Les propos du ministre de l’Emploi, Jean-Louis Borloo, dans son préambule à la loi de cohésion sociale, sont significatifs : « La flexisécurité danoise constitue une source d’inspiration privilégiée pour mettre en place des solutions novatrices, reposant sur un compromis entre une politique du marché du travail plus fluide et la sécurité des individus. » Le Parti socialiste lui-même se revendique de ce modèle, accusant la droite de le détourner à son profit. Tant de sollicitude mérite un peu d’attention. Mais une chose est certaine : ce qui fascine beaucoup de nos libéraux, c’est la totale insécurité de l’emploi qui règne du côté de Copenhague sans déclencher de crise sociale.
Il est d’abord nécessaire de replacer le cas danois dans son contexte (lire encadré). Petit pays - le plus riche d’Europe en proportion, avec la Suède et la Suisse -, il bénéficie d’une grande cohésion sociale, fondée sur des traditions de prise en charge collective de nombreux besoins sociaux, un faible écart des salaires, le plus haut niveau européen de contributions fiscales permettant une forte redistribution. En un mot, la sécurité tant vantée dans le modèle danois n’est pas la conséquence des règles de flexibilité de l’emploi. Elles sont le produit d’un héritage plus ancien et les déréglementations croissantes viennent au contraire remettre en cause l’édifice. Pour 235 0000 assurés sociaux danois, on compte 190 000 chômeurs (chiffres 2003). Ce sont les fameux 6 % de chômeurs face aux 12 % qui existaient au milieu des années 1990 (quand les Danois osèrent rejeter le traité de Maastricht...). Mais, à côté de ce nombre officiel, il faut ajouter notamment 38 000 chômeurs « en activation » (stages ou contrats aidés), 43 000 en fin de droits, 95 000 « passifs », considérés comme non employables, 260 000 retraites anticipées...
Il n’y a donc pas réellement de miracle du côté des chiffres, ceux-ci venant pour beaucoup (comme en France) de la gestion des statistiques, qui exclut ou met en cessation d’activité beaucoup de préretraités et de salariés considérés comme handicapés : en moyenne, 25 % de la population active bénéficient de revenus de la protection sociale. Le fameux turnover de la flexibilité se fait donc par la mise en dehors du circuit d’une partie importante d’adultes jugés « non employables » avec, il est vrai, une réelle prise en charge sociale.
Le « triangle d’or », comme l’appelle le ministère danois de l’Emploi, possède trois sommets fixant les règles : une flexibilité maximale des postes de travail, un système d’assurance chômage et une politique « active » de reprise de l’emploi.
« Ateliers fermés »
La flexibilité maximale dans l’emploi implique que les règles du licenciement sont réduites à leur plus simple expression. Elles sont en général fixées dans les « accords de base » au sein des entreprises, sont conformes aux obligations de déclaration de licenciement collectif pour cause économique... Mais, grosso modo, l’employeur, pour un licenciement individuel, doit avancer une cause « raisonnable » et n’a pratiquement pas de préavis obligatoire (trois semaines en moyenne, fréquemment réduit à une semaine). Les indemnités sont réduites : aucune indemnité avant douze ans d’ancienneté (la durée moyenne de présence dans une entreprise est de sept ans), un mois de salaire de douze à quinze ans... trois mois au-delà de dix-huit ans1. Ce système entraîne un turnover très important : de 25 à 35 % de la population active changent effectivement d’employeur chaque année. Il ne faudrait pas en déduire que la vie dans l’entreprise se réduit à une jungle déréglementée. Elle est fortement encadrée par le syndicalisme, essentiellement par la Landsorganisationen i Danmark (LO, « Confédération nationale du travail », 1,5 million de membres sur 2,4 millions de syndiqués). Il existe, par ailleurs, un syndicat de fonctionnaires, FTF (450 000 syndiqués), et ce que l’on pourrait appeler un syndicat de cadres (diplômés des universités et des grandes écoles), AC (200 000 membres).
Cet encadrement se reflète notamment dans le système dit des « ateliers fermés », entente dans l’entreprise entre le patron et le syndicat, interdisant l’embauche de salariés non adhérents du syndicat et l’adhésion à un autre syndicat d’un salarié de l’entreprise. Parallèlement, de nombreux accords collectifs fixent les règles dans l’entreprise, notamment concernant les salaires et les conditions de travail. Mais tout cela se fait avec, là aussi, une forte flexibilité interne, un grand nombre de femmes à temps partiel, un grand nombre d’hommes travaillant bien au-delà de l’horaire de référence (37 heures par semaine), une très forte variabilité des horaires avec un faible délai de prévenance.
Aide sociale en baisse
Une autre particularité danoise est l’importance de l’emploi public. 31 % de la population active sont employés dans le public (autour de 25 % en France). En revanche, sur ces 850 000 salariés, seulement 110 000 ont le statut de fonctionnaire, de « serviteur de la Couronne », bénéficiant de la protection de l’emploi. Mis à part ceux-ci, il y a très peu de différence dans la gestion des emplois publics et privés. Ce turnover a des effets tangibles sur les questions de santé et de conditions de travail, dont la responsabilité pèse évidemment moins sur l’employeur et pour lesquelles les contrôles dans la durée sont beaucoup plus difficiles.
Quant au système d’assurance chômage, c’est un système théoriquement facultatif, géré par 35 caisses privées agréées par l’État et contrôlées essentiellement par les syndicats qui collectent les cotisations (environ 450 euros par an). C’est un système ancien - la première convention dans ce domaine date de 1899 - qui s’est beaucoup modifié au tournant des années 1990. Auparavant, le chômeur pouvait bénéficier d’une période d’indemnisation de neuf ans. Cette durée maximale a été ramenée à quatre ans en 1993. Le taux d’indemnisation, non dégressif, est de 90 % pour un salaire antérieur de 27 000 euros par an, et descend jusqu’à 50 % pour un salaire de 47 000 euros. C’est donc un système très protecteur, au regard de ce que connaissent les autres salariés européens.
À la fin de la période d’indemnisation, le chômeur bascule dans le système de l’aide sociale géré au niveau des communes. Mais les aspects négatifs sont nombreux et ont tendance à s’alourdir avec les réformes introduites depuis 2000 par les gouvernements sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens. Sur le système d’allocation lui-même : la période d’indemnisation a donc été réduite de neuf à quatre ans ; jusqu’à 25 ans (bientôt jusqu’à 28 ans), seuls 45 % du salaire antérieur sont touchés. La durée antérieure de travail ouvrant droit à indemnisation est passée à 52 semaines à temps plein dans les trois années précédentes (pénalisant notamment les femmes employées à temps partiel). Les montants de l’aide sociale sont revus à la baisse pour limiter ce que le gouvernement et le patronat appellent les « incitatifs négatifs ». Les immigrants sont particulièrement touchés par ces remises en cause...
Mais l’aspect essentiel du changement réside dans le troisième sommet du « triangle d’or », introduit dans les années 1990, et qui intéresse bien plus les libéraux que les taux et la durée de l’allocation-chômage : la « politique active de retour à l’emploi ». Depuis le printemps 2002, a été mis en place le projet Flere i Arbejde (« plus de personnes au travail »). Initié par une unification des services ministériels de l’emploi et de l’aide sociale, il vise à exercer une pression sur les chômeurs, indemnisés ou non, pour qu’ils acceptent des emplois, même déqualifiés et moins rémunérés.
Contraintes accentuées
En pratique, durant la première année d’indemnisation, le chômeur reçoit de son agence de l’emploi des offres adaptées à sa qualification et à son lieu de vie (« les offres sont adaptées aux besoins des chômeurs », dit le ministère). Il doit, au bout d’un an, entrer en période dite d’activation : en pratique, suivre des formations, des stages de reconversion, accepter des emplois aidés sous peine de diminution de moitié de l’allocation. Deux refus d’emplois, même déqualifiés et éloignés, entraînent la radiation (« pendant la période active, les chômeurs ont à la fois le droit et l’obligation de recevoir et d’accepter les offres proposées. Le chômeur qui refuse une offre convenable perd son droit aux allocations »).
Dans le privé, en général, les emplois pris en période d’activation sont inférieurs au montant de l’allocation. De plus, occuper un emploi aidé n’ouvre pas des périodes donnant droit à indemnisation en cas de retour au chômage... Il existe également un système appelé « programme de formation à un travail », qui permet à un employeur de faire travailler gratuitement un chômeur pendant un mois, sans aucune obligation ultérieure.
Au total, la situation actuelle au Danemark n’est pas un système stable, équilibré, dans lequel s’échangerait une totale flexibilité contre une sécurité de ressources. C’est bien plutôt l’introduction de la flexibilité maximale dans un système où existait une relative sécurité, avec un système social protecteur et dans une société avec des inégalités moins grandes qu’ailleurs.
Même dans un pays où les niveaux de salaires sont élevés, l’accentuation de la flexibilité se fait avec une baisse des coûts salariaux. Introduire les recettes libérales danoises dans des pays où n’existe pas le même niveau de protection sociale et d’indemnisation du chômage est évidemment le rêve des patrons.
Mais, même dans les conditions danoises, le système jette 20% de la population active sur le bas-côté, en met 20 % chaque année au chômage, et pousse les autres à des emplois éloignés et déqualifiés... Il y a quelque chose de pourri au royaume de la flexisécurité.
Notes
1. En France, le code du travail fixe au minimum 1/10e du salaire mensuel par année travaillée, plus 1/15e au-delà de dix ans.
Encart
Repères Danemark
• 45 000 km2.
• 5,4 millions d’habitants.
• Population active : 2,8 millions.
• Particularités : la capitale, Copenhague, concentre 50 % de la population et 60 % des emplois.
• Le PIB par habitant est près de 20 % supérieur à celui de la France.
• Coût horaire de la main-d’œuvre dans l’industrie et les services 28,5 euros (25,2 euros en France, données de 2001).
• Le mode de réglementation du travail est de type scandinave, apparenté au modèle anglo-saxon : l’essentiel est fixé dans le cadre de conventions collectives, nationales, de branche et surtout d’entreprise (Hovedaftaler). La loi elle-même ne fixe que les généralités.
• La prise en charge par l’État ou les communes de fonctions sociales (éducation, santé, logement, etc.) a toujours été très développée et se maintient encore : éducation et santé gratuite, crèches et garderies peu onéreuses (les parents paient au maximum 30 % des frais de garde).
• Les inégalités sociales sont largement moins fortes qu’en France. En 1998, 8 % des salariés avaient un salaire inférieur à 60 % du salaire médian (18 % en France et 16 % en Allemagne). L’écart des salaires est de 1 à 4 contre 1 à 5 en France.
• 30 % du PIB sont consacrés à la protection sociale (3 % de plus que la moyenne de l’Union européenne).