Les mots sont parfois cruels. François Chesnais (1), relève l’aveu involontaire de Donald J. Johnston, secrétaire général de l’OCDE, qui titre sa tribune du Monde du 14 février : « L’AMI est capital ». On ne saurait en effet mieux traduire l’essence de cet « accord au bénéfice du capital ». Dans sa conclusion, Johnston enfonce d’ailleurs le clou : « L’AMI mérite son nom. Il encadrera la liberté des entrepreneurs qui prennent des risques et qui sont le moteur de l’économie mondiale. » Remplacez « encadrera » par « protégera » et tout y est.
Tous les pays du monde, y compris ceux d’Europe occidentale, sont concernés par la dynamique inscrite dans le projet d’AMI, son objet premier étant d’assurer aux investisseurs étrangers « un traitement non-discriminatoire » et donc d’interdire la mise en œuvre par un Etat, ou par un regroupement régional d’Etats, d’une politique « préférentielle » assurant le renforcement de leurs économies. Mais les pays de la triade dominante (Etats-Unis, Japon et Europe occidentale) peuvent, au moins temporairement, jouer sur les rapports de forces ainsi qu’ils le font déjà au sein de l’Organisation mondiale du commerce. C’est notamment le sens de la bataille sur les « exceptions » actuellement engagée dans les négociations de l’OCDE. Les Etats-Unis veulent bénéficier d’un statut particulier qui leur permet d’avoir un pied dedans et un pied dehors de l’accord (comme à l’OMC). L’UE veut faire provisoirement admettre son droit à une politique européenne préférentielle, histoire de se construire et se renforcer.
A terme, les « exceptions » (y compris culturelle) risquent fort de sauter une à une, car un mécanisme est déjà prévu pour les éliminer progressivement. Ce mécanisme porte un nom de sinistre mémoire, rollback, qui rappelle la formule utilisée par Washington durant la guerre du Viêt-nam : containment and rollback, contenir et refouler le communisme. Là encore, le mot trahit l’essence ; les négociations sont affaires de rapports de forces et les compromis sont destinés à être remis en cause. On est bien loin de ce « règne du droit » que la création de l’OMC devait initier à en croire les apologues du libéralisme. Ceux-là mêmes qui assurent, aujourd’hui encore, que l’objectif initial de l’AMI était de « réguler » le marché pour le bien de toutes et tous, d’instaurer en quelque sorte le règne de la raison (voir l’éditorial du Monde du 18 février 1998). En fait de règne du droit ou de la raison, on assiste surtout à des batailles de chiffonniers sous les lambris du château de la Muette [2] (décidément, voilà encore un nom qui vient trahir un projet fort peu transparent et démocratique !).
Les Européens aiment à jouer du tiers monde pour renforcer leur main face aux Américains. Un peu de démagogie ne saurait faire de mal. Ils n’en ont pas moins accepté que les négociations se déroulent dans le cadre de l’OCDE (regroupant seulement 29 pays « riches ») et non de l’OMC (avec ses quelque 130 Etats) car, face au Sud, la solidarité des membres de la triade l’emporte. Or, c’est bien au Sud que les populations paieraient le prix le plus fort, et le plus rapidement, pour l’adoption de l’AMI.
Les élites gouvernantes du tiers monde n’ont généralement ni la volonté ni le rapport de forces pour bloquer, atténuer ou reporterl’application dans leur pays d’un tel accord. Bien des défenses ont déjà été brisées (notamment l’utilisation des barrières douanières). La politique du développement par l’endettement, impulsée initialement par les puissances financières du Nord, a placé un grand nombre de ces Etats sous la coupe du FMI. Les réglementations progressivement adoptées par l’OMC resserrent l’étau. L’actuelle crise est-asiatique, sous ses multiples formes, a brusquement affaibli la position du pôle économique le plus dynamique du Sud ; les intérêts industriels et bancaires du Nord cherchent à en profiter pour acheter à bon prix les entreprises nationales les plus prometteuses, comme en Corée du Sud. L’AMI permettrait ainsi de parachever un processus désastreux de recolonisation économique.
Nul ne saurait sous-estimer les conséquences sociales de ce processus. Dans de nombreuses régions du Sud, l’appauvrissement de pans entiers de la population et l’aggravation de la crise écologique se soldent par un effondrement des conditions sanitaires et la résurgence de maladies que l’on croyait jugulées. Malheur aux pauvres : leurs enfants porteront leur vie durant les stigmates de ce désastre. L’AMI s’impose ainsi à contre-courant des nécessité historiques les plus pressantes. Pour conjurer une catastrophe humaine annoncée, au Sud d’abord mais au Nord aussi, ce sont les besoins sociaux des plus défavorisés et les exigences écologiques qui devraient commander les grands choix d’orientation économique. En conséquence, les pays du tiers monde devraient les premiers pouvoir définir librement des politiques d’investissement assurant l’autonomie de leur développement et, tout particulièrement, leur indépendance alimentaire. Toutes choses que l’AMI a précisément pour objectif d’interdire.
Notes
1. Voir La Tribune, Genève, 16 février 1998. Professeur à l’université de Paris-VIII et membre de l’Observatoire de la mondialisation, François Chesnay est l’auteur d’un important livre sur la mondialisation libérale : La mondialisation du capital, seconde édition révisée, Syros, Paris, 1997.
2. Non du lieu à Paris où se sont tenues les négociations de l’AMI.
Faire front contre l’AMI, notre ennemi commun
À quoi donc sert un Etat, selon la logique libérale ? D’assurance tous risques au profit des (grands) investisseurs répond l’OCDE. Si des « troubles civils » (entendez une grève, par exemple) mettent en cause les bénéfices attendus, il devra offrir une compensation financière au patron. Si une nouvelle législation en matière de protection sociale, de santé ou d’environnement vient modifier les conditions de réalisation du profit, il devra à nouveau mettre la main à la poche. Et s’il ne le fait pas, les entreprises pourront directement assigner l’Etat en justice pour exiger « réparations » auprès, par exemple, d’un tribunal de... la Chambre de commerce international.
Qui mérite d’être protégé contre les « discriminations », toujours selon cette logique ? Non pas les faibles (disons, les petits paysans du tiers monde), mais les puissants (en l’occurrence, l’agro-industrie occidentale). Au nom de l’égalité, si les premiers reçoivent des subventions, les seconds devront aussi en bénéficier. Aucun traitement de faveur, sous quelque forme que ce soit, ne doit être toléré ! Il serait ainsi interdit, dans le cas évoqué ici, à un pays du Sud de déployer une politique économique propre à assurer l’autonomie de son développement, ou tout simplement son indépendance alimentaire. L’AMI, clament les agents du libéralisme, n’est qu’un « accord de non discrimination ». Chacun sait pourtant qu’une telle égalité formelle entre puissants et faibles ne fait que couvrir et perpétuer les inégalités réelles.
En accordant tous les droits aux (grands) investisseurs et en décernant tous les devoirs aux Etats, en transformant l’OCDE (à l’instar de l’OMC) en source première de législations autoritaires universelles et en dépossédant les populations de leurs droits politiques, l’AMI se présente comme une nouvelle pièce maîtresse dans le dispositif de mondialisation en cours. La libéralisation inégalitaire des investissements doit compléter celle des mouvements de capitaux et du commerce mondial. La négociation secrète entre gouvernants et possédants doit s’imposer comme la règle, même quand elle concerne des lois qui vont contribuer à déterminer le sort de tous les habitants du globe. Plus que jamais, les assemblées élues se voient ravalées au rang de chambres d’enregistrement. C’est bien la politique du fait accompli, qui s’attaque à des libertés parmi les plus fondamentales : le droit à l’information, comme à la décision.
L’AMI illustre à son tour la logique véritablement jusqu’au-boutiste dans laquelle sont engagés les tenants (gouvernants, technocrates, manageurs ou financiers) de l’ultralibéralisme. Mais ses actuelles mésaventures soulignent aussi les contradictions du processus de mondialisation. Il n’est plus certain que l’accord puisse être bouclé, comme prévu, d’ici a avril prochain. L’ordre nouveau a plus d’un talon d’Achille.
Comme Dracula, l’AMI supporte fort mal la lumière du jour. Il est même allergique à la démocratie. Le scandale politique ayant éclaté, les gouvernements et les parlementaires ne pourront plus prétendre ignorer ce qu’ils signent ou ratifient, comme ils l’avaient honteusement fait lors de la création de l’OMC, avec l’aide active et complaisante des grands médias. La nécessité du secret constitue le premier talon d’Achille du système.
L’AMI a été négocié dans le cadre de l’OCDE et non au sein de l’OMC, comme il l’aurait logiquement dû. Il s’agissait de s’entendre entre riches, à l’abri des récriminations du tiers monde et, en particulier, d’un poids lourd tel l’Inde qui freine le processus de libéralisation tous azimuts. Pour pouvoir enjoindre après le reste du globe de signer un accord verrouillé. Mais les Etats-Unis, dont les multinationales devraient être les premières bénéficiaires de l’AMI, ont des besoins et exigences contradictoires. Ils voudraient imposer au monde entier l’ouverture des frontières tout en préservant pour eux seuls un droit protectionniste, prôner la liberté d’investissement tout en imposant le respect international des lois d’Amato et Helms-Burton qui la restreignent en fonction de leurs seuls desiderata. L’exercice est bien difficile, et voilà un nouveau talon d’Achille.
Les contradictions propres à la politique américaine reflètent, au fond, l’existence d’un troisième talon d’Achille. La mondialisation libérale restreint toujours plus la capacité des Etats à réguler les rapports sociaux, à répondre à une crise. Mais rien ne vient les remplacer dans ce rôle. Les institutions financières internationales peuvent imposer leur loi à des gouvernements endettés, mais elles ne peuvent « gérer » les sociétés en révolte. La « World Company » que dessine l’AMI peut briser les reins de firmes concurrentes issues du tiers monde, mais elle ne peut définir, sans autre forme de procès, la politique étrangère de Washington et commander directement ses armées. Alors que les Etats eux-mêmes ont du mal à préserver leur légitimité démocratique aux yeux des populations, comment FMI, BM ou autre OMC pourraient l’acquérir ?
La mondialisation libérale dénude le rapport de classe, les rapports de pouvoirs. Mais un système peut-il dominer longtemps sans légitimité apparente ? De ce fait, la mondialisation en cours reste un processus inachevé, inachevable. Les jusqu’au-boutistes du libéralisme jouent ainsi les apprentis sorciers. À nous de leur faire payer leur excès d’optimisme.
Résistances à l’AMI en France
L’opposition à l’AMI est longtemps restée confinée à des cercles avertis. Celui des réseaux d’ONG traditionnellement mobilisés sur la question de la mondialisation, en Amérique du Nord d’abord puis en Europe - et qui ont été à l’origine, en France, d’une première « conférence d’alerte » réunie dans les locaux de l’Assemblée nationale. Celui des artistes et auteurs, engagés depuis l’Uruguay Round du GATT dans le combat pour défendre l’« exception culturelle » - et qui ont été à l’origine de la réunion de l’Odéon du 16 février. Encore une fois, comme lors de la constitution de l’OMC, loin d’informer sur des négociations en cours depuis près de trois ans et sur leurs enjeux vitaux, les grands médias ont contribué à préserver la loi du silence, du moins jusqu’à ce que le scandale politique ne commence à éclater.
Une fois la question politique publiquement posée, les résistances se sont très rapidement affirmées, coordonnées. Le meeting de la Bourse du travail, le 17 février à Paris, en témoigne. Il a réuni, malgré des délais de préparation très courts, quelque 800 personnes et un large éventail d’organisations. Sont ainsi intervenus François Chesnay et Agnès Bertrand pour l’Observatoire de la mondialisation (à l’initiative de la réunion), Bernard Cassen du Monde diplomatique, Jean-Pierre Page (CGT confédérale), Gérard Gourguechon (US-Groupe des Dix) et François Dufour (Confédération paysanne), Claire Villiers et les organisations de chômeurs, Jack Ralite (Etats généraux de la culture) et Yves Cochet (vice-président de l’Assemblée nationale), Jordi Ribo (Commissions ouvrières de Catalogne) et Jean-Claude Amara (Droits Devant !), un représentant des sans-papiers et du mouvement associatif africain, Liêm Hoang-Ngoc (Appel des économistes contre la pensée unique), etc.
Le succès de ce meeting montre que les multiples campagnes unitaires menées ces dernières années (en défense des services publics ou des sans-papiers, contre le chômage et les exclusions, mais aussi face au G7 lyonnais de juin 1996) ont créé des traditions de travail en commun et une perception globale de l’offensive libérale qui permettent, aujourd’hui, de réagir immédiatement à l’annonce d’une nouvelle échéance.
A la Bourse du travail, les intervenant(e)s et la salle se sont entendus sur trois points essentiels : dénoncer la politique du secret qui entoure les négociations, exiger que la France se retire de cet accord et que le gouvernement ne se contente pas de l’amender à la marge, appeler la société civile à se mobiliser contre l’AMI. Pour sa part, Droits Devant ! organisait dès le 18 février au matin une manifestation devant l’OCDE, au moment où cette organisme devait tenir une conférence de presse.
L’OCDE n’est évidemment pas seule en cause. Ainsi, du 18 au 25 février, de nombreux courants et mouvements sociaux (dont les zapatistes, la centrale sandiniste des travailleurs, le mouvement nigérian pour la survie du peuple ogoni, le réseau des femmes indigènes d’Amérique du Nord...) réunissent la première conférence internationale de l’Action mondiale des peuples contre l’OMC et sa politique libérale.
– Observatoire de la mondialisation, 40, rue de Malte, 75011 Paris. Tél. : 01 43 38 38 17. Fax : 01 43 38 37 88. E-mail : ecoropa magic.fr
– Action mondiale des peuples, Genève, Suisse. Tél. : 00 4122 733 40 83. E-mail : red-red span.ch. Web : http://www.agp.org