Quand l’Etat déroule le tapis rouge au marketing du privé, sous couvert d’action sociale. Alors qu’il y a quelques mois, un des patrons du géant agroalimentaire Unilever expliquait vouloir s’inspirer en Europe des méthodes marketing utilisées dans les pays en développement, le Centre d’analyse stratégique (CAS), instance de réflexion qui dépend du premier ministre, prend le relais.
Une de ses dernières études, intitulée « Le rôle des entreprises dans la lutte contre la pauvreté » et rendue en prévision de la conférence de lutte contre la pauvreté et les exclusions qui se tiendra les 10 et 11 décembre, entend explorer les pistes ouvertes par les multinationales dans leur conquête des pays émergents et étudier si « des démarches initiées dans les pays du Sud (aide au développement) sont transposables au Nord ». En première ligne, le BOP.
Le BOP, pour Bottom of the pyramid (le bas de la pyramide des consommateurs), est un concept dessiné dès 2004 par l’économiste indien Coimbatore Krishnarao Prahalad. Dans son ouvrage, The Fortune at the Bottom of Pyramid, il montre que, loin de devoir se concentrer sur les plus hauts revenus, une entreprise doit s’intéresser au pouvoir d’achat des classes populaires qui accèdent, même très modestement – l’auteur pensait au départ à des revenus inférieurs à deux dollars par jour – à de nouveaux modes de consommation.
Un des premiers exemples du BOP remonte d’ailleurs à une filiale d’Unilever en Inde, qui commence dans les années 1990 à reconditionner (en plus petit ou même à l’unité) et distribuer des produits d’hygiène et d’entretien ménager, un business dont rejaillit quelques années plus tard un solide bénéfice et des habitudes de consommation figées dans un horizon de court terme, quotidien le plus souvent.
« PÉNALITÉ DE PAUVRETÉ »
Or, la note du Centre d’analyse stratégique relève que de plus en plus d’entreprises lancent des initiatives BOP dans les pays du Nord, après une ou plusieurs expériences dans les pays du Sud. Steaks vendus en portions de 80 grammes, huile au format gouttelettes, yaourts individuels et lessive en minidose, les marques adoptent une stratégie du prix à l’unité de vente, plutôt qu’une stratégie des volumes et des promotions (format familial, deux pour le prix d’un...).
Alors que la pauvreté se maintient à un niveau élevé en France (le dernier rapport en date parle de 13,5 % de la population sous 60 % du revenu médian, ajusté par catégorie), il existe, comme au Sud, des « pénalités de pauvreté », observe Guillaume Malochet, auteur du rapport, qui y voit là une justification de la « pertinence des démarches BOP dans d’autres contextes que les pays en voie de développement ».
Une double pénalité pourrait-on dire, puisqu’en plus d’être pauvre, une personne appartenant au BOP payera plus cher un produit ou service (sans compter qu’il sera d’une moindre qualité et difficile d’accès) qu’une personne du haut de la pyramide, à cause notamment du coût du conditionnement et du fractionnement des achats. Une étude du Boston Consulting Group a montré récemment que cette pénalité avoisinait les 1 000 - 1 100 euros pour les ménages pauvres, entre 9 à 10 % de leur budget annuel.
Problème, les exemples cités par le CAS sont relativement éloignés du BOP tel qu’il est conçu et appliqué à l’étranger : les cas évoqués par le rapport sont très majoritairement des opérations de solidarité, sans réel modèle de rentabilité. Ainsi, l’offre de téléphonie d’Emmaüs Défi et SFR, qui ont lancé des cartes prépayées à 5 euros l’heure, un tarif cassé par rapport à celui du marché, relève davantage de l’entreprenariat social que de l’investissement classique. Il évoque des « bénéficiaires » et non des clients. Il est en outre couplé avec un accompagnement personnel pour apprendre à réduire ses factures.
EXEMPLE DE LA TÉLÉPHONIE
« La téléphonie est peut-être un des seuls exemples de BOP que je connaisse, avec le microcrédit, applicable aux pays développés. Que ce soit la recharge de crédit ou le paiement par téléphone, on est sur des actions impactantes, qui ne relèvent pas seulement de la communication ou du marketing », estime cependant Brice Lewillie, un des premiers jeunes Français à avoir bâti sa carrière sur ce concept.
Ancien du pionnier tricolore, Danone – via sa branche entreprenariat social Danone Communities – il s’applique aujourd’hui à explorer le marché de l’électricité pour Schneider en Afrique. « Outre la commercialisation et l’installation des solutions d’électrification rurale décentralisée, nous construisons des business models pour assurer la pérennité des installations dans les villages concernés. »
« Je travaille personnellement sur le développement d’activités nécessitant de l’énergie, comme la production de farine de manioc, dont les profits permettront en partie de financer cette énergie. Je commercialise également des kits solaires individuels et des kiosques énergie qui permettent de remplacer les lampes à kérosène, très meurtrières avec les fumées et les incendies. »
S’il juge sévèrement la généralisation du « sachet marketing » et des mini-formats qui prévalent actuellement – « c’est presque l’opposé du BOP : l’entreprise se focalise sur la limite maximum de prix que le consommateur peut consacrer à son achat (jusqu’où elle peut monter) et pas sur celui qu’elle-même peut fixer à son produit (jusqu’où elle peut descendre) », Brice Lewillie n’en assume pas moins la dimension financière du BOP.
« Cette solution n’est absolument pas d’ordre philanthropique, puisque s’implanter sur ces marchés pauvres peut s’avérer très rentable, c’est une façon d’entrer sur un marché et de se faire connaître », défend-il. « Simplement, je la vois mal être transposée à la France ». « Je ne sais même pas d’ailleurs si c’est souhaitable que l’Etat s’en mêle... », ajoute-t-il en référence à la conclusion de la note du Conseil d’orientation stratégique.
« BROUILLAGE » PUBLIC-PRIVÉ
Cette dernière se voit en effet, faute d’exemples, réduire à une incantation, rappelant que « de telles expérimentations doivent s’inscrire en complément des dispositifs sociaux existants en matière d’aide et d’action sociales » et constatant le « brouillage » de l’action privée et de l’action publique. Symbole de ce « brouillage », l’exemple du programme de Blédina, la Croix-Rouge et le groupe Chèque Déjeuner, qui donne droit à des réductions sur les produits de la marque, « un bon exemple de montage partenarial » selon le CAS. Et dont un acteur public, la Caisse nationale des allocations familiales, est partenaire.
D’autres grandes entreprises françaises se sont lancées dans le BOP, comme Lafarge avec son projet de logements abordables, Véolia et l’approvisionnement en eau ou celui d’Essilor avec des tests optiques et de lunetterie. La plupart travaillent en étroite concertation avec des acteurs humanitaires ou associatifs. Reste cette question que pose la note du CAS : est-ce aujourd’hui pertinent pour des pays développés ? Pourquoi l’Etat voudrait soutenir la politique marketing des grands groupes, en somme ?
« Ça me semble très difficile d’appliquer les principes du BOP dans un pays développé comme la France », avance Laurent Guérin, l’un des deux auteurs d’un ouvrage sur le BOP, paru en début d’année. Le parallèle que font certaines entreprises entre leurs actions à l’étranger et celles qu’elles mènent en France laisse nombre de connaisseurs du BOP dubitatifs.
« La confusion des genres entre approche de marché et philanthropie, n’est pas toujours au bénéfice des projets », juge Laurent Guérin. « Contrairement à la philanthropie, le modèle du BOP considère la réponse du marché comme la meilleure preuve de son efficacité », ajoute Yves Le Yaouanq. En somme, la sanction (ou l’approbation) du consommateur tranche la question de la pertinence d’un projet.
« Le terme BOP n’est pas encore bien défini et il est manipulé avec plus ou moins d’ambiguïté par les entreprises. Certaines se posent des questions très en amont de leurs projets. D’autres se lancent d’abord avec une solution... », constate Laurent Guérin. Par exemple, raconte-t-il, Adidas, a essayé « de produire au Bangladesh, des chaussures de sport à 1 dollar pour éviter aux enfants de contracter des maladies en marchant pieds nus. Il paraît légitime de rester perplexe quant à la solution retenue, dans un pays où les températures sont élevées ».
La réflexion sur la légitimité du BOP s’avère d’autant plus utile que de nombreux économistes avancent que, plus fondamentalement, si l’on propose aux populations pauvres de nouveaux biens de consommation, ce sera au détriment d’autres dépenses qu’elles effectuaient ou d’une épargne difficilement constituée. Pour l’économiste Pierre Jacquet, « rien n’implique qu’un choix de consommation plus ouvert, qui peut être orienté par du marketing ou des envies mal maîtrisées, permette d’améliorer leur sort ».
Mathilde Damgé