Pour tirer tous les enseignements de Gênes, il faudra croiser les bilans et lire avec attention les textes venant de réalités militantes différentes, ceux des italiens bien sur, mais aussi ceux des autres délégations, des militants de nombreux pays étant présents aux différentes manifestations.
Ce texte traitera de quatre problèmes. Tout d’abord les réactions des institutions internationales, des gouvernements et, à partir de là, celles du parti socialiste, ensuite l’état du mouvement pendant et après Gênes, et enfin la question de la violence pendant les manifestations. Chacun d’entre eux mériterait de plus amples développements, Gênes représentant un tournant très important. C’est vrai pour les institutions et les gouvernements qui sont arrivés à la fin d’une phase : ils ne peuvent décemment plus continuer à se réunir à l’abri de grilles et de murs, et il ne sera, politiquement, pas longtemps possible de se réfugier au fond des montagnes ou des déserts. Pour les partis de gauche, et en particulier en PS, il est aujourd’hui clair que la « mondialisation » sera au cœur des prochaines échéances électorales, ce qui les obligent à penser un cadre de réponse. Mais Gênes représente également un tournant majeur pour les mouvements qui sont confronté à une croissance considérable, mais sans que les acteurs traditionnels, et en particulier les syndicats, ne soient prêts à prendre leurs responsabilités ; des mouvements qui doivent, dans le même temps, se positionner face à la violence.
A - Du côté des institutions et des gouvernements
Si Gênes restera un moment important dans l’histoire des mobilisations et des luttes, c’est à cause de la violence de la répression et de l’ampleur des manifestations, mais aussi à cause de l’écart énorme entre les attentes de l’opinion et des manifestants et les décisions prises par le G-8. Celui-ci n’a pu que constater les désaccords entre les Etats-Unis et les autres grands sur le protocole de Kyoto, texte pourtant analysé par la plupart des associations environnementalistes comme notoirement insuffisant pour lutter contre l’émission de gaz à effet de serre. Et pour la seule décision prise, la création d’un fonds d’intervention pour la santé, les sommes annoncées (1,3 milliards de dollar) sont considérées comme ridicules par tous les mouvements travaillant dans ce domaine.
Cette panne du G-8 renvoie aux divergences et aux contradictions entre grands pays, divergences qui apparaissent de façon récurrente et qui sont une des explications de l’échec de l’OMC à Seattle. Mais la panne du G-8 prend une dimension particulière de par la faible légitimité de cette instance. Lionel Jospin rend public son doute sur l’utilité de telles réunions, et François Hollande enfonce le clou en annonçant la « mort politique du G-8 ». Klaus Schwab, le fondateur du « World Economic Forum » et des réunions annuelles de Davos, elles aussi en perte de légitimité, estime de son côté que le G-8 n’est pas l’instance la plus adaptée pour discuter des « grandes questions concernant la globalisation ».
Malgré cette panne du côté des grands, la voix des pays du Sud ne s’est que peu exprimée à Gênes. Si Abdoulaye Wade, le président de la République du Sénégal, a pris en compte l’ampleur du mouvement, pronostiquant même, comme en 1968, son extension au Sénégal, il n’a, pas plus que ses homologues présents à Gênes, pu s’appuyer sur l’ampleur du mouvement pour formaliser une politique alternative ni permettre d’expression d’une alliance des pays pauvres pouvant faire pièce au concert des pays riches.
Les raisons de cette faiblesse sont connues. Les pays du sud sont confrontés, eux aussi, à une panne d’orientation stratégique - les modèles tiers-mondistes de développement autocentrés ont montré leurs limites - et le « nouvel ordre du monde » les oblige à adhérer aux crédo néolibéral partout présent tout en leur donnant l’illusion de pouvoir jouer un rôle en profitant de la concurrence entre les grands.
Mais l’émergence d’une opposition à la mondialisation libérale, portée par des états du sud, serait pourtant un élément décisif dans le rapport de force international.
Si, entre les pays du G-8, les divergences se sont exprimées nettement, celles-i ne sont pas le seul problème qu’auront à résoudre les gouvernements et les classes dominantes. Une fois de plus, le plus frappant, dans les discours des responsables politiques, est la faiblesse des argumentations cherchant à convaincre les opinions du bien fondé de leur orientation.
On a vu, à Gênes, se dessiner deux types d’orientations.
La première, portée par George Bush et Tony Blair, assume clairement le choix de la mondialisation libérale, présentée comme la seule solution, y compris pour les pauvres de la planète qui sont sensé y trouver leur compte. Cette orientation ne pourra s’appuyer que sur une fraction minoritaire d’une opinion publique qui manifeste de plus en plus nettement ses inquiétudes face à la « mondialisation libérale ». Pour tenter de se rallier l’électorat conservateur, George Bush et Tony Blair ont condamné les « casseurs »avec une grande fermeté. Mais, là aussi, le bilan de Gênes montre les limites d’une telle orientation : le gouvernement Berlusconi, fidèle soutien de la ligne libérale de l’administration Bush, paie aujourd’hui le prix politique de sa politique répressive.
La deuxième orientation ne s’est exprimée que sur une question d’apparence tactique : Jacques Chirac, vite rejoint par Lionel Jospin, a manifesté sa « compréhension » pour les manifestants. Les responsables politiques français n’ayant fait en cela que suivre Bill Clinton qui avait eu des propos similaires à Seattle. Une compréhension qui a ses limites : les autorités françaises n’ont pas, à cette date, condamné l’attitude des autorités italiennes.
Pour Jacques Chirac, le problème est strictement tactique : il s’agit, comme il l’a fait sur les questions environnementales, de prendre date sur tous les terrains qui pourraient permettre à la gauche de se délimiter pour tenter, comme en 1995, de gagner la présidentielle en mordant sur un électorat qui n’est pas celui de la droite traditionnelle. Mais, derrière les évidentes préoccupations électorales, les responsables politiques français, et surtout les partis de gauche, essaient de formaliser une réponse aux inquiétudes de l’opinion.
B - Une situation difficile pour la gauche
La gauche est confronté à une situation plus difficile. Sur le plan électoral, les exemples américains et italiens sont là pour lui montrer qu’une défaite est possible à cause de pertes sur sa gauche, sans qu’il n’y ait de remontée réelle de la droite. Mais ces défaites traduisent un problème plus fondamental. Il ne sera pas possible à des formations qui entendent parler « au nom » des mouvements sociaux, ou, tout du moins, en se référant à eux, de continuer à gérer l’ordre néolibéral en se heurtant à la volonté, chaque jour plus manifeste, de l’opinion et en s’opposant à toutes les revendications des mouvements sociaux et militants.
La nouvelle vague de lutte, dans laquelle Gênes marque un point d’inflexion, se développe avant tout en réaction au « nouvel ordre productif » capitaliste que nous décrivons sous le terme de mondialisation libérale. La social-démocratie n’avait aucune alternative à défendre face à la mondialisation libérale. Au moment de Seattle, la seule réponse de Lionel Jospin était qu’il fallait privilégier un cadre multilatéral (en l’occurrence l’OMC) plutôt que des négociations bilatérales sensées conforter les plus puissants, et avant tout les Etats-Unis. Mais pas un mot sur le fond des questions, la pratique gouvernementale s’inscrivant parfaitement dans le dogme néolibéral tel qu’il est codifié dans le « consensus de Washington ».
Le mouvement est trop fort, aujourd’hui, pour que le PS puisse se contenter de ce genre de réponses. Lors de son intervention à Bucarest, faisant le bilan des évènements de Gênes, Lionel Jospin a donné les pistes de ce que pourraient être ses propositions pour les prochaines présidentielles et législatives : une domestication de la mondialisation grâce à des agences intergouvernementales à responsabilité exclusives.
Il s’agit là d’idées qui sont avancées depuis plusieurs mois dans les cercles socialistes (elles ont été formulées par les économistes Daniel et Elie Cohen sous des formes légèrement différentes, mais aussi défendues par Harlem Désir et Marie-Noëlle Lienemann après Seattle). Il s’agirait de donner à des agences existantes (OMC, FMI et BM, mais aussi OIT pour tout ce qui a trait au droit du travail et OMS pour les questions liées à la santé) ou à des agences à créer (en priorité une agence internationale sur les questions environnementales) des responsabilités exclusives dans leurs champs de compétences. Ainsi, dans le cas des médicaments pour lutter contre le SIDA en Afrique ou au Brésil, ce ne serait pas à l’OMC de traiter de la question et décider si ces états peuvent produire des médicaments génériques, mais à l’OMS, l’OMC ne pouvant que prendre acte des décisions prises. Même chose pour l’OIT pour tout ce qui relève du droit du travail, ou, tout du moins, des « droits fondamentaux » tels que les a définis l’OIT, etc.
Si cette hypothèse se vérifiait, cela serait un indice positif de la prise en compte des revendications des mouvements par le PS, signe de l’ampleur des mobilisations. Si de telles propositions étaient réellement défendues sur l’arène internationale, cela marquerait une rupture avec le discours dominant, et permettrait d’éviter que, sur le plan international, les discussions ne portent que sur les propositions du rapport Meltzer (rédigé par une commission du congrès américain et qui prône un resserrement des missions du FMI et de la BM).
Mais il faudrait dans le même temps, à mon avis en tout cas, amener dans le débat trois axes de critiques.
1/ Tout d’abord, et c’est peut être le plus important, insister sur les limites d’une telle réponse.
Si, dans le stade actuel du capitalisme, les institutions internationales jouent un rôle important, parce qu’elles contribuent à l’ouverture des marchés, il n’est pas possible de limiter les réponses à l’architecture institutionnelle internationale. Pour les salariés, les précaires et les chômeurs du monde entier, les priorités sont d’abord la lutte pour la défense du droit du travail et son amélioration, la lutte contre la précarité et la montée des inégalités sociales. Pour la grande majorité de la population, et cela dans toutes les régions du monde, la défense des services publics et l’accès à l’eau, au logement, à l’éducation ou à des soins de qualités sont également une priorité absolue. La « mondialisation libérale » va à l’inverse de ces exigences : la « flexibilité » du travail, c’est plus de précarité et moins de droits ; quant à l’allègement des missions et des charges des états, elle remet en cause tout développement des services publics et des services de bases. Ces quelques exemples montrent l’ampleur du tournant qui serait nécessaire aujourd’hui, surtout pour un PS qui a appliqué ces politiques néolibérales pendant de longues années.
2/ Une deuxième critique, interne à ces propositions, porte sur la difficulté de les mettre en œuvre et sur le risque qu’elles occultent, de ce fait, des revendications actuellement sur la place publique, comme la taxe Tobin, l’annulation de la dette des pays du tiers monde ou l’arrêt des négociations organisées par l’OMC pour Qatar..
La mise en place d’une architecture institutionnelle internationale qui donne des compétences exclusives à des agences gouvernementales serait une décision de toute première importance qui demanderait un accord cadre international d’une portée comparable à ce qu’on été les réorganisations institutionnelles qui ont suivi la 1re (la SDN et l’OIT) puis la 2éme guerre mondiale (l’ONU et les accords de Bretton-Woods). Une démarche plus modeste, qui débuterait par des discussions internes aux agences actuellement existantes, poserait vite des problèmes de compétences : ainsi l’OMC, en charge des litiges commerciaux, devait accepter de céder une partie de ses attributions en cas d’accord au sein d’une autre agence, ce qui demanderait une réforme de ses statuts. On en reviendrait donc à une discussion de grande ampleur. Au regard des contradictions et des divergences qui séparent les grands pays, on mesure l’ampleur du chemin à parcourir.
Ce n’est pas un argument suffisant pour invalider une telle démarche, mais à la condition que cela ne soit pas un rideau de fumée masquant d’autres enjeux, tout aussi important et sur lesquels la France et l’Union européenne pourraient prendre des initiatives audacieuses. La mise à l’étude de la taxe Tobin sera à l’ordre du jour du conseil européen de Bruxelles, en décembre prochain, la France pourrait décider l’annulation unilatérale de la dette des pays du tiers monde et, pour une échéance encore plus brève, en novembre à Qatar, l’Union européenne et la France pourraient s’opposer à l’ouverture des marchés dans les services et l’agriculture !
3/ La dernière critique porte sur la nécessité même, dans la situation actuelle, d’organes de régulation au niveau mondial. C’est une discussion que nous n’avons jamais eue mais qui paraît nécessaire aujourd’hui.
La première réserve porte sur les priorités du moment. Les mouvements sociaux et militants oscillent toujours entre des revendications de nature « sécurisantes » (plus de protections, de services publics, etc.) et une recherche d’autonomie qui peut se cristalliser en revendications (plus de libertés, sur le plan individuel mais aussi collectif, droit de grève, de manifestation, d’organisation, d’expression, etc.) ou tout simplement s’exprimer par la conquête d’espaces nouveaux. Quand les luttes sont défensives, les demandes de sécurité priment. Nous avons ainsi passé des années et des années à défendre le service public ou les garanties collectives contre la montée de la précarité. Si ces combats défensifs sont toujours d’actualité - les offensives néolibérales continuent -, ils se mêlent à des luttes plus offensives, où nous pouvons et devons revendiquer des droits et conquérir des espaces nouveaux. Cette logique s’impose d’autant plus si nous nous intéressons au niveau international. Les états-nations ont permis la codification de toute une série de droits et d’acquis qui sont le résultat des luttes et des compromis passés, d’où l’importance des luttes défensives épousant le cadre national. Rien de tel sur le plan international.
La deuxième réserve renvoie aux rapports de force, tant entre les mouvements et les classes dominantes qu’entre les « grands » et les pays dominés, qu’ils soient au Sud ou en Europe orientale. Même s’il y a une reprise indéniable des luttes, Gênes en étant la dernière expression, les rapports de force globaux sont loin d’être en faveur des « dominés ». Toute construction institutionnelle, sur le plan international, ne pourra que refléter cet état des choses. Le risque majeur est donc la constitution d’un « conseil de régence » en charge des affaires du monde, conseil qui ne pourra être, avec les rapports de force actuels, que sous la domination absolue des grands : USA, UE et Japon. C’est l’argument essentiel contre toutes les constructions multilatérales qui ne peuvent que refléter la réalité des rapports de force. Il vaut mieux, à tout prendre, une situation plus chaotique et éclatée qui, contrairement à ce que prétend Lionel Jospin, sera plus favorable aux faibles, par les interstices et espaces de libertés qu’elle permettrait, qu’un multilatéralisme qui ne pourra être qu’écrasant.
Cette logique générale demandera évidemment à être amendée. Il vaut mieux, dans les rapports de force actuels, une construction éclatée et plurielle - des agences à compétences spécifiques, par exemple - qu’un « gouvernement mondial » à prétention globale. Et des luttes même peuvent surgir des besoins de régulations - une « structure » pour gérer la taxe Tobin ou vérifier l’avancement de l’annulation de la dette des pays du tiers monde - qui iraient dans un sens opposé à la réserve qui vient d’être exposée.
Mais cette réserve mérite malgré tout d’être énoncée, en particulier dans le pays du cartésianisme et des constructions étatiques et impériales...
C - Le mouvement après Gênes
Avant d’entrer dans le bilan de la mobilisation, il vaut la peine de s’arrêter sur le sigle choisi par les mouvements italiens pour désigner leur cadre unitaire : le GSF, le « Genoa Social Forum », filiation assumée au « World Social Forum » de Porto Alegre.
Ce choix est significatif d’une généalogie, certes courte, mais riche de moments fondateurs et de lieux de cristallisation d’alliances et de mouvements.
Il y a deux ans, à Paris en juin 1999, les rencontres internationales organisées à l’initiative d’ATTAC et de la CCC-OMC avait connu un succès qui indiquait l’émergence d’un mouvement qui s’est clairement manifesté, en novembre de la même année, à Seattle.
Quelques mois plus tard, c’est à Bangkok que la première « alliance internationale » commençait à se formaliser, avec beaucoup des partenaires que l’on retrouvera partout : ATTAC bien sur, mais aussi les diverses coalitions pour l’annulation de la dette des pays du tiers monde, Via Campesina, Focus on the Global South ou la KCTU coréenne.
A Genève, en juin 2000, le « comité suisse de l’appel de Bangkok » répondait à l’appel du même nom et organisait une conférence qui sera très importante pour les mobilisations comme Prague mais aussi pour la construction du mouvement : c’est là que se sont forgé des mouvements comme le « Movimiento de Resistancia Global » très implanté en catalogne et dans quelques villes espagnoles, et c’est surtout là qu’a été lancé l’appel pour le Forum Social Mondial de Porto Alegre.
Porto Alegre a représenté un tournant décisif. Les différents mouvements ont pu, là, se coordonner pour préparer les mobilisations à venir, Buenos Aires, Québec et, bien sur, Gênes. Plusieurs délégations nationales ont profité de l’évènement pour se renforcer leurs liens et décider d’un cadre commun de travail, au niveau national. Ce fût le cas des forces italiennes qui ont, à Porto Alegre, défini le cadre qui sera celui qui préparera la mobilisation de Gênes.
Ce court rappel n’a pas que pour but de rappeler l’histoire d’un mouvement qui comporte bien d’autres étapes et filiations (c’est à Nice, par exemple, que beaucoup de militant(e)s et de mouvements français ont décidé de préparer Gênes).
Il ne faudrait surtout pas y voir le moindre déterminisme militant : les grandes mobilisations auraient certainement eu lieu, avec ou sans cette série de conférences et de rencontres.
Mais le maillage ainsi réalisé a été déterminant pour créer un réseau de confiance et de solidarité militante entre les responsables des mouvements sociaux et militants des différents continents. Et surtout, un cadre a été donné, qui allie la défense sans concession des revendications de ces mouvements et une volonté unitaire permanente, qui a permis au mouvement de s’élargir régulièrement, sans pour autant se fragmenter. C’est cet acquis qu’il nous faut préserver au travers des initiatives et des rencontres à venir.
Gênes a représenté un tournant par le nombre des manifestants, mais cela n’a été possible que parce que le rassemblement des forces qui étaient dans le GSF était tout à fait nouveau.
La fin des années 1970, la montée de l’autonomie puis les « années de plomb » avaient accéléré la dispersion des équipes militantes, y compris dans la gauche radicale. Le début des années 1990 avait vu le retour de luttes ouvrières (elles avaient entraîné la chute du 1er gouvernement Berlusconi), une recomposition politique à gauche, avec l’apparition de la DS et de Refondation Communiste et la croissance des syndicats non-confédérés, grâce à l’essor des COBAS, en même temps que les « centres sociaux », des anciens locaux industriels occupés par des militants souvent issus des courants autonomes, connaissaient un développement important en offrant des espaces festifs et militants à la jeunesse. Mais tous ces nouveaux cadres militants travaillaient peu ensemble.
Gênes a marqué une rupture à cet égard, en même temps qu’une nouvelle génération militante s’affirmait, en liant ces structures radicales au monde associatif italien (ManiTese, Lega Ambiante, ARCI, etc.) particulièrement actif et implanté. Le succès qu’a rencontré ATTAC-Italie, dès sa création officielle, en juin, est significatif de ce renouveau militant.
Nous le verrons dans les mois et années qui viennent, car il n’y a aucun automatisme en la matière, mais Gênes pourrait bien être le point de redémarrage des luttes en Italie dans un cadre de recomposition bien plus favorable que celui des années 1990.
Plus difficile est la place du syndicalisme dans cette recomposition. Les trois confédérations italiennes (CGIL, qui était liée au PCI, la CISL, anciennement proche de la démocratie chrétienne et l’UIL, liée aux socialistes) ont été hors du coup. Si des pesanteurs propres au syndicalisme en général et au syndicalisme italien en particulier ont pu jouer un rôle dans cette absence, la responsabilité première en incombe aux responsables confédéraux. Ainsi, le 19 juillet, le syndicalisme international et européen (la CISL et la CES) avaient organisé un débat sur la mondialisation avec plusieurs centaines de participants, en grande majorité des responsables de syndicats italiens. Vittorio Agnoletto, le porte parole du GSF avait été invité et son intervention avait extrêmement bien accueillie, avec un tonnerre d’applaudissement... sauf du côté des responsables confédéraux. Le secrétaire général de la CGIL, Cofferatti, enfonçait le clou le lendemain, dans in interview au Corriere de la Serra, en expliquant pourquoi il ne fallait pas participer aux manifestations de Gênes.
Cette absence confédérale va donner de l’espace aux secteurs de la gauche syndicale, qu’ils soient ou pas membres des confédérations (les COBAS et la CUB sont indépendants, et, dans la CGIL la tendance de gauche « Alternativa Sindacale » avait appelé aux manifestations avec la FIOM, la puissante fédération de la métallurgie). On peut espérer que cela pousse les confédérations à entrer dans la bataille contre la mondialisation libérale, comme l’AFL-CIO l’a fait aux Etats-Unis. L’exemple de Barcelone, où les Commissions Ouvrières et l’UGT, les deux principales confédérations du pays, ont été obligé d’appeler, au côté de la CGT anarcho-syndicaliste, aux manifestations contre la tenue d’une conférence de la Banque mondiale, montre que cela est possible.
C’est un enjeu important parce qu’il conditionne l’alliance, qui ne pourra être que conflictuelle, entre la mobilisation de la jeunesse et le mouvement syndical qui représente encore l’essentiel des forces organisées du mouvement populaire.
Les partis sociaux-démocrates pourront réagir plus vite que les confédérations qui leurs sont proches. C’est en tout cas ce que montrent les cas italiens, mais aussi français. En Italie, la direction de DS (Démocratie Socialiste), le parti qui dirigeait, il y a quelques mois encore, le gouvernement qui préparait le G-8, s’est divisé pour savoir s’il fallait appeler aux manifestations de Gênes et a participé à toutes celles qui ont suivi. En France, Vincent Peillon, porte-parole du PS, regrette ainsi l’absence du PS à Gênes et, dans une tribune publiée par « Le Monde » et signée avec Christian Paul, secrétaire d’état à l’outre-mer, prend nettement partie pour les mouvements qui s’opposent à la mondialisation libérale. Par delà les évidentes préoccupations électorales, ce positionnement du PS ne pourra qu’encourager les mouvements en légitimant leur action.
Il nous faudra, en France, analyser la nouvelle donne après Gênes, et ses conséquences pour le mouvement social et militant.
La question est de savoir si nous pourrons cristalliser un rapport de force qui nous permettra de gagner sur un dossier important, et le premier grand rendez-vous est Qatar.
A la rentrée, la discussion devra porter sur les moyens de gagner : quelle mobilisation (manifs dans toutes les villes ou une manif nationale le 10 novembre ?), et quelles alliances (comment mieux intégrer le syndicalisme, comment gérer nos rapports aux partis politiques et, en particulier au PS, etc.).
D - A propos de la violence
Un des éléments du bilan de Gênes a été manière dont le GSF s’est construit et a fonctionné.
Les italiens ont montré, à cette occasion, qu’ils étaient les maîtres dans la gestion de l’unité dans la diversité... Le pari n’était pas tant de faire tenir ensemble des composantes dont l’origine était diverse, cas de figure somme toute assez classique, mais de faire tenir sans craquer un édifice dont les composantes avaient des buts et des stratégies assez différentes.
Le GSF allait en effet de la campagne « dette », très modérée et marquée, en Italie, par le poids des religieux, jusqu’aux COBAS et aux Tute Bianche qui entendaient pénétrer dans la zone rouge et utiliser des moyens de défense certes défensifs, mais qui les faisaient plus ressembler à des chevaliers du moyen âge qu’à des Gandhi modernes...
Au prix d’heures et d’heures de discussion, l’alliance a fonctionné et s’est même renforcé au fil du temps. L’alliance ainsi créée a permis d’intégrer dans un cadre commun des cortèges totalement pacifiques pendant que d’autres pratiquaient une « violence symbolique », et ainsi de représenter l’écrasante majorité des manifestants.
L’envers de cet accord a été la difficulté à « gérer » les relations avec ceux qui étaient extérieurs au cadre du GSF. L’accord, dans un contexte compliqué par les tensions liées à l’élection de Berlusconi et l’installation, en juin, de son gouvernement, s’est fait au prix de tensions avec les composantes les plus radicales du GSF. Cela a d’abord été le cas avec les Tute Bianche qui avaient, de façon métaphorique, « déclaré la guerre » aux autorités italiennes. Les COBAS ont été ensuite sur la sellette, leurs liens avec d’autres composantes des centres sociaux faisant craindre des violences dépassant le cadre fixé par le GSF. Le GSF avait, en plus de ces débats, à gérer les relations avec les gouvernements successifs. Cela explique le temps mis à prendre réellement en compte les composantes européennes et internationales de la mobilisation et la difficulté à expliciter les problèmes rencontrés avec des composantes (issues d’un petit nombre de centres sociaux) qui ne se reconnaissaient pas dans le GSF.
En final, le bilan du GSF est tout à fait positif. Il a été légitimé, en Italie et bien au-delà, par sa capacité à se démarquer des violences commises par certains groupes de manifestants tout en dénonçant fermement les autorités italiennes, réelles responsables de l’incroyable déchaînement de violence qu’à connu Gênes les 20 et 21 juillet. Et s’il est utile de comprendre les difficultés que le GSF a pu connaître, son fonctionnement unitaire et sa capacité d’intégration en font un exemple pour les mobilisations à venir.
Mais Gênes, après Göteborg, obligent à une réflexion sur la violence qui risquent d’accompagner les manifestations.
Il faudra cependant être capable d’analyser les situations pratiques et concrètes de chaque manifestation, tout en ayant un point de vue plus général, nécessaire pour donner une orientation visible au mouvement.
A Gênes, la délimitation entre le GSF et ce qui a été appelé le « black block » était claire. S’il ne faut pas criminaliser celui-ci (il y avait, à l’évidence, des agents provocateurs, policiers voire militants d’extrême droite, mais la majorité du milliers de participants de ce « black block » étaient des jeunes radicaux, italiens dans leur grande majorité), son orientation était clairement différente de celle du GSF. Cela était net sur le plan idéologique, le GSF étant taxé de « réformisme », comme sur le plan politique : le « black block » n’entendait pas encercler la zone rouge ou même y pénétrer, mais voulait s’attaquer aux « symboles du capitalisme », façades de banques, voitures « luxueuses », etc.
Si, à Gênes, la responsabilité des violences incombe, d’abord et avant tout, aux autorités italiennes qui ont commis, ou laissé faire, des actes que l’on pouvait croire impossibles dans un pays démocratique, la séparation nette entre les manifestants du GSF et de ses alliés européens et ceux du black block en a facilité la démonstration publique. Les attaques contre les cortèges pacifiques, les violences commises contre les manifestants arrêtés et le passage à tabac des militants dans l’école Diaz ont ému le monde entier.
A un niveau plus général, s’il est très important de rappeler la volonté non violente de la très grande majorité des manifestants, la délimitation avec ceux qui refuseraient cette orientation ne sera pas toujours facile.
En effet vont se mêler une rage compréhensible contre un système qui produit, à grande échelle, des inégalités, de la misère et de la violence contre les plus pauvres, et l’idée que le mouvement peut se construire malgré - ou avec - la violence. A l’appui de cette idée, le fait que Prague, pas plus que Göteborg, n’ont été des points de retournement à partir desquels le mouvement retomberait, marginalisé par l’expression des violences.
Si, à une échelle internationale, ce constat est réel, il faudra étudier de plus près les réalités militantes après ces manifestations. A Prague, par exemple, le bilan n’est pas probant. Cela s’explique probablement par le fait - un cas unique - que les manifestants venaient, dans leur écrasante majorité, d’autres pays. Mais il faudra attendre le bilan qu’établiront les militants suédois, avec un peu de recul, pour tirer des leçons plus générales.
Et il existe un risque qui est, lui, tout à fait certain : celui d’un décrochage du mouvement d’avec l’opinion publique, avec comme conséquence évidente le retrait des forces les plus réticentes à s’engager dans la lutte contre la mondialisation libérale, à commencer par les confédérations syndicales.
A Gênes, l’attitude des autorités italiennes a été telle que l’opinion lui fera porter la responsabilité des violences, mais cela ne sera pas toujours le cas et le soutien qu’apporte l’opinion publique aux manifestants est une des clés de la réussite du mouvement.
L’exemple du GSF a cependant une portée plus générale. Il montre qu’il est possible de refuser la violence - et donc de se délimiter de ceux qui ne partagent pas cette stratégie - tout en acceptant des cortèges déterminés, le militants se protégeant des charges policières par des moyens passifs (casques, boucliers plastiques, etc.).
Une autre piste, qui présente l’avantage de manifester encore plus nettement la détermination mais aussi la non-violence du mouvement, existe du côté des méthodes nord-américaines qui ont été présentées à Gênes par Liza, une militante californienne (ses formations ont été largement médiatisées). Il s’agit de d’aider les manifestants, organisés en « groupes d’affinité », à résister, pacifiquement, le longtemps plus possible aux interventions policières, mais, là, sans casques ou autres moyens de défense personnels.
Paris, le 11 août.-