Le récent redémarrage d’un réacteur à la centrale nucléaire d’Oi (ouest du Honshu) puis d’un second le 18 juillet marquent la fin du moratoire de fait sur l’énergie nucléaire au Japon. A la suite de la catastrophe du 11 mars 2011 à la centrale de Fukushima, la cinquantaine de centrales de l’Archipel avaient été arrêtées une à une pour maintenance périodique et renforcement des systèmes de sécurité. Au cours des deux derniers mois, le Japon n’avait plus produit d’énergie nucléaire.
Ces redémarrages, préludes à d’autres, sont jugés prématurés par des experts : la catastrophe à Fukushima, la plus grave depuis celle de Tchernobyl (1986), déclenchée certes par un gigantesque tsunami, est due à de coupables négligences humaines. Dans un rapport accablant, publié le 5 juillet, une commission d’enquête mandatée par le Parlement a conclu que cette catastrophe est un « désastre créé par l’homme » : le résultat d’une collusion entre l’Etat et les intérêts privés et une sous-estimation des risques. En est-il autrement aujourd’hui ?
Des sismologues mettent en garde contre le redémarrage des réacteurs de la centrale d’Oi, située à proximité d’une ligne de faille active - l’opérateur Kansai Electric Co. reconnaît d’ailleurs que le renforcement du système de sécurité ne sera pas terminé avant 2015... Selon une étude du groupe Zéro centrale nucléaire, formé de députés de différents bords, la moitié des réacteurs sont vulnérables à un séisme et doivent être démantelés. Pour Mitsuhisa Watanabe, professeur de géomorphologie à l’université de Tokyo, « la compétence et la neutralité des experts de l’Agence de sûreté nucléaire sont discutables ».
En dépit d’une opposition de plus en plus sensible (selon les sondages, 80 % des Japonais sont favorables à une sortie rapide du nucléaire et un mouvement de citoyens commence à se faire entendre), le lobby nucléaire est en train de « reprendre la main » avec l’assentiment d’un gouvernement indécis et affaibli qui se rapproche de l’opposition conservatrice à la suite de la récente scission d’une cinquantaine de ses membres. Cette crise politique larvée sonne le glas de la première alternance en un demi-siècle que marqua l’arrivée au pouvoir des démocrates en 2009, estime le politologue Jiro Yamaguchi. Inexpérience, maladresses, atermoiements, gestion confuse et malavisée de la catastrophe du 11 mars 2011 : en trois ans, les espoirs suscités par les démocrates se sont envolés.
Sur le nucléaire, le premier ministre, Yoshihiko Noda, a adopté une position ambiguë - « inconsistante » selon le quotidien Asahi. Favorable au départ à une dénucléarisation progressive, il a déclaré par la suite que celle-ci se ferait « dans la mesure du possible ». « Le gouvernement fait comme si rien ne s’était passé. On tourne la page sans tirer de leçon : un négationnisme dont le Japon est familier », dit Kenzaburo Oé, Prix Nobel de littérature, faisant référence aux polémiques sur la responsabilité du Japon dans la guerre.
L’opinion est divisée, inquiète, dubitative. Les antinucléaires donnent de la voix mais les municipalités qui ont accueilli les centrales craignent de voir fondre leurs subventions si celles-ci ne sont pas remises en activité. Un gouverneur pronucléaire vient d’être réélu dans la préfecture de Kagoshima. Les milieux d’affaires, eux, exercent de fortes pressions en vue du redémarrage des centrales, faisant valoir qu’une pénurie d’énergie pénalisera l’industrie. Les électriciens, pour lesquels l’immobilisation de l’« outil » nucléaire se traduit par un manque à gagner, menacent de coupures d’électricité. Arguments qui sont loin de faire l’unanimité des experts.
Le lobby nucléaire minimise en outre le caractère prévisible de la catastrophe à la centrale de Fukushima. Dans un rapport publié le 20 juin, Tepco s’exonère de toute responsabilité. Ce n’est pas l’avis de la commission d’enquête parlementaire ni celui des 100 000 personnes évacuées des régions contaminées, parmi lesquelles des milliers de parents dont les enfants devront subir pendant des années des examens de la thyroïde pour détecter une éventuelle irradiation. Quant au contribuable, il devra assumer le coût de la gestion coupable de Tepco, qui sera nationalisée de fait par un apport de 1 000 milliards de yens de l’Etat, évitant ainsi une mise en faillite qui se serait traduite par des pertes pour les banques créancières. Beaucoup de ses dirigeants ont été « parachutés » dans d’autres entreprises. La page se tourne.
Dénégation, assurances auxquelles personne ne croit et complaisances ne redonnent guère confiance aux Japonais en leurs dirigeants. Les 7,5 millions de signatures recueillies par une pétition demandant la sortie du nucléaire et les manifestations témoignent d’un réveil de l’opinion. Mais le mouvement antinucléaire est encore loin de déboucher sur une « explosion » de protestations et elle n’a guère de relais politique : les partis social-démocrate et communiste sont faibles, la majorité démocrate est divisée et la grande confédération syndicale Rengo paralysée par ses adhérents employés des électriciens.
Les demandes de référendums locaux sur le nucléaire ont été rejetées par les municipalités d’Osaka et de Tokyo. Manifester est le seul recours des antinucléaires : un phénomène révélateur du « triste état de la démocratie au Japon », écrit Asahi, qui appelle les politiques à écouter la voix de la rue.
Philippe Pons, service International