Trois jours dans le Sud de la Tunisie (I) : Gafsa
« La France c’est Paris, le reste c’est un paysage » affirmait avec mépris le centralisme français du XIXe siècle. Nous avons déjà été plusieurs fois dans le centre et le sud de la Tunisie dans le passé, mais nous n’avons jamais vu autre chose que des troupeaux et des nuages ; des montagnes striées et des déserts propres, ainsi que des gens qui, dans les hameaux et les cafés au bord des routes, semblaient accepter passivement leur condition de filigrane ou de faux plis sur le tapis.
Notre court et intense voyage – dans cette commotion dont les vagues ondoyantes frappent le pays depuis plus d’un mois – nous montre la transformation décisive, mentale et matérielle, d’un paysage en un territoire. Ce qui distingue un paysage d’un territoire c’est que, alors que le paysage est un objet de contemplation, le territoire est un objet en dispute. L’intifada tunisienne, c’est avant tout cela : la résistance de tout un peuple qui refuse de continuer à faire partie du paysage. Le centre et le sud-ouest de la Tunisie est déjà un territoire vivant, bouillant d’êtres humains, dans lequel la lutte revendicative de ces derniers jours adopte des formes inégales. Dans certains endroits, il y a une révolution ; dans d’autres, de la révolte ; et dans d’autres encore, un pur désespoir. C’est la manière dont ces différents niveaux vont s’articuler que dépendra la possibilité qu’il se produise ou non une nouvelle transformation : d’un paysage à un territoire, et d’un territoire à une société libre – ou à une terre brûlée.
Gafsa
Nous partons le jeudi matin sous la pluie, une journée de chien, avec la crainte de nous heurter à de nombreux obstacles : policiers, milices embusquées au milieu de la route… Mais alors que nous approchons de Kairouan, déjà à 130 Km de la capitale, le ciel s’éclaircit sans que nous n’ayons rencontré le moindre contrôle. Le premier qui apparaît est militaire et nous arrête à la sortie de la ville sainte, sur la rotonde que nous devons emprunter pour atteindre Gafsa, première étape de notre périple. Quelques mètres plus loin, nous embarquons un jeune à l’aspect paysan qui fait de l’auto-stop et qui va dans la même direction que nous. Il a des traits rudes, limpides, simples. C’est un policier. Cela n’a rien d’étonnant. La Tunisie pullule de policiers, d’ex-policiers, de policiers qui nient l’être, de policiers qui se déguisent en voyous, de policiers caméléons qui passent d’une espèce à l’autre. Notre hôte fait partie de la Garde nationale et on lui a accordé une permission pour rendre visite à sa famille après un mois de service à el-Aouina, le quartier général dans la capitale. Nous lui demandons, bien entendu, ce qu’il pense de la « zaura », la révolution, et il se défend de ce qu’il interprète immédiatement comme une insinuation :
— Nous n’avons rien fait. C’est la police et la Garde présidentielle. La Garde Nationale a protégé le peuple en collaboration avec l’armée. Nous avons arrêté quelques 600 hommes des milices de Sariati, l’ancien directeur de la garde de Ben Ali.
Tandis qu’il nous raconte quelques histoires légendaires, qui font déjà partie de la mythologie commune autour de la famille du dictateur, nous sommes dépassés par trois jeeps de la police qui escortent un fourgon blindé. En vérité, nous ne pouvons pas éviter de nous sentir menacés. Ce sont les premiers que nous croisons et nous n’en verrons pas beaucoup d’autres. Il semble qu’ils transportent les salaires des travailleurs engagés sur les chantiers publics. C’est ce que nous explique notre compagnon avant de descendre au croisement d’Hajeb Al-Ayoun.
— Essayez de ne pas conduire la nuit – nous prévient-il gentiment avant de nous dire adieu. Les milices profitent de l’obscurité pour lancer leurs attaques.
Nous entrons dans la zone la plus convulsée, le foyer radial des révoltes, entre Sidi Bouzid et Kasserine, et à partir de ce moment là tous les villages que nous traversons présentent des traces des batailles de ce dernier mois.
À Jelma, il y a deux voitures brûlées sur bas-côté de la route et sur les murs nous pouvons lire : « Ne nous volez pas la révolution », et « Le sang des martyrs n’est pas à vendre ».
À Bir Haffey nous passons devant le siège local du gouvernorat, également incendié.
À Sidi Ali ben Aoun, c’est le tribunal et un autre édifice au bord de la route qui ont brûlé.
Dans tout le centre et le sud-ouest de la Tunisie, selon ce qu’on raconte et tel que nous pourrons le confirmer nous mêmes au cours de ces prochains jours, presque tous les postes de police, les sièges du RCD, les bureaux locaux du gouvernorat, tous ont brûlé sous les coups de la furie sélective du peuple.
Mais le ciel est également en feu. Malgré les avertissements, nous ne pouvons nous retenir de stopper la voiture sur le bas-côté de la route. Les révolutions ne soignent pas les grippes, mais elles n’empêchent pas non plus les couchers de soleil. On pourrait même dire que l’on devient plus sensible à cette beauté naturelle du crépuscule, dont la fragilité accentue notre anxiété émerveillée. Au-dessus de la vaste plaine pelée, dans un froid intense, le bleu glacé du ciel, illuminé par un soleil déjà caché derrière le Djebel Twuil, a absorbé les nuages jusqu’à ne laisser que quelques grands grumeaux isolés, très sombres, traversés de flammes horizontales d’un feu vif. Cendres et flammes : révolution dans le ciel. Nous sommes abasourdis devant cette constance de la nature, indifférente face à l’histoire, mais nous sommes également supris par notre nouvelle sensibilité historique face à cette indifférence. Dans un certain sens, ce crépuscule du 3 février 2011 n’est pas un paysage, il fait bel et bien déjà partie du territoire.
Quelques kilomètres avant cette halte, nous avons recueillis un second auto-stoppeur. Il s’agit d’un homme de grande taille, la quarantaine, au visage de pain, enrobé dans un burnous marron clair, aux yeux inexpressifs et astucieux. C’est un clair produit de l’ancien régime. Nous lui demandons ce qu’il pense de la révolution et il tente de nous répondre dans un anglais absurde, taillé au burin, pour nous donner ce qu’il croit que nous demandons et démontrer en même temps sa distance face à son propre pays. Il nous dit seulement qu’il veut émigrer en Lybie, où il y a tout ce qui manque en Tunisie. C’est le profil typique – nous explique ensuite notre ami Bounjida – du trafiquant d’essence, menacé dans ses intérêts par la chute du régime. Comme sur toutes les routes du sud, nous avons croisé sur notre droite et notre gauche les bidons bleus et rouges caractéristiques de ces vendeurs irréguliers qui transportent le combustible depuis la Lybie et le vendent illégalement aux automobilistes tunisiens avec la complicité de la police, qui bénéficie indirectement du trafic. Maintenant, notre ami, exposé à la ruine, rêve de voyager dans le pays d’où provient cette essence et dont il s’imagine pour cela qu’il est fait de miel et de lait, comme une corne d’abondance illimitée.
Gafsa, à 390 Km du point de départ, est la capitale du gouvernorat du même nom. Avec 90.000 habitants, c’est la neuvième ville du pays et le centre industriel du phosphate, l’une des principales ressources économiques de la Tunisie. À 18h30, heure de notre arrivée, il fait déjà nuit. Les rues, densément occupées par l’armée, sont presque vides. Nous nous arrêtons avec Mehdi et Lufti dans « Le coin bleu », un café situé juste en face du commissariat de police, incendié pendant les révoltes. Mehdi étudiait en troisième année les mathématiques à la faculté quand il fut expulsé pour avoir « copié un examen », c’est à dire pour son militantisme politique. Lufti est instituteur en primaire. Tous deux sont très pessimistes quant à l’espoir d’un changement réel.
— Maintenant, il y a un peu plus de liberté pour s’exprimer – déclare Mehdi. Cela durera dix jours, comme en 1987. C’est vrai, ils nous permettent de parler de révolution, mais pas de faire la révolution. Il n’y a pas de dictateur, mais bien une dictature.
Mehdi nous rappelle qu’il y a toujours des prisonniers politiques et que, sur les 24 nouveaux gouverneurs nommés par le gouvernement, 19 appartiennent au RCD et 9 sont impliqués dans des affaires de corruption. Il nous montre, par ailleurs, le communiqué de fondation de l’Union générale des jeunes de Gafsa, un cache-sexe du RCD qui, avec une rhétorique « révolutionnaire », appelle au retour à la normalité et à travailler pour le pays. Ils s’infiltrent partout en changeant de couleur.
Nous avons quitté Tunis, la capitale, en plein crépitement de grèves sectorielles : les transports, le personnel aéroportuaire et même les imams des mosquées. Mais Mehdi et Lutfi relativisent leur importance :
— Il y a de petites grèves sectorielles, avec des revendications particulières, mais le peuple semble commencer à accepter le gouvernement. La stratégie de la peur est en train de donner des résultats. Le chantage économique et la menace policière obligent la population à s’incliner devant le nouvel ordre qui, en réalité, dégoûte presque tout le monde.
À ce moment Redha Redhaoui entre dans le café, c’est l’avocat extraordinaire que nous avons connus il y a quelques jours à Tunis. Il semble étourdi et fatigué ; le visage satiné, décoiffé, une tête qui semble avoir quitté un lit depuis quelques minutes. Il a la grippe et il ajoute tout de suite sa dose de pessimisme à celle de ses compagnons.
— Nous allons vers la catastrophe. Les alternatives réelles sont les suivantes : ou bien une dictature bien pire que celle de Ben Ali, ou bien une guerre civile. Les partis et les syndicats doivent laisser tomber les revendications sectorielles pour avancer des revendications politiques. C’est vrai que c’est impressionnant ce qu’a arraché la révolution. Il y a en ce moment dix millions de Tunisiens qui parlent de politique. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas de culture politique, ni une vision commune et partagée qui pourrait leur servir pour influer sur le cours des choses. Tout marche seul, par une sorte d’automatisme furieux, sans que personne n’intervienne, sauf précisément les agents de l’ordre ancien. Nous devons défendre la révolution face au gouvernement, mais nous ne pourrons le faire que si nous la défendons en même temps du peuple.
Même de mauvaise humeur, Redha est d’une générosité impérieuse. Il est facile de s’en remettre entre ses mains et de se laisser aller. Nous le suivons sans savoir où nous allons, à peine deux heures avant le couvre-feu, sans avoir non plus cherché un endroit pour dormir. Nous nous éloignons un peu du centre, en suivant sa voiture avec la nôtre, jusqu’à une grille qui donne accès à une enceinte surveillée par l’armée dans l’obscurité.
— Nous allons manger ici. Mais on dort mieux ailleurs.
Il s’agit du restaurant d’un hôtel où nous mangeons et, surtout, buvons abondamment. Redha commande des bouteilles l’une après l’autre et au fur et à mesure que le vin entre dans son corps, il récupère son ton habituel, les couleurs de son discours, la chaleur de sa vive intelligence. Notre groupe est rejoint par des avocats, des amis à lui, Adel et Mohsen et Redha m’invite à s’asseoir à ses côtés tandis qu’à une extrémité de la table, il fait honneur à un plat de gibier à la vapeur, spécialité de Gafsa.
— Parle avec eux – me dit-il. Ils sont plus optimistes que moi.
Au début, Adel partage l’opinion générale selon laquelle le gouvernement tente d’imposer sa légitimité au travers de la terreur. La propagande agite le spectre des milices, de l’islamisme et de l’économie pour stopper la révolution. Le gouvernement est également intéressé à cette effervescence de revendications sectorielles car il peut ainsi donner l’illusion d’une normalité démocratique, tout en maintenant dans l’ombre les questions centrales, qui sont politiques et structurelles. Après 56 ans, il est normal d’assister à une telle explosion de revendications légitimes, le problème c’est qu’elles ne s’inscrivent dans aucun plan d’action général.
— En Tunisie, il y a eu une intifada avec des réformes, mais pas encore une révolution.
Redha intervient pour rappeler une particuliarité du processus.
— Il y a eu d’emblée une contradiction qu’on ne peut pas oublier. La révolution est née à Sidi Bouzid, l’endroit le plus agricole, le plus arriéré et le plus fermé du pays. Il s’agit de gens très pauvres, en majorité des paysans, qui pendant des années ont soutenus sincèrement Ben Ali et qui subitement – et de là s’explique leur réaction – se sont sentis trahis par lui. Le premier coup contre le régime a été donné à partir d’une mentalité féodale, et non à partir des secteurs marginalisés de chômeurs urbains plus ou moins qualifiés, comme on le pense.
Tandis que nous mangeons et parlons, la chaîne « Al-Jazeera » transmet des images en direct de la Place Al-Tahrir au Caire. Ce sera le cas pendant tout notre voyage : dans les cafés, dans les restaurants, dans les hôtels, dans les maisons particulières, la Place Al-Tahrir est comme un soleil que personne ne regarde mais qui illumine et imprègne toute l’atmosphère. Les conversations sur l’Égypte ont remplacé les discussions habituelles sur la météo.
— La similitude entre la Tunisie et l’Égypte est évidente, le plan états-unien apparaît lui aussi clairement – dit Adel.
Le souci des États-Unis est clair en effet, comme le prouve le fait que son nouvel ambassadeur en Tunisie provient de leur ambassade en Irak. On cite, par ailleurs, un article que nous avons lus dans la matinée sur euobserver.com, dans lequel on raconte la visite à Bruxelles du nouveau ministre des affaires étrangères tunisien, Mohamed Ounaies, et les déclarations de Catherine Ashton, porte-parole de la politique extérieure de l’UE. Ils se sont mis d’accord pour que les intérêts fondamentaux de l’Union européenne en Tunisie – la libéralisation de l’économie et le contrôle de l’émigration illégale – soient préservés malgré le changement de gouvernement. L’UE parle de « révolution », mais, pour elle, cette dernière est terminée et les choses sont en réalité décrites en termes de continuité économique et géostratégique.
– C’est ainsi – confirme Redha. Il s’agit de faire une sorte de révolution politique, mais surtout pas économique. Autrement dit, qu’il n’y ait pas de véritable révolution. L’UE, ensemble avec les États-Unis, surveille, explore et pressione sans arrêt.
Il reste peu de temps avant le couvre-feu. Les serveurs deviennent un peu nerveux face à la parcimonie de Redha, qui insiste pour que nous finissions nos verres de vin calmement. Adel et Mohsen s’agitent également sur leur siège, bien qu’ils trouvent encore le temps d’exprimer leur optimisme annoncé :
— L’impulsion qui a mis en marche la révolution a été émotionnelle ; nous nous sommes tous dit ; Mohamed Bouazizi, c’est moi. Mais notre peuple est préparé pour une démocratie à l’européenne. Nous allons sur le bon chemin. La Tunisie, vous verrez, va devenir la première démocratie du monde arabe.
Le temps s’épuise. Tous les autres clients sont partis, mais Redha nous sert encore un dernier verre de vin.
– Il faut le terminer. Il n’y a que trois minutes de trajet jusqu’à l’hôtel.
Lorsque nous sortons, il reste en effet trois minutes avant le couvre-feu. Mais trente minutes jusqu’à notre destinée. Nous suivons la voiture de Redha dans les rues obscures et vides, déjà en dehors du délai, et tous les cinq cents mètres nous sommes arrêtés par des contrôles militaires. Ils nous demandent parfois nos papiers et nous devons en outre ouvrir le coffre. D’autres fois, il suffit de montrer ses papiers. Certains soldats semblent reconnaître Redha et le laissent passer avec un salut. Il donne l’impression d’être habitué à violer le couvre-feu ; à violer en réalité toutes les règles, que ce soit pour s’amuser ou pour défendre ses principes. C’est un mélange – jouissance et principes – qui inspire la tranquillité et la confiance.
L’Hôtel Jugurtha, à notre arrivée en cette heure tardive, un peu éméchés et après ce trajet tendu, nous semble une création surréaliste, un délire kitsch issu d’une imagination surprise en pleine digestion : des lampes-araignées européennes ; de grandes statues africaines, des trônes maghrébins en bois incrustés d’ivoire et l’énorme bar inhabité, avec des sièges dorés gigantesques, mi-pharaoniques, mi-versaillais, déformés par une volonté expressioniste. Redha a décidé pour nous et il a également compris, avec justesse, que nous ne pouvions pas nous permettre une nuit dans un hôtel tel que celui-ci. Une brève négocation avec le réceptionniste réduit le prix au tarif d’une pension bon marché. Après tout, il n’y a pas de touriste et à peine quelques clients locaux. Et puis Redha impose sa chaleur impérative partout.
Aussi, il n’y a plus qu’à boire et reboire et à écouter Redha, indifférent au couvre-feu, dont le discours fracassant, sans trace de grippe déjà, musclé par le vin et la bière, s’amplifie en vagues concentriques d’une lucidité et d’une puissance irrésistibles, combinant les petits détails de la politique intérieure tunisienne, qu’il connaît très bien, avec des analyses théoriques subtiles, courageuses et rhétoriquement lumineuses.
— J’ai vu un serpent changer de peau. Durant trois jours, pendant qu’il secrète une nouvelle peau à l’intérieur, il est nu, exposé à tous les dangers. Il est vulnérable. C’est un serpent et ce n’est plus un serpent. Il doit se protéger de la chaleur et du froid. Il ne peut attaquer personne, il ne peut même pas manger. Mais si on ne lui coupe pas la tête à ce moment là de faiblesse absolue, il n’y a plus rien à faire. Le serpent récupère peu à peu ses forces, il se réarme et retrouve toute son agressivité. Ce qui se passe à cet instant même en Tunisie n’est pas une révolution ; c’est une dictature qui change de peau. La dictature est sans peau. Elle est tellement vulnérable qu’elle peut tout accepter ; c’est, et ce n’est plus, un serpent. Elle pourrait y compris se changer en un ange s’il le fallait.
Sur la table s’accumulent les petits verres de liqueur, qu’il boit beaucoup plus vite que nous. Et il poursuit son avalanche :
— Pendant trois jours, par exemple entre le 14 et 17 janvier, la censure et le contrôle sur Internet ou le téléphone ont été suspendus. Maintenant, ils sont rétablis. Les nouveaux gouverneurs ont les mains sales et la commission établie pour enquêter sur la corruption est dirigée par Abdel Fateh Amur, décoré par Ben Ali. Elle est également composée par Mteri Abdel Al-Hamsa, avocat de Aimed Trabelsi, le beau-frère du dictateur, et par Najib Bakush, doyen de la faculté de Droit de Sfax, tellement mouillé jusqu’au cou dans la corruption que sa nomination a provoqué une révolte parmi les sfaxiens. Le serpent se réarme très vite. Mais en même temps, il n’a pas d’autre choix que de faire encore des concessions. Le gouvernement, par exemple, s’est vu forcé de signer deux protocoles internationaux très importants ; celui relatif au Tribunal pénal international et, plus important encore, le Pacte des droits sociaux, économiques et culturels de l’ONU, que presque toutes les grandes puissances n’ont pas ratifié. C’est, et ce n’est pas, un serpent, dis-je, et qu’il le redevienne ou pas est une question de temps. Et une question du peuple.
Redha Redhaoui reprend son souffle pour aborder la partie la plus pénible de son analyse :
— Et c’est justement là qu’est le problème. Les intellectuels de gauche ont tendance à se représenter le peuple comme étant pur, révolutionnaire, et à souffrir de grandes déceptions. Mais le peuple n’est pas une construction intellectuelle. Le peuple tunisien est comme tous les autres peuples : il est plein de vices, de défauts, de mesquineries et il doit en outre porter sur ses épaules le poids de sa propre histoire récente. Il est rebelle, mais pas révolutionnaire, et pour la même raison qu’il s’enflamme rapidement, il se soumettra ensuite aussi rapidement. Nous nous trouvons donc face à un choix kafkaïen. Le serpent est nu et il faut excercer une pression populaire contre lui, mais cette même pression populaire, sans direction ni programme, peut faire avorter la révolution. Le peuple tunisien n’est pas encore un peuple mais bien, comme le disait Bourguiba à une autre époque, une « poussière d’individus ». Il doit encore se constituer en peuple. Le gouvernement de Ben Ali, de plus, a impliqué tout le monde dans sa corruption, des plus petits aux plus grands, et c’est avec ce matériau là avec lequel il faut faire la révolution. Il n’y en n’a pas d’autre et il ne faut pas s’illusionner. Il ne sert à rien de rêver. Si nous ne coupons pas la tête du serpent maintenant, nous sommes perdus. Et le paradoxe, sans solution facile, est le suivant : si la révolution s’arrête, nous retournons au point de départ. Mais si nous nous arrêtons pour réflechir et nous organiser, son propre mouvement n’en fera que des petits morceaux.
Et Redha Redaoui achève son discours avec une phrase lapidaire qui résume les dangers de ce mouvement spontané qui veut s’ébrouer, hors du temps et de l’espace, en donnant un coup de queue ou une bourrade pour se débarasser de décennies d’humiliation. Il veut obtenir satisfaction immédiatement, avec la simple pression d’un doigt sur l’interrupteur, pour ses revendications démocratiques, sociales et économiques très justifiées qui lui ont été niées pendant un siècle et demi.
— Nous ne sommes pas en train de faire la révolution, dit-il, nous sommes tout simplement en train de la faire souffrir en attente.
Il est 1h30 du matin lorsque Redha nous dit adieu et sort dans la rue, au mépris du couvre-feu. Il nous a donné, avant de partir, quelques contacts à Redeyef et à Moulares, villages du bassin minier que nous visiterons le jour suivant et où nous pourrons mettre à l’épreuve l’analyse de notre ami.
Du paysage au territoire : trois jours dans le Sud de la Tunisie (II) : Redeyef et Moularès, voisins et extrêmes
Redeyef
De Gafsa à Redeyef, on voyage en longeant les montagnes striées qui signalent la frontière avec l’Algérie, sous un ciel bleu pur, sur un terrain dur et sec, d’une étendue planétaire, dans lequel on est sur le point de succomber à nouveau à la tentation du paysage : des petits hameaux, avec des chameaux broutant entre les maisons, des pasteurs colorés, des femmes énormes assises sur le sol, enrobées dans des voiles blancs et partageant les tâches et la conversation. Tout semble pur, limpide, immobile, éternel et clair. Mais en réalité, il y a bien peu de lieux en Tunisie aussi labourés par l’histoire que ce tableau de terres adverses et millénaires.
Nous sommes dans le bassin minier. Redeyef, à une heure de route de Gafsa en direction du sud-ouest, compte 26.000 habitants et son destin est lié depuis 1903 à l’exploitation du phosphate. Depuis lors, elle n’a pas cessé de se soulever régulièrement contre les conditions de travail, les bas salaires et la marginalisation économique. La dernière fois, ce fut en janvier 2008, après la fraude opérée dans les résultats d’un examen pour obtenir quelques postes de travail – dans une zone durement frappée par le chômage. Ce soulèvement, qui a maintenu en haleine la dictature pendant huit mois et s’est soldé par trois morts, des dizaines de blessés et des centaines de détenus, a servi de répétition générale et d’école pour l’expérience révolutionnaire de ces derniers jours, dans laquelle Redeyef fait figure de modèle d’organisation et d’autogestion intégrale où toute la population participe. L’UGTT, qui avait centralisé la protestation en 2008 et souffert dans ses chairs des coups de la répression, est naturellement devenue la structure sur laquelle repose toute la vie de la cité. Elle a rompu ses liens avec la direction nationale du syndicat à Tunis et opère aujourd’hui de manière entièrement autonome. Le jour avant notre arrivée, le 3 février, une grève générale unanime démontrait qui gouverne Redeyef.
Le local de l’UGTT, en effet, très proche des bureaux locaux du gouvernorat, est aujourd’hui un palais gouvernemental : c’est un édifice nu de trois étages, décoré de petits drapeaux tunisiens et présidé par les photographies des quatre martyrs de la ville, dont trois sont morts lors des révoltes de 2008 et le dernier dans la révolution actuelle. On y trouve également l’unique image de Ben Ali que nous ayons vu depuis un mois, mais elle est sur le sol, sur un tapis élimé sur lequel il faut inévitablement marcher pour accéder aux bureaux du troisième étage, où nous sommes accueillis par Adnan Hayi, le secrétaire général du syndicat. Adnan est un homme de quelques 50 ans, fort, de teint terreux, veste de coton, un grand nez et un kéffieh palestinien autour du cou. Pendant la révolte de 2008, il fut arrêté et torturé, comme tant d’autres, et son oeil gauche conserve encore la trace de cette expérience. Il a gagné le respect et l’admiration de ses camarades et concitoyens, c’est un leader de la révolution locale et pendant notre promenade dans la ville nous verrons souvent son nom écrit sur les murs.
Dans son bureau austère et nu, sans ordinateur, au milieu de papiers en désordre, entouré de camarades syndicalistes, Adnan nous décrit le cadre général de la région :
— La Tunisie est verticalement divisée en deux depuis l’époque de Bourguiba. Tandis que la côte est a connu un certain développement, la moitié ouest du pays, et surtout l’ensemble du sud-ouest, est resté complètement abandonné. La Compagnie des Phosphates de Gafsa proportionne 80% de la richesse nationale, mais les habitants de la région n’en bénéficient aucunement. Les mines ne nous apportent que la mort et la contamination. L’État mafieu de la dictature a concentré toute l’activité économique de la région sur l’exploitation des phosphates, de sorte que les licenciements massifs sans indemnisation de ces dernières années, sous la pression du FMI en faveur de la libéralisation, ont jeté des milliers de personnes à la rue, sans ressource. Rien n’arrive jusqu’ici. Il n’y a pas d’irrigation pour les terres agricoles, qu’il faudrait pourtant sauver de manière urgente parce qu’elles cèdent du terrain face à la poussée du désert. Près de 50% de la population est au chômage, et les 50% restants ont un travail précaire. Il y a des familles de 5 personnes qui vivent avec 100 dinars (50 euros) par mois. Il n’y a pas d’hôpitaux, et dans les rares centres sanitaires existants, on manque de choses essentielles. Les malades graves doivent aller jusqu’à la capitale ou à Sousse, avec le risque évident de mourir en chemin. À ce tableau il faut ajouter la présence étouffante d’institutions qui ne l’étaient pas, qui se comportaient comme des bandes mafieuses dédiées à l’extorsion et dans lesquelles tous sans exception, du maire jusqu’à l’agent de police, volaient les citoyens sans arrêt.
Adnan voit très clairement que ce qui a changé représente moins que ce qui se maintient encore et que le risque d’une involution est très grand. Les familles des morts et des blessés de 2008 n’ont encore reçu aucune indemnisation et cinq des activistes emprisonnés à l’époque sont toujours en prison. En outre, le gouvernement continue à agir aux ordres du capitalisme international, avec la France et les États-Unis en tête, il est comme un Cheval de Troie au service d’intérêts étrangers au pays. Les pressions contre-révolutionnaires sont énormes, mais il sait par expérience que l’histoire est longue, que les processus d’accumulation sont lents et que, de ce fait, il faut continuer à lutter.
— Il faut combiner les protestations et les mobilisations avec des études concrètes, des propositions politiques et la construction sur le terrain de nouvelles formes d’organisation. À Redeyef, grâce à l’expérience de la lutte et de l’unité de ces dernières années, nous sommes parvenus à former des Conseils dans tous les secteurs pour mobiliser la population dans la défense de ses droits et pour la gestion de sa vie quotidienne. Notre organisation syndicale a canalisé en 2008 les révoltes et sert aujourd’hui de colonne vertébrale à la mobilisation populaire. Si nous voulons éviter une involution déjà rampante, nous devons coordonner à grande échelle un Conseil de Défense de la Révolution avec toutes les forces politiques et tous les secteurs de la société civile.
Nous sommes précisément préoccupés par le spontanéisme que nous avons observé à d’autres endroits et nous souvenant des réflexions de Redha Redhaoui, nous lui demandons de réagir à ce propos.
— C’est ainsi – répond Adnan. Le problème est que l’impressionante spontanéité de la révolution ne s’est pas cristallisée dans un projet politique parce que, malheureusement, le niveau d’organisation était, et est toujours, très faible dans le reste de la Tunisie. Mais je ne suis pas pessimiste. Il y a des forces et des personnalités capables d’articuler et de coordonner les politiques populaires. À Redeyef, nous sommes en train d’établir une direction régionale unique avec d’autres villages de la région. Il y a des discussions et des contacts dans ce sens avec d’autres centres urbains où l’organisation est moins consolidée. Mais il ne faut pas oublier que les négociations et les accords entre des directions locales ne servent à rien si l’on est pas capables de convaincre et de mobiliser le peuple. La révolution est incomplète et nous ne pourrons la compléter qu’en combinant l’organisation et la mobilisation.
Nous quittons Adnan et nous nous promenons dans cette ville libérée dans laquelle on respire un air de normalité scandaleux. La normalité, disons, est notable. Il n’y a pas de policier et les milices n’osent pas venir jusqu’ici. La nuit, les jeunes des comités de défense continuent à organiser des piquets de surveillance pour protéger les quartiers de la ville. Toutes les institutions de l’État mafieux sont fermées ; seul le siège du gouvernorat ouvre quelques heures dans la matinée pour payer les salaires et les subventions. Le maire, mouillé dans la corruption et dans la répression, est aux arrêts à domicile dans l’attente qu’un tribunal juge ses délits.
— Notre révolution a été pacifique et disciplinée – nous dit Tareq Haleimi, un autre syndicaliste qui nous accompagne. Nous ne voulons pas de lynchages ni de violences gratuites. Pendant les journées de janvier, le peuple a respecté tous les édifices, sauf les commissariats de police et de la Garde Nationale.
Nous visitons, en effet, le poste de police, complètement incendié et ouvert librement à la curiosité des citoyens comme monument de l’ignominie de la dictature. Beaucoup de ceux qui nous accompagnent à présent ont passé par ces cellules en 2008 et peuvent reconnaître chaque recoin, imprimé dans leur mémoire et dans leurs corps. Face à la porte, une inscription rageuse crie : « Vous avez fui, chiens ». Au-delà de l’odeur de cendres, on perçoit encore la trace d’une réalité animale, d’une douleur visqueuse et sous-terraine.
— Malheureusement – dit Tareq – la majeure partie des documents ont également brûlés pendant l’incendie.
À midi, nous marchons encore dans les rues paisibles, lisant les graffitis contre le gouvernement et en faveur de la révolution. En passant près d’un Publinet, nous posons une question sur l’importance réelle joué par Internet dans les mobilisations et ils nous confirment que Facebook, aussi à Redeyef, a joué un rôle fondamental à l’heure de secouer le black out imposé par des médias qui ont fait taire, et qui continuent à le faire, la voix du sud.
Nous sortons de la ville avec l’impression d’un territoire qui s’incline déjà vers une société libre. Les derniers graffitis que nous voyons sur les murs, avant de prendre la route, sont signés par « un communiste de Redeyef » et sur l’un d’eux, comme deux demi-lunes croisées, une faucille et un marteau nous saluent.
Moularès
Mais il suffit de parcourir 16 kilomètres – la distance entre Redeyef et Moularès (Um El Araies) – pour que tout change. Nous passons sans transition du territoire de l’organisation à celui du désespoir. Moularès, avec 24.000 habitants, est un autre grand centre d’exploitation minière. Presque 8.000 personnes travaillaient ici dans les mines dans les années 1980, aujourd’hui elles ne sont plus que 700. L’introduction de machines modernes et la privatisation des services de maintenance ont jeté sur le carreau des milliers de personnes et laissé sans ressources la majeure partie de la population qui dépendait directement des phosphates. Les mines et les dépôts, inscrits dans le tissu urbain lui-même, dominent l’horizon des maisons basses avec leurs énormes colines de sable vert. Dès le début, quelque chose – moité poussière, moitié angoisse – nous prend à la gorge.
Hossein Mabruki, un autre de nos contacts dans la région, syndicaliste du secteur de l’enseignement habitant à Moularès, stoppe sa voiture dans les premières rues de l’agglomération. Là, face à face, deux installations minières ouvrent leurs portes sur une vision dantesque de déchets grumeux et de monticules de couleur oxydée. Sur l’une des portes – et c’est cela que veut nous montrer Hossein – des jeunes ont tendus un barbelé et installé une « jaima » (tente). Depuis plusieurs jours, ils occupent le terrain et interdisent l’accès afin de protester contre leur situation.
La célérité avec laquelle ils se lèvent et accourent à notre rencontre trahit déjà l’état d’abandon terrible dans lequel ils vivent. Leur insistance à réclamer l’attention également. Au début, nous pensons qu’ils ne sont pas plus de cinq ou six, mais subitement, alors que nous nous plaçons au milieu de la rue, caméra et carnet en mains, ils commencent à sortir des installations par dizaines et dizaines. Chaque fois que nous tournons le regard autour de nous, un nouveau cercle humain s’est ajouté à la multitude qui nous entoure. Ce sont surtout des jeunes à l’aspect dur, fatigués, rudes, mal vêtus, brûlés par le soleil ; ils sont au chômage et exigent du travail à la Compagnie des Phosphates. Mais il y a également des hommes d’âge mûr, et même des vieux, licenciés par la mine ou retraités prématurément presque sans indemnisation. L’un d’eux nous montre ce qu’on lui a donné après des années de travail ; 150 dinars ! Il les jette sur le sol, furieux, et crache dessus. Tous – tous – veulent raconter en même temps leur mémorial d’offenses et nous tirent par la manche, nous tournent le visage avec la main, ils bourdonnent d’une insondable colère et humiliation.
Ils ont été capables de se rassembler pour occuper l’installation, mais ils n’ont ni ressources ni programme pour faire pression. C’est une poussière d’individus à la dérive. Que demandent-ils ? Du travail maintenant, de la dignité maintenant. Ils réclament, en réalité, de l’attention. Non pas l’attention d’un ami ou d’un frère, de leur mère ou d’un oncle. Ils réclament l’attention publique et c’est pour cela que la caméra de Bounjida se transforme tout de suite en un point de convergence pour mille appétits oratoires. Ils ne sont absolument pas intidimés. Ils n’ont aucun respect envers elle, comme ils n’ont aucun respect déjà pour les politiciens ni pour les institutions. La caméra a été rendue profane, dépourvue de tout prestige fétichiste ; c’est seulement le réceptacle de tout ce magma bouillant difficile à contenir. Mais c’est en même temps une espérance absurde, magique, de solution. Comme si de cette caméra vidéo, face à laquelle l’un derrière l’autre, tous en même temps, ils crient sans forme de respect, allait surgir des flots de billets de banque, une tempête de blé, une couverture étoilée de dignité et de réhabilitation. « Rien n’a changé » ; « Nous avons fait la révolution et nous sommes dans la même situation » ; « On nous a abandonnés » ; « Regardez comment nous vivons ici » ; « Nous voulons être comme tout le monde » ; « Égalité entre les régions » ; « J’ai travaillé deux mois par an pour 90 dinars » : « Nous sommes le problème de la Tunisie et nous voulons une solution ».
— Nous ne faisons pas de politique, nous voulons du travail – dit l’un d’eux.
Hossein, notre ami syndicaliste, un peu nerveux, tente de lui explique que, au contraire, l’occupation de l’installation minière est un acte politique. Sa façon de parler, pédagogique et un peu paternaliste, soulève immédiatement la méfiance. Une dispute s’ensuit. L’excitation augmente, il y a une bousculade. Hossein doit être tiré de force par ses compagnons et éloigné du lieu.
Nous restons toujours là. Des visages et des visages agglutinés autour de nous, chacun avec sa personnalité spécifique et tous – nous nous en rendons compte – avec un trait commun : ils ont tous les dents noires. La poussière en suspension dans l’air et l’eau contaminée ont fait que l’obscurité commence dans la bouche avant ou en même temps que dans l’âme. Sans avoir besoin d’une étude sérieuse, il est évident – et on nous le confirme ensuite – que le taux de cancers à Moularès est bien plus elevé que dans les autres régions du pays.
Nous ne sommes pas l’objet, mais bien le catalysateur et, si l’on veut, l’exutoire de la haine de cette foule. La caresse simultanée de deux cents personnes peut tuer ; le désir de parler de deux cents personnes peut écraser. Nous commençons à nous sentir menacés par cette douleur que nous partageons ; par cette colère corporelle que nous comprenons. Il est impossible de s’ouvrir une issue dans leurs rangs, d’atteindre la voiture et de repartir. Ils ne nous laissent pas fermer la portière, ils passent la tête par la vitre ouverte, insistent pour que nous continuions à prendre des images et des témoignages. Finalement, nous parvenons à un accord dans lequel Bounjida et sa caméra restent encore un peu pour filmer l’intérieur de l’installation, comme le réclament les jeunes, tandis que nous l’attendons dans la maison de Hossein qui, préoccupé par notre sort, insiste pour que nous quittions l’endroit.
Samira, la femme de Hossein, professeur de Sciences physiques dans une école secondaire, nous prépare un café et nous confirme ce que nous avions deviné : qu’en effet, à Moularès, rien n’a changé depuis la révolution. Il n’y a pas eu de changement ni dans l’administration de la ville, ni dans la direction de l’école. Hossein, encore un peu honteux de son échec à la mine, explique que, malheureusement, dans la population, il y a moins d’engagement politique et d’organisation syndicale qu’à Redeyef.
— Malheureusement, Redeyef est une exception – explique-t-il. Là-bas le syndicat a de l’autorité parce qu’il l’a gagnée en luttant au côté du peuple. Ici, à Moularès, le syndicat a toujours été aux mains de membres corrompus du RCD et le résultat c’est qu’aujourd’hui ils se méfient de nous et nous méprisent. Chaque fois que nous tentons d’aller au rassemblement à la mine, ils nous éjectent, et ils ont raison.
— Le travail du syndicat – ajoute Tahar Zayet, un autre syndicaliste de gauche, très conscient et formé – est rendu difficile à Moularès également à cause d’un facteur démographique. La population de Redeyef est plus métissée, là-bas se mélangent des personnes provenant de toutes les régions du pays, y compris d’Algérie, ce qui fait que les relations de parenté sont plus faibles et les solidarités sociales plus fortes.
— La population de Moularès – dit-il – conserve une mentalité tribale, clanique, elle ne s’engage qu’à l’échelle familiale. C’est pour cela également qu’ils se méfient plus des gens cultivés, et surtout, de n’importe quelle sorte d’institution politique.
— Ce qui est vrai, c’est que Mohamed Bouazizi – résume Hossein – a déclenché une colère explosive pour laquelle la faible organisation politique et syndicale du pays n’était pas préparée. Il n’y avait pas de moules collectifs capables de canaliser le mécontentement. Le triomphe de la révolution, avec ses petits changements, n’a fait qu’augmenter le désespoir.
C’est là sans doute un grand avantage pour ceux qui, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, sont en train d’attendre que la dictature – comme dirait Redhaoui – termine de changer de peau.
— Dans tous les cas – achève Taher sur un ton militant – ce ne sera plus jamais le 13 janvier. Les changements sont petits mais suffisamment importants que pour rendre possible à moyen terme une accumulation de la conscience et de l’organisation.
Une grande montagne striée, posée sur la terre comme provenant d’un autre monde, nous arrête sur la route de retour à Gafsa. Elle s’est interposée sur notre chemin pour nous rappeler – avec sa beauté hors du commun – que le monde est vaste, irrégulier, immense mais fini. Et que l’histoire, comme la géologie, connaît ses cataclysmes rapides et ses lentes périodes glacières.
Alma Allende