Les 1000 à 2000 manifestants présents à la place du 1° mai le 12 février en réponse à l’appel de la coordination nationale pour le changement démocratique n’ont pas réussi à marcher sur la place des martyrs comme prévu par les organisateurs. L’impressionnante mobilisation de l’appareil répressif, les intimidations par l’interpellation policière d’une centaine de manifestants ont évidemment rendu impossible toute initiative allant dans ce sens.
La déception est grande chez ceux et celles qui attendaient une « contagion révolutionnaire » qui allait balayer en quelques jours le pouvoir algérien. Si la lame de fond des révolutions en cours en Tunisie et en Egypte introduite dans le débat algérien légitime cette attente, un regard réaliste sur l’état psychologique des masses populaires, sur les rapports de force politique dans la société et sur la situation économique, ne permet pas cette illusion.
La peur des lendemains incertains
Ce n’est évidemment pas la peur de l’affrontement physique avec l’appareil policier qui a empêché un déferlement populaire ou une participation massive à la protestation. Pour cela, les flammes des barricades et les affrontements émeutiers sont tellement familiers pour les Algériens qu’ils relèvent de faits divers. C’est devenu, à force de persister, la marque de fabrique d’une génération insoumise aux dictats militaro-policier et aux pressions islamistes de ces dernières années. Mais la peur existe. Une peur des lendemains incertains ; une peur d’un inconnu, résultat d’une guerre civile de plus d’une décennie qui a laissé les Algériens exsangues et peu disposés à se soulever contre un régime qui se légitime encore de son triomphe sur l’islamisme radical au prix de dizaines de milliers de morts.
« La société garde une peur profonde des situations de vide », note Said Benmerrad, enseignant chercheur à l’université d’Alger. « L’insécurité au quotidien », souligne-t-il à juste titre, « ressentie depuis déjà plus de deux décennies, s’est conjuguée à une forme de doute sérieux sur l’avenir et sur l’absence totale de dynamique politique et sociale positive que de très nombreux Algériens expriment et qu’ils considèrent comme la cause principale des mouvements sociaux du mois de janvier 2011 ». C’est l’heure des bilans des années de braise et un round d’observation devant les « tumultes » révolutionnaires tunisiennes et égyptiennes. D’autant plus que l’exemple tunisien a surpris plus d’un. La pouvoir de Ben Ali passait pour l’un des plus solides et le plus stable de la région. C’est surement un signe de maturité qui ne trompe pas, pour continuer l’idée de S. Benmerad. La société sait en effet de quelle assurance elle a besoin même si elle ne semble pas se doter d’un projet politique fort et clair pour transcender cette « phase de vide ».
Une situation financière aguichante !!!
Ce qui met aussi la société dans une posture d’attente c’est aussi une conjoncture économique où la crise n’est pas aussi aigue en Algérie que ne l’est celle du voisin tunisien ou encore celle de l’Egypte. L’économie de ces deux derniers pays est exclusivement soutenue par les IDE et est essentiellement centrées sur le tourisme. Avec les deux autres secteurs clés, l’agriculture et l’industrie textile, elle est totalement orientée vers le marché européen. Cette ouverture complète et cette inféodation absolue au marché européen a rendu ces économies vulnérables, vite mises à nue par la crise financière que connais le capitalisme mondial et notamment européen. La concentration des échanges avec l’Europe place la Tunisie, comme meilleur exemple, dans une situation de dépendance critique. Les retournements de conjoncture et la reprise très incertaine de la croissance en Europe ont affecté directement les « records » tunisiens. Cela vaut aussi bien pour le secteur du textile que pour celui du tourisme, les secteurs d’activités les plus significatifs en termes de recettes externes.
Tout le contraire pour l’économie algérienne. L’aisance financière due à la rente pétrolière et gazière place le pouvoir algérien dans une certaine autonomie vis-à-vis des pressions du capitalisme mondial et des pressions populaires internes. La faiblesse des exportations en dehors des produits énergétiques et l’inexistence d’une activité touristique orientée vers une consommation extérieure met l’économie algérienne à l’abri des fluctuations de la finance mondiale.
Mais cette bonne santé purement financière à l’échelle macroéconomique n’élimine pas les disparités sociales et les incohérences dans le développement du pays. Il y a autant de contradictions dans les développements sectoriels que dans le développement global. L’argent mis dans différents secteurs, dans la construction des logements urbains et la résorption de l’habitat précaire, dans l’aide au développement rural, dans l’aménagement du territoire ou encore dans la réhabilitation du secteur de la santé publique, pour ne citer que ce qui est spectaculaire, sonne plus comme une distribution clientéliste de la rente qu’un réel projet de développement économique et social intégré. Ce sont surtout des réponses ponctuelles aux protestations populaires légitimes, mais aussi à des pressions des réseaux beaucoup plus larges et complexes d’intérêts qui lui sont liés. Cette rente pétrolière tant convoitée à l’intérieur du pays et à l’extérieur agglomère un corps politique directement intéressé au maintien du régime.
Crise politique latente
C’est sur le terrain politique que le jeu semble serré. Le pouvoir policier algérien est différent de ses voisins dans sa forme d’expression et dans ses mécanismes de gestion de la société. Le pouvoir despotique en Tunisie tout comme en Egypte est concentré entre les mains d’une seule personne. Le Raïs égyptien focalise toutes les haines et les rancœurs ; l’autocratie tunisienne combinée à l’implication de la quasi-totalité de la famille Ben Ali dans la rapine du pays offre une cible facile à la vindicte populaire. En Algérie en revanche, le despotisme de la bureaucratie est « collectif ». L’histoire houleuse à crises successives du pouvoir algérien, de la mise à l’écart de chadli, l’assassinat de Boudiaf, l’éphémère haut comté d’état (HCE), la démission de Zeroual jusqu’à l’arrivée de Bouteflika, autant d’épisodes qui ne permettent pas une constitution au pouvoir, et encore moins sa consolidation en si peu de temps, d’une aristocratie familiale ou régionale. Les tentatives par exemple de présenter Saïd Bouteflika comme successeur de son frère, à l’image de Gamel Mobarek le fils du Rais déchu, obéissent plus à des campagnes médiatiques qu’a des constructions sociopolitiques réelles.
Le pouvoir algérien ressemble plus à une coalition bureaucratique et des classes possédantes qui dispose d’une base plus large que les dictatures personnalisées tunisiennes et égyptiennes. Il est par conséquent moins fragile. Les dictatures délayées sont plus difficiles à chasser que celles qui offrent un pignon sur rue aux rancœurs populaires, comme c’était le cas du chah d’Iran pour ne citer que cet exemple notoire. La rente pétrolière permet d’atténuer la colère populaire et sursoir à sa radicalisation du moins tant que la bureaucratie à sa tête la hiérarchie militaire demeure peu visible sur la scène politique et capable d’intégrer, en les soumettant, une partie des appareils politiques qui joue au jeu de la cooptation.
Protestation orpheline d’une perspective politique
Mais cette situation n’exclue pas la possibilité ni la nécessité de reprendre la construction d’une alternative démocratique et populaire. Réduite à des jacqueries et émeutes, l’insolence populaire radicale a besoin d’un prolongement politique crédible. La question qui se pose est qu’est-ce qui pèsera dans la balance : la chape de plomb du passé ou la vague de fond d’une révolution d’un nouveau type. Ce qui se passe en Tunisie et en Egypte est totalement inédit : dans des pays engagés dans la mondialisation libérale sous la poigne de dictatures diverses et variées, les peuples cherchent les voies de la démocratie et exigent leur droit à vivre dignement. Cette vague redistribue complètement les cartes. Le soulèvement des peuples n’est-il pas en train de faire ce que les dictatures ont été impuissantes à faire : contester dans la conscience des masses l’islamisme et l’impasse libérale ? Quant aux changements et dynamiques dans les rapports de forces des puissances impérialistes mondiales inévitables, il est loin de pouvoir les anticiper, même si l’on souligne leurs présences comme des charognards prêts à exploiter n’importe quelle faille. D’où les enjeux : jusqu’où les révolutions en cours et celles à venir seront-elles capables de porter un projet d’émancipation sociale et politique. C’est cette conscience que l’avenir des combats émancipateurs se joue en ce moment devant nous.
La ligne de démarcation immédiate est donc entre d’un coté les exigences populaires pour une démocratie politique et une dignité sociale et de l’autre côte une dictature bureaucratique qui avance avec un « patriotisme économique » conjoncturel mais qui cache mal le développement de son pouvoir et la fructification de son capital. Dans ce contexte algérien, il ne s’agit ni de faire dans la surenchère révolutionnaire au risque de perdre toute crédibilité politique, ni de faire les pompiers en stigmatisation des tendances les plus réactionnaires présentes dans la dynamique engagée par la coordination. Car, quand il y a un vent de changement, les dynamiques populaires sont plus aptes à transcender tous les écueils. C’est l’hypothèse de l’espoir et de l’action contre celle de la résignation et de la prudence.
Nadir Dj. Le 17-02-2001