La réflexion collective engagée dans « Phénix » prend forme. Cependant, la récente contribution de Philippe Pignarre [1] me fait craindre qu’elle ne tourne aussi en rond, voire régresse en reformulant certains débats comme ils avaient (re)commencé il y a quarante ans. Elle peut aussi se noyer dans la multitude des questions qui se posent à nous.
En me concentrant ici sur certains aspects des débats seulement – ce qui ne veut pas dire que les autres sont moins importants –, je voudrais faire quelques propositions pour que notre réflexion aille de l’avant.
1. Prendre pour référence les élaborations les plus récentes, pas des formules depuis longtemps dépassées (voire qui n’ont jamais existé sous une forme aussi caricaturale que d’aucuns le prétendent aujourd’hui). Je vais illustrer ce point en ce qui concerne notre « pensée » en matière de stratégie.
2. Reprendre la réflexion stratégique à partir des exemples contemporains (même si des renvois à une histoire plus ancienne sont toujours utiles).
3. Ne plus jamais se contenter de dire « il faut écouter », mais d’expliquer ce que l’on a entendu et ce que l’on en pense politiquement (je me réfère en particulier aux débats sur le « sens » accordé à des faits de société), sans quoi la discussion tourne court.
4. Ne pas s’arrêter aux généralités (même utiles), mais travailler des questions socio-politiques précises, souvent une étape nécessaire pour alimenter dans un second temps la réflexion d’ensemble.
5. Ouvrir des espaces particuliers pour des débats spécifiques, afin d’éviter que tout se noie dans la multitude des facettes de la question « stratégie ».
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I. Des stratégies concrètes, combinées, évolutives
Philippe Pignarre prétend que nous avons comme conception de la stratégie un « plan préconçu », comme s’il avait tout oublié des élaborations que nous avons poursuivies dans les années 70-90 – un effort d’élaboration auquel il a pourtant participé (par une réflexion impertinente – « Tu crois vraiment à ce que tu dis ? » – il m’a même aidé à « déverrouiller » mon expression).
Nous sommes partis de constats simples.
Premier constat : les « modèles » stratégiques abstraits peuvent avoir une utilité pour cataloguer des cas de figure « types » (insurrection, guérilla…), mais ils n’existent pas dans la réalité. Par exemple, le « modèle russe » de 1917 inclut en réalité une dialectique beaucoup plus immédiate entre luttes urbaines et rurales (et aussi nationales) que le schéma « de la ville à la campagne » ne le laisse entendre. De plus, 1917, c’est la décomposition d’une armée dans le cadre d’une guerre mondiale : un modèle difficilement reproductible d’armement du peuple ! Autre exemple, le « modèle chinois » : la célèbre armée rouge de Mao est née des soulèvements urbains, ruraux et militaires des années 1925-1930, bien loin du schéma tant vanté « de la campagne à la ville » – et son retour en force après la Longue Marche s’est faite à l’occasion de l’invasion du pays par l’impérialisme nippon.
Autre constat : dans bien des révolutions, la stratégie mise en œuvre a combiné, à un moment déterminé, plusieurs formes « types » et a évoluée en fonction des changements de contextes et de rapports de forces. Ainsi, le Vietnam a connu la grève de masse, la propagande armée, l’insurrection en masse victorieuse (1945), la guérilla, la guerre révolutionnaire prolongée, une armée régulière (au Nord) – et a agit en combinant lutte socio-politique, lutte militaire et front international (solidarité et diplomatie).
Troisième constat, dans la logique des deux précédents : le choix d’une stratégie appropriée, et pas seulement le choix de tactiques, est affaire d’analyse concrète. Ce choix tient évidemment compte des objectifs programmatiques (auto-émancipation…) et de la structure sociale du pays concerné, mais il ne peut être mécaniquement déduit ni des uns ni de l’autre. Il n’y a pas une stratégie immuable « pour les trotskystes » et une autre « pour les maoïstes », comme il n’y a pas une stratégie immuable pour les pays développés et une autre pour le tiers monde. Bien d’autres facteurs que le programme général et la sociologie entrent en effet en compte dans la définition d’une stratégie appropriée (elle relève du « point de vue de la totalité »). Ces conditions évoluant, il en ira de même de la stratégie et cette évolution n’est pas « pré-établie » puisqu’elle dépend dans une large mesure du résultat de la lutte, des réactions de l’adversaire, des modifications des consciences populaires, des modifications de la situation régionale ou internationales… soit d’évolutions imprévisibles au-delà d’un court laps de temps.
Nous nous sommes attachés à analyser l’impact des conjonctures sur la stratégie et pas seulement la tactique, les « changements de rythmes » politiques, les « sauts » de la lutte, l’importance de la notion de « crise révolutionnaire », l’émergence d’un « moment favorable ».
Nous avons rejeté la conception simpliste des « plans préconçus » à laquelle Philippe voudrait maintenant nous renvoyer. « Pas de modèles, des leçons » était notre mot d’ordre quand nous étudions l’expérience historique des révolutions. Les maîtres adjectifs étaient « concret », « combiné », « évolutif ». À l’opposé donc d’une démarche dogmatique, nous nous sommes attachés à enrichir une « pensée stratégique », une « intelligence » de la question stratégique. Car il ne faut pas opposer au dogme le vide, l’absence de théorie, le degré zéro de la réflexion ou la simple attente de l’événement libérateur. Tous les combats d’émancipation se mènent dans la durée ; la « pensée stratégique » se situe bien là : dans la durée de la lutte.
II. Remettre sur le métier la question stratégique d’ensemble
Nous avons atteint au tournant des années 80-90 un palier dans la réflexion stratégique telle que nous l’avions initialement abordée. Nous nous sommes tournés vers l’analyse de la mondialisation et de l’expérience altermondialiste (ce que j’ai abordé dans ma première contribution à Phénix [2]), et des « nouvelles questions » (crise écologique globale, crise climatique, LGBT, etc.). Ce qui nous a permis de progresser sur des terrains programmatiques (écologie…) et de renouveler la discussion sur le « sujet révolutionnaire ».
Je pense que nous avons aujourd’hui atteint un nouveau palier. Il nous faut maintenant intégrer les implications de la crise capitaliste et du « basculement du monde » déjà abordé sur Phénix, en particulier dans les textes de Samy [3] et de Crémieux/Sabado [4]. L’affaire n’est pas simple. Alors que la mondialisation capitaliste semblait et semble toujours favoriser la convergence des luttes, la crise capitaliste semble accentuer les différences entre les vieux centres impérialistes où la bourgeoisie mène l’offensive (en particulier en Europe dont le déclin mondial à pour conséquence de réduire la capacité de pomper les ressources du tiers monde) et des pays « émergents » où il peut y avoir certains aspects de compromis sociaux (dans quelle mesure ?).
Point très positif, il est possible de reprendre la réflexion stratégique à partir d’expériences contemporaines. Le surgissement des luttes dans la région arabe concerne des pays très différents par les structures sociales et les forces politiques, mais qui s’influencent les uns les autres. Avec le temps (car il en faut pour qu’émerge les données stratégiques), il y a de quoi actualiser un vaste éventail de questions : réalités du mouvement ouvrier et paysan, articulation des terrains et des formes de lutte, place de la revendication démocratique et son contenu social, rapport entre démocratie et laïcité, importance du combat des femmes, modes d’organisation et formes d’auto-organisation, évolution des courants politiques et leur rapport au mouvement social, nature des politiques de la contre-révolution, autodéfense (la répression fait des morts partout) et lutte armée (il y a une guerre en Libye…), etc.
Le suivi politique courant (articles d’actualité alimentant la solidarité) ne suffit pas à travailler ces expériences d’un point de vue stratégique. Il faut aussi les étudier en profondeur, sous cet angle – et en savoir beaucoup plus que ce n’est actuellement notre cas sur ces pays. C’est du boulot, dans la durée ! Mais il faut que ce boulot soit fait.
L’actualité de la révolution dans la région arabe peut aussi nous permettre de revenir sur d’autres expériences récentes auxquelles nous n’avons pas pu consacrer l’attention qu’elles méritaient, comme la révolution népalaise (2006), très, intéressante pour actualiser une réflexion sur les conceptions « politico-militaires », le « moment favorable », les changements de stratégie, le « gouvernement des travailleurs », la laïcité ou le devenir des maoïsmes en Asie.
III. Consciences et politique
Philippe (Pignarre) revient dans sa contribution à la charge sur la question du voile et du débat dans le NPA sur la candidature vauclusienne. J’ai écrit par ailleurs sur cette question [5] et je pense très franchement qu’il est préférable d’attendre avant de relancer la discussion à ce sujet, sinon on va se répéter sans avancer.
La question de la conscience des individus et des acteurs sociaux, et du rapport entre ces consciences et nos orientations politiques se pose cependant beaucoup plus largement que sur la seule controverse du voile dans une candidature NPA. Peut-être peut-on avancer sans tarder en ce domaine. Mais pour cela, il ne faut pas se contenter de répéter « il faut écouter ». Il faut dire ce que l’on entend et ce que l’on en pense politiquement.
Je poserai donc trois questions à Philippe :
Que penses-tu du raisonnement « il y a des sens individuels divers donc il n’y a pas de sens social global (ou univoque) » – un raisonnement maintes fois entendu. Tout, le problème est pour moi dans le « donc ». Les ouvriers ne se vivent pas toujours comme tel donc la notion de classe ouvrière n’a pas de sens « global » ? (C’était un argument sociologique massue pour affirmer dans les années 70-80 qu’il n’y avait pas de classe ouvrière au Japon – alors la deuxième puissance industrielle du monde – puisque, dans les enquêtes d’opinion, lesdits ouvriers déclaraient appartenir à la « classe moyenne »).
Ce qui nous amène à la deuxième question : y a-t-il ou non, à notre échelle de temps, des traits permanents qui fondent la continuité d’une compréhension théorique et d’une action politique ? Avons-nous, par exemple, raison de situer dans la longue durée notre combat par rapport à la contradiction de classe et à la contradiction de genre ? Ce n’est pas de « l’essentialisme » que de reconnaître qu’il y a des déterminations historiques qui opèrent dans la longue durée et conditionnent notre combat !
Ce qui nous amène à la troisième question : une organisation comme le NPA doit-elle définir ce qui fait la permanence de son combat ? Doit-elle être une organisation de lutte de classes ? Défendre une conception sociale, populaire, écosocialiste de l’engagement écologique ? S’inscrire dans une « lignée » féministe qui fait le lien entre l’oppression de genre, la domination de classe et les autres oppressions (féminisme « de lutte de classe », féminisme socialiste…) ?
Penser que le « sens » des faits sociaux se réduit à une juxtaposition des perceptions individuelles et qu’il n’y a « donc » pas de sens social global ; penser que rien ne fonde la permanence du combat de transformation sociale et qu’en conséquence le NPA ne doit pas définir son orientation conduirait, il me semble, à un spontanéisme débridé et à l’impotence de l’hétérogénéité (qui n’est pas, je le répète, la richesse de la diversité).
Si l’on ne se fait pas apôtre de ce spontanéisme débridé, il faut accepter le débat politique, la discussion des orientations. Au niveau des choix politiques, des orientations, tout ne se vaut pas. Nous critiquons les thèses de l’écologie profonde et nous avons raison de le faire. Nous devons faire de même en ce qui concerne les conceptions féministes différentialistes (qu’il s’agisse de différentialisme biologique ou culturel). On n’est pas d’accord ? Alors discutons de l’écologie profonde ou du différentialisme, mais n’opposons pas l’écoute au dogme !
Je profite de l’occasion pour clarifier un point brièvement abordé dans ma précédente contribution. J’ai écrit qu’il fallait discuter du « culturalisme » et des avatars du postmodernisme. Ce n’est pas pour défendre un « universalisme abstrait ». Ayant beaucoup travaillé la question des « communismes nationaux » (au Vietnam, en Chine…) et en particulier de la sinisation du marxisme, je suis très conscient de ce que l’universel s’incarne toujours dans des réalités, des lignées historiques, culturelles spécifiques. Je suis très conscient que le point de vue ouest-européen n’est pas plus universel ni moins spécifique qu’un autre.
La question n’est pas : être ouvert ou fermé à la nouveauté ou à la différence. Nous devons être à l’affut du neuf – de même, pour agir politiquement, nous devons bien entendu comprendre et tenir compte des consciences ! La politique est un art de la médiation, elle est nécessairement concrète. Mais on ne perçoit pas le neuf sans une « grille de lecture » de la réalité. On ne peut appréhender de nouvelles potentialités si ce n’est en rapport avec un projet explicité de transformation sociale. Dans nos débats à l’Institut d’Amsterdam, nous résumions les deux termes de l’équation sous la formule d’« empirisme conscient ». L’empirisme pour se laisser questionner par le changement, par l’émergence du neuf ; la conscience pour pouvoir lire, comprendre, ce qui nous questionne et en quoi il est réellement neuf (ou pas). Vous pouvez trouver que la formule est mal choisie, mais l’idée est là.
Même les conceptions fondamentales peuvent évoluer ? Certes, mais pour qu’elles évoluent, il faut en avoir.
IV. Un va-et-vient entre la réflexion générale et l’analyse spécifique
Je l’ai déjà noté plus haut : régulièrement, on arrive à des paliers dans la réflexion globale. Cela a été le cas dans les années 90 sur les questions stratégiques, je pense que c’est probablement aujourd’hui le cas en ce qui concerne les enseignements généraux de l’altermondialisme, en particulier sur la question du « sujet révolutionnaire ». Il faut encore y revenir pour s’assurer de la collectivisation (critique) de la réflexion passée. Mais pour aller de l’avant, il me semble qu’il faut d’abord reprendre l’analyse sous des angles plus spécifiques.
Par exemple, en ce qui concerne le « sujet révolutionnaire », nous avons compris l’énorme potentiel de la convergence des luttes permise par la mondialisation capitaliste et l’offensive à la marchandisation universelle – mais en revanche, nous percevons que l’articulation des luttes ne va pas de soi (antiraciste, féministe, laïques !). Nous opposons une agriculture paysanne au modèle de société incarné par l’agro-industrie – mais nous connaissons mal les paysanneries réellement existantes. Nous savons que le mouvement syndical doit s’ouvrir sur la société pour contribuer à lier (territorialement) le combat dans et à l’extérieur de l’entreprise – mais nous constatons qu’en France, les progrès en ce domaine sont vite effacés. Nous percevons l’actualité nouvelle de l’internationalisme – mais nous notons que le mouvement internationaliste ne reprend pas forme comme il le faudrait.
Je pense qu’il faut concentrer nos efforts sur les difficultés rencontrées en creusant au fond des questions « sectorielles » (une synthèse sur l’analyse du salariat dans nos pays serait bienvenue) et sur les besoins (par exemple, il manque cruellement un réseau international du syndicalisme radical qui puisse porter une autre parole et d’autres initiatives que les bureaucraties). Il y a des terrains où on a pas mal avancé récemment (l’articulation des programmes écologiques et sociaux) ; d’autres, beaucoup moins.
Pour tout cela, nous avons besoin de réfléchir sur les expériences pratiques et la pratique sociale (la praxis). Sur l’expérience des autres et pas seulement la nôtre, trop étroite (c’est en cela que nous sommes loin d’avoir épuisé ce que l’on peut apprendre des multiples facettes des forums sociaux). Mais il faut aussi comprendre pourquoi l’altermondialisme a cessé de produire des formes d’organisations novatrices et utiles, notamment sur le plan de l’internationalisme : pas de mouvement anti-impérialiste englobant, en défense des révolutions arabes, occupant une place analogue à celle des mouvements d’antan contre la guerre d’Indochine, pas de coordination syndicale radicale, pas de capacité d’action régionale (Union européenne…), peu de solidarité de « mouvements à mouvements » face aux catastrophes humanitaires, etc.
Le tout donnera matière à repenser la question globale (la « pensée stratégique ») à une étape ultérieure.
V. Lisibilité du débat
La liste des questions ouvertes sur « Phénix » est longue et ne cesse de s’allonger. On risque de s’y perdre.
Je pense que c’est une bonne chose que toutes les questions soient soulevées, mais cela ne veut pas dire qu’elles vont toutes être débattues de front. On verra sur quoi les échanges se cristallisent.
Il est facile d’ouvrir sur « Phénix » des rubriques thématiques pour réunir toutes les contributions consacrées à une même question (l’évolution du salariat, le « basculement du monde »…), pour permettre une lisibilité des débats ; étant entendus que de nombreux textes qui n’entrent pas dans le cadre spécifique de l’espace « Phénix » peuvent trouver ailleurs place dans les rubriques « normales » d’ESSF. Je propose que l’on limite les textes « panoramiques » et que l’on favorise des contributions plus « ciblées ».
Il est possible aussi de proposer des bilbios ou un « guide d’utilisation » des ressources d’ESSF (comme je viens de le faire sur Féminix [6]) pour donner des références et des pistes de travail, sans encombrer inutilement l’espace Phénix.
L’objectif est d’avancer dans la réflexion, mais aussi d’intéresser à ce champ de débat des militant.e.s qui ne sont pas aujourd’hui convaincu.e.s de son importance. Pour cela, il faut être compréhensible par des non-initiés (ce qui plus facile à dire qu’à faire) – ou du moins une grande partie des textes doit l’être.
Pierre Rousset