huit personnes ainsi que blessé une quinzaine d’autres. Le conditionnel est de mise faute d’éléments fournis par la police, la justice ou le gouvernement tchadiens.
Le pouvoir d’Idriss Déby a procédé à l’arrestation d’au moins une vingtaine de personnes, dont deux députés d’opposition et deux généraux. Deux autres élus sont recherchés. Dans d’autres affaires, des critiques de l’homme fort tchadien, des journalistes, des blogueurs, des syndicalistes sont emprisonnés, poursuivis, expulsés. La Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) dénonce une « vague d’arrestations, d’intimidation et de harcèlement qui visent l’opposition politique, les journalistes et la société civile ».
Ainsi va le Tchad, dont le Quai d’Orsay préfère saluer « le rôle stabilisateur dans la région, en s’impliquant dans la lutte contre l’insécurité au Sahel et dans le règlement des crises, notamment en République centrafricaine ». A Idriss Déby, la France reconnaissante ? La contribution tchadienne aux efforts militaires français menés au Mali, notamment dans les régions du Nord, où s’étaient réfugiés les groupes djihadistes, a été indéniablement efficace. La présidence française envisage d’inviter des soldats tchadiens à défiler sur les Champs-Elysées, le 14 juillet. Des faits d’armes de ses troupes dans le désert malien, Idriss Déby semble avoir tiré la conclusion qu’une totale impunité lui serait accordée par Paris en ce qui concerne les méthodes dont il use et abuse dans son pays.
Cette indulgence française est une erreur. Elle envoie un message d’accointances à l’ancienne en Afrique, de piétinement des principes au nom d’arrangements géopolitiques et d’échanges de bons procédés : le soutien militaire au Mali récompensé par un silence sur la répression au Tchad. La France doit dénoncer les détentions arbitraires et l’attitude d’Idriss Déby, qui apparaît de plus en plus comme un président autoritaire, s’appuyant sur un clan et un système de corruption. Le silence est un début de complicité.
Au Tchad, la répartition de la manne pétrolière suscite le mécontentement
De nombreux Tchadiens ne comprennent pas que, dix ans après le début de l’exploitation du pétrole, leur pays reste coincé aux derniers rangs des classements mondiaux sur la pauvreté
Charlotte Bozonnet, Envoyée spéciale, Le Monde, 12 mai 2013
N’Djamena–Félicité n’a pourtant pas l’impression de demander la lune. Assise dans un rare coin d’ombre de la cour familiale, elle liste ce qu’elle voudrait pour les siens : un salaire décent, de quoi manger à sa faim et se soigner, du matériel de construction bon marché pour que chacun puisse se loger. « Et l’école vraiment gratuite pour tous les enfants », ajoute cette habitante de Dembé, un quartier populaire de la capitale tchadienne, N’Djamena, écrasé par le soleil de ce mois d’avril.
Avec son mari, ils sont arrivés là il y a vingt ans. Eux ont la chance d’avoir leur propre logement : trois cases où vivent les dix membres de la famille. Pour le reste, la vie est compliquée. Même avec un salaire de fonctionnaire, il n’est pas évident pour la mère de famille d’entretenir tout le monde. D’autant que, depuis plusieurs années, les prix grimpent. « Avec l’argent du pétrole, tout ça aurait dû s’arranger mais ce n’est pas le cas », se désole-t-elle.
Comme beaucoup de Tchadiens, la famille de Félicité ne comprend pas. Dix ans après le début de l’exploitation du pétrole, le Tchad reste coincé aux derniers rangs des classements mondiaux sur le développement humain : 184 sur 187 Etats, selon l’ONU, en 2012. Le pays d’Afrique centrale part de loin, mais le manque de retombées pour la population est criant et alimente un mécontentement social devenu un défi majeur pour le président Idriss Déby, au pouvoir depuis vingt-deux ans.
En dix ans, le pétrole a rapporté au pays 5 000 milliards de francs CFA (7,5 milliards d’euros). « Sur le marché international, les prix du baril flambent. On ne devrait pas ressentir la pauvreté aussi durement », estime Delphine Djiraibe, l’une des dirigeantes du CSAPR, une coalition d’associations créée en 2002 qui dénonce régulièrement la mauvaise gestion de cette manne. « La frustration, ajoute la militante, est d’autant plus grande que les revenus pétroliers profitent avant tout à une élite. »
La mise en exploitation de gisements à Doba, dans le sud du pays, en 2003, avait pourtant suscité beaucoup d’espoir. Elle avait même donné naissance à un projet inédit en faveur du développement. La Banque mondiale avait financé une partie de la construction d’un oléoduc de 1 100 km entre le Tchad et le Cameroun permettant à N’Djamena d’exporter son or noir. En échange, les autorités s’engageaient à verser 10 % des revenus à un « fonds pour les générations futures ». Sur la part restante, 80 % devaient être consacrés à des secteurs prioritaires pour le développement, 5 % à la région de Doba et pas plus de 15 % au budget de l’Etat. Mais l’accord n’a pas tenu longtemps. L’argent fut surtout utilisé pour acheter des armes alors que le régime était confronté à des mouvements de rébellion.
En paix depuis 2009, le pays a réorienté ses dépenses et se veut transparent. Il a adhéré à l’ITIE, une initiative internationale qui oblige les gouvernements à publier les revenus de leurs ressources extractives. Pour Gilbert Maoundonodji, l’un des fondateurs du Groupe de recherches alternatives et de monitoring du projet pétrole TchadCameroun (Gramp/TC), « le problème qui se pose aujourd’hui est celui de la gouvernance ». Il estime à 80 % la part de la manne pétrolière consacrée à la construction d’infrastructures, en particulier de routes. « Des investissements massifs, ajoute-t-il, mais disproportionnés, et qui sont souvent une façon légale de capter la rente avec, dans la plupart des cas, des marchés attribués de gré à gré, sans appel d’offres. »
Depuis dix ans, les voies goudronnées sont passées de 300 à 2 000 kilomètres. La capitale est parsemée de ministères flambant neufs. Des monuments grandioses ont été érigés : le rond-point de la Grande Armée, et sa statue de cavalier, aurait coûté 16 milliards de FCFA ; le prix de l’immense place de la Nation, qui jouxte le palais présidentiel, reste un mystère. « Mais qu’est-ce que ces réalisations signifient lorsque l’on voit que la population connaît des délestages quotidiens d’électricité ? », demande M. Maoundonodji. Ajoutant au sentiment d’injustice, les habitants de la capitale voient des maisons cossues s’élever dans certains quartiers.
Les autorités avancent le fait que d’importantes dépenses ont été engagées pour le développement : outre les routes, de nombreuses écoles et hôpitaux ont été construits sur le territoire, des programmes d’appui au secteur rural (80 % des 11 millions de Tchadiens) lancés. « C’est vrai, souligne un travailleur humanitaire, mais il y a un manque cruel de planification et de suivi. »
Dans ce contexte, le Tchad a connu en 2012 des grèves massives de fonctionnaires entre le 17 juillet et le 19 décembre. « L’objectif était d’obtenir une nouvelle grille salariale, promise par le gouvernement en 2011 mais jamais appliquée », rappelle Michel Barka. En septembre, ce dirigeant de l’Union des syndicats du Tchad a été condamné à dixhuit mois de prison avec sursis et à une amende pour diffamation et incitation à la haine, après avoir publié une pétition mettant en cause la mainmise du clan présidentiel sur les ressources nationales. Un accord a depuis été trouvé – la nouvelle grille qui double le salaire minimum de 30 000 FCFA à 60 000 FCFA sera mise en œuvre –, mais le souvenir de cette épreuve de force reste vif.
La survenue d’un « printemps tchadien », parfois évoqué, ne semble pourtant pas d’actualité. La plupart des observateurs font remarquer que la jeunesse est ici peu urbanisée, peu éduquée, contrairement à la Tunisie et à l’Egypte. « Et qui prendrait la responsabilité de les faire descendre dans la rue ?, interroge Abderamane Gossoumian, coordinateur du CSAPR. En outre, nous pouvons porter toutes les revendications que nous voulons, encore faut-il avoir des politiques pour les relayer. »
En vingt-deux ans de pouvoir, le président Idriss Déby a souvent réduit ses opposants au rang de figurants. Et il ressort renforcé de son intervention au nord du Mali, dont le principe a été largement appuyé par les Tchadiens. Avec un regret pourtant, note Delphine Djiraibe : « Cette intervention est tellement éblouissante qu’elle fait oublier les difficultés que nous vivons à l’intérieur. »