A l’heure où le néolibéralisme semble vaciller sur ses bases et connaître une crise qui affole les banquiers et bien des boussoles idéologiques et politiques, une réflexion de fond sur ce qui le caractérise, sa dynamique socio-politique et son devenir est la bienvenue.
L’essai de Pierre Dardot et Chistian Laval sur la société néolibérale – La nouvelle raison du monde – La Découverte 2009 – n’a pas pour seul intérêt l’étendue des références qu’il mobilise et la pertinence de ses analyses. Au travers d’une approche qui utilise de manière complémentaire et souvent heureuse des concepts empruntés à Marx, à Weber et surtout à Foucault, il introduit une nouvelle intelligence de cet objet omniprésent et complexe qui mène le monde depuis une trentaine d’années.
Dans cet ouvrage ambitieux, il s’agit en effet de penser le néolibéralisme et pour cela d’en problématiser la nouveauté. On mesure l’ampleur de la tâche. D et L s’y engagent sans concession aux fabulations intéressées de l’idéologie néolibérale mais en se démarquant aussi de façon vigoureuse des approximations et des conceptions réductrices qu’a pu, parfois, véhiculer le « prêt à penser antilibéral » par exemple dans sa dénonciation – juste au demeurant mais incomplète – de la « marchandisation du monde ». La croyance selon laquelle le néolibéralisme signerait le triomphe du laisser faire et du retrait de l’Etat est particulièrement visée. D et L montrent au contraire comment l’état néolibéral ne cesse d’intervenir et de contribuer de façon décisive à la construction, l’extension voire l’imposition forcée du marché. Le néolibéralisme ne saurait donc se réduire à sa seule dimension économique et financière. Il met en jeu des dimensions politiques, sociales, idéologiques et surtout stratégiques qui remodèlent en profondeur rapports sociaux et subjectivités. Il s’agira donc de relier ces différents aspects et de montrer la cohérence et la généalogie de cette rationalité néolibérale. [1]
« Ce sont la des dimensions complémentaires de la nouvelle raison du monde. ¨Par où il faut entendre que cette raison est globale aux deux sens que ce terme peut revêtir : elle est mondiale parce qu’elle vaut d’emblée à l’échelle du monde, et, de plus, loin de se limiter à la sphère économique, elle tend à totaliser, c’est à dire à « faire monde » par son pouvoir d’intégration de toutes les dimensions de l’existence humaine.
Pour D et L la force et la nocivité du néolibéralisme tiennent singulièrement à la façon dont il a installé un pouvoir normatif sur toutes les formes d’existence. « Ce qui est en jeu n’est ni plus ni moins que la forme de notre existence, c’est à dire la façon dont nous sommes pressés de nous comporter, de nous rapporter les uns aux autres et à nous-mêmes. Le néolibéralisme définit en effet une certaine norme de vie. Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, elle somme les populations d’entrer en lutte économique les unes contre les autres, elle ordonne les rapports sociaux modèles du marché, elle transforme jusqu’à l’individu, appelé désormais à se concevoir comme une entreprise. Depuis prés d’un tiers de siècle, cette norme d’existence préside aux politiques publiques, commande aux relations économiques mondiales, transforme la société, remodèle la subjectivité »
Il est, bien sûr, toujours question du capitalisme, le néolibéralisme n’étant jamais que « la raison du capitalisme contemporain » mais d’un capitalisme « débarrassé de ses références archaïques et pleinement assumé comme construction historique et norme générale de vie ». Ce qui autorise cette définition où transparaît l’inspiration de Foucault et qui vaut à la fois comme cadrage et programme de travail de leur ouvrage : « Le néolibéralisme peut se définir comme l’ensemble des discours des pratiques, des dispositifs qui déterminent un nouveau mode de gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence »
L’intention critique parcourt les trois parties du livre. La première revient de façon historique sur la matrice du premier libéralisme. La seconde s’attache à montrer à la fois la distance qu’introduit d’emblée le néolibéralisme comme « révision explicite et assumée du vieux laisser-fairisme » et l’existence de courants dont l’influence a pu être sous-estimée comme celui représenté par l’ordo libéralisme. La troisième partie éclaire enfin le grand tournant des années 80-90 qui voit « le déploiement de la logique du marché comme logique normative depuis l’état jusqu’au plus intime de la subjectivité ». A rebours des analyses qui concluent à leur avis de façon hâtive et superficielle à sa fin D et L estiment que nous ne sommes pas sortis de ce moment et que nous n’en avons pas fini avec le libéralisme.
C’est surtout de cette troisième partie dont nous voulons discuter ici pour marquer de nombreux points d’accord (en particulier sur le rôle fondamental de l’état néolibéral ) mais interroger aussi l’usage que l’on peut faire de catégories comme celle de rationalité globale du néolibéralisme. Quelle est sa pertinence pour comprendre le cours actuel du néolibéralisme confronté à sa crise et quelles en sont les limites ? Comment et jusqu’à quel point cette rationalité a-t-elle réussi à imposer son pouvoir normatif ? En quoi révèle-t-elle un remodelage profond de la réalité sociale et politique et en quoi relève-t-elle plutôt d’un fantasme de domination totale ? C’est donc d’une certaine façon l’envers et le négatif de la rationalité néolibérale que nous voudrions questionner. D’une part parce que cette prétendue rationalité est porteuse de beaucoup de déraisons et aussi parce que les lumières aveuglantes du spectacle qu’elle donne à voir laissent dans l’ombre bien des aspects contradictoires de la réalité sociale et humaine.
Un nouveau dispositif stratégique visant à imposer la concurrence généralisée et la domination globalisée
D et L situent le grand tournant des années 80 dans son contexte (même s’il est rapidement passé sur les données géo stratégiques ) Réponse politique à la crise économique et sociale du fordisme, les mesures mises en œuvre par les gouvernements de droite, comme de gauche ont profondément remis en cause le compromis fordiste, la régulation keynésienne et d’une façon plus générale une forme plus ou moins domestiquée du capitalisme : vagues sans précédent de privatisation, fiscalité, protection sociale, service public, droit du travail, etc... Mais pour D et L situer historiquement le néo libéralisme et les conditions de son avènement ne suffit pas à en expliquer la force et la persistance. Ni retour à un capitalisme dominé par le seul marché, ni défense classiquement conservatrice des intérêts des dominants le néolibéralisme installe une série impressionnante et cohérente de mesures nécessaires pour que le marché fonctionne partout et sans entrave.
L’une des principales nouveautés réside dans le caractère disciplinaire ( au sens de Foucault) de la nouvelle politique qui donne au gouvernement « un rôle de gardien vigilant de règles juridiques, monétaires, comportementales lui attribuant la fonction officielle de surveillant des règles de concurrence.. et peut être plus encore lui assignant l’objectif de créer des situations de marché et de former des individus adaptés aux logiques de marché.
Autrement dit la dimension stratégique des politiques néolibérales serait déterminante, stratégie [2] qui relève moins d’un plan préétabli ou d’une intentionnalité porteuse d’un projet que d’une logique de pratiques réussissant par des techniques disciplinaires à imposer la concurrence généralisée. Une relation d’appui réciproque s’établirait, en somme, entre politique néo-libérale et transformation du capitalisme qui se décline sur différents terrains. Cette dialectique débouche sur une légitimation de nouvelles normes qui vise à la conversion des esprits et des comportements et oblige, par des techniques de contrainte, les individus à se gouverner sous la pression de la compétition et d’une logique de valorisation permanente et universelle du capital..
Si l’essor du capitalisme financier est également rappelé c’est toujours en lien avec le rôle décisif de l’état, qu’il s’agisse de démanteler des obstacles à ce développement du capital ou de produire les règles propres à assurer le règne sans partage de la finance et de ses produits dérivés. D et L rappellent opportunément comment cette « construction politique de la finance de marché » par les gouvernements est menée de concert avec le FMI, la Banque mondiale et les institutions internationales.
L’un des chapitres probablement le plus convaincant traite du « gouvernement entrepeneurial » qui de proche en proche passe de la gouvernance d’entreprise à la gouvernance d’état, la catégorie commode de « gouvernance » permettant en effet de légitimer - avec une véritable coproduction Public/Privé des normes - l’extension des logiques et des pratiques manageriales sur l’ensemble des institutions et des rapports sociaux.
« C’est donc bien cette hybridation généralisée de l’action dite « publique » qui explique la promotion de la notion de « gouvernance » pour penser les fonctions et les pratiques étatiques... Elle renvoie à une privatisation de la fabrication de la norme internationale et à une normalisation privée nécessaire à coordination des échanges de produits et de capitaux ». L’Etat, désormais davantage stratège que producteur direct de service, ne bat pas en retraite mais exerce son pouvoir de façon indirecte par intégration et promotion des règles du privé. La déréglementation qu’il produit n’est pas marquée par l’absence de règles mais l’omniprésence de nouvelles règles. « L’Etat ne se retire pas, il se plie à des conditions nouvelles qu’il a contribué à mettre en place » avec comme modèle celui de l’Entreprise.
Dés lors, il n’est pas surprenant que la concurrence se retrouve au cœur d’une action publique qui dynamite entre autre la fonction publique au nom de la réforme managériale brandie par les élites modernisatrices. La panoplie de mesures est connue : audit, recherche d’un diagnostic partagé, culture du résultat, évaluation, obligation de performance et gestion par la performance, toutes choses qui culminent dans la désormais bien connue « révision générale des politiques publiques » chère à Sarkosy.
Cette refonte managériale de l’action publique s’appuie sur des technologies d’évaluation et de contrôle qui conduisent les individus à se plier aux nouveaux critères de performance au détriment bien souvent de toute éthique et de toute professionalité. Le chemin de la fabrique du sujet néolibéral est ainsi tracé. D’une façon assez magistrale – rappelant les développements de Foucault sur le grand renfermement et ses médiations disciplinaires – D et L passent en revue les différentes dispositions propres à faire advenir l’homme compétitif « total », l’objectif recherché étant alors moins le « dressage des corps » que la « gestion des esprits ». Le musée des horreurs des dispositifs néoliberaux et de leur impact sur le sujet est présenté dans toute son étendue et toute sa férocité. D et L démystifient bien au passage « la face séductrice et strictement rhétorique des nouveaux modes de pouvoir » rappelant que nous ne sommes pas sortis de la « cage d’acier » de l’économie capitaliste dont parlait Weber. « A certains égard, notent-ils, il faudrait plutôt dire que chacun est enjoint de construire, pour son propre compte, sa petite « cage d’acier » personnelle.
« Expert de lui-même, employeur de lui-même, inventeur de lui-même, entrepreneur de lui-même : la rationalité néolibéreale pousse le moi à agir sur lui-même dans le sens de son propre renforcement pour survivre dans la compétition »
La barbarie néolibérale ainsi dévoilée, porteuse d’une violence intrinsèque qui touche aux ressorts les plus intimes et les plus profonds de la subjectivité (glissement de l’efficacité à la performance, entreprise de soi comme écho d’auto valorisation, management de l’âme) produit son cortège de pathologies aujourd’hui en pleine expansion : souffrance au travail, érosion de la personnalité, démoralisation et dépression, perversité ordinaire...
La domination néoliberale sur les sujets : une réalité contradictoire et fantasmée.
La boucle est donc bouclée et l’on chercherait en vain quels territoires institutionnels, sociaux, politiques ou simplement humains pourraient échapper à l’emprise néolibérale. Parce qu’il clôt et constitue une espèce de point d’orgue de l’ouvrage, le développement autour du sujet néo-libéral (ou néo sujet) peut sans doute être pris comme un bon indicateur de l’intérêt mais aussi de l’ambivalence de la thèse centrale de D et L. Précisons : il ne s’agit pas de minimiser l’ampleur de l’offensive globale du néolibéralisme et son inventivité perverse. Mais il s’agit plutôt de se demander jusqu’à quel point les sujets s’y trouvent assujettis.
D et L soulignent que le gouvernement du sujet néo-libéral laisse entrevoir deux visages : celui triomphant et conquérant de la réussite sans vergogne et celui souffrant et déprimé de l’objet que l’on jette. Sans doute ces figures du sujet néo-libéral existent-elles, mais sont-elle aujourd’hui socialement représentatives des conduites réellement existantes dans le salariat ? Fortement différencié, voire éclaté, souvent réduit à la défensive en raison des reculs et des défaites subies, ce dernier met plutôt en œuvre des pratiques médianes qui témoignent d’une prise de distance croissante à l’égard des préceptes néo-libéraux que ce soit au travail ou dans la vie sociale. Parmi les classes et les catégories sociales [3] qui forment le gros du salariat - ouvriers et employés - peu de sujets semblent en tous cas exagérément enclins à l’auto contrôle permanent. Ils adoptent plutôt des conduites rusées qui constituent en quelque sorte l’envers et la réponse à l’autonomie contrôlée qui leur est demandée. Rien de suffisant sans doute pour contester frontalement la domination néo-libérale, mais assez pour témoigner du désir social de se préserver de sa logique folle et aussi sans doute d’une intelligence des rapports de forces et d’une capacité d’invention de pratiques de résistance, fussent-elle élémentaires.
Nous ne contesterons pas que le néolibéralisme travaille à mettre en place une rationalité normative qui voudrait, contre les pratiques de coopération, s’étendre aux individus, modeler des rapports sociaux de concurrence et par la bio politique gouverner la conduite des individus. Mais la domination néo-libérale et cette forme de rationalité intégrant toutes les sphères de l’activité humaine s’avèrent au total à la fois résistibles, différenciées et inégales en fonction des milieux sociaux, la tendance actuelle allant plus vers un rétrécissement qu’à une extension de la légitimité sociale du néolibéralisme. L’assimilation voire l’effacement des concepts spécifiques de Marx dans la problématique et la rhétorique de Foucault ( quid par exemple de la lutte des classes ou encore de l’exploitation) ne permettent guère à D et L de mettre en lumière le caractère contradictoire de ce monde et, par un effet de fidélité compréhensible à leur conceptualisation, de penser en même temps la cohérence et les contradictions du néolibéralisme.
Non seulement les groupes sociaux résistent, mais plus globalement la vie économique ne peut se plier durablement aux fantasmes néo-libéraux sans risquer de perdre valeur d’usage et crédibilité marchande. (c’est bien là d’une certaine façon ce qui se passe aujourd’hui ). Peut être que cette contradiction n’ a pas été assez soulignée. La machinerie folle d’un néolibéralisme visant à faire du profit avec tout et avec rien, sans tenir compte des conditions de possibilité de l’extension de la sphère marchande et de la réalisation effective de l’échange marchand devient à un certain stade contre productive.
La domination néo-libérale est donc pour une part d’ordre fantasmatique au sens littéral que Freud donnait à ce terme désignant ainsi un mélange de réel et d’imaginaire. Cela ne la rend pas moins dangereuse car on peut croire à ses fantasmes, voire essayer de les imposer et de forcer la réalité à ressembler à ses fantasmes. Les idées justes comme les idées fausses peuvent devenir des forces matérielles pour peu que des forces sociales s’en emparent. Mais cela ne saurait signifier confusion entre réalité socio-politique et fantasme néo-libéral.
Ces considérations nous semblent particulièrement judicieuses lorsque nous cherchons à appréhender le néolibéralisme dans son histoire et sa dynamique, perspective peu présente dans la problématique de D et L. L’hyper rationalisation de leur présentation peut conduire à une représentation faussée de la confrontation de la société avec le néolibéralisme. Que la société soit saisie et traversée par le néo-libéralisme et ses dispositifs étatiques contraignants et transversaux est indéniable ! Faut-il pour autant la qualifier de société néo-libérale au sens d’une société durablement et profondément structurée par les principes et les dispositifs du néolibéralisme, cela mérite discussion et renvoie à la conception même du néolibéralisme : phase historiquement déterminée de développement du capitalisme ou mutation fondamentale du capitalisme ?
On peut demander si la lecture récurrente du néolibéralisme comme rationalité normative globale ne met pas l’accent de façon trop unilatérale sur les nouveautés du néolibéralisme au détriment de la persistance du « vieux » capitalisme et de certaines de ses recettes éprouvées en matière d’exploitation des hommes et d’accentuation du taux d’exploitation, comme faire travailler plus en payant moins. Banalité peut être d’un tel rappel, mais banalité qui reste un fil conducteur assez sûr pour éviter de se laisser « enfumer » par le catéchisme néo-libéral et ses grands prêtres. Selon les moments, les milieux, les situations et les circonstances, les dominants pousseront l’avantage en matière de partage entre capital et travail en recourant ou pas aux méthodes néo-libérales car ils savent aussi s’en passer s’ils les jugent peu d’utiles et encombrantes ( n’est ce pas le cas dans bien des PME et la quasi-totalité du monde artisanal). Seraient-ils alors hors du monde et de sa rationalité ? L’ancien persiste sous le neuf plus qu’on ne le pense surtout quand la mécanique néo-libérale se grippe et se dérègle.
Une crise d’efficacité et de légitimité qui atteint le cœur du système néo-libéral et ouvre des brèches
L’ouvrage de D et L éclaire bien toute une phase historique ascendante du néolibéralisme, permet de mieux comprendre la cohérence des attaques et de mieux cerner les raisons stratégiques de l’adversaire. Il n’est par contre pas certain que leurs thèses permettent d’appréhender les turbulences que connaît aujourd’hui l’économie néo-libérale et d’en interpréter correctement le sens et la portée. La réticence à reconnaître la situation de crise du néo-libéralisme ( sensible dés les premières pages du livre où revient comme un leitmotiv que nous n’en avons pas fini avec le néolibéralisme ) et par extension celle du capitalisme interroge. Or, parce qu’elle ne survient pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, cette grande crise nous dit quelque chose de fondamental sur le néolibéralisme. [4]
Osons une présentation simplifiée : le néolibéralisme n’étant pas mort, mais n’étant pas en bonne santé, les remèdes des docteurs Diafoirus à son chevet risquent bien de s’avérer pire que le mal. Il peut certes survivre et la bête blessée n’en est souvent que plus dangereuse. Mais il a pour une large part épuisé sa force d’entraînement, sa séduction et une dynamique qui semblait irrésistible. Surtout sa crise qui n ’a rien de conjoncturel est intimement liée à son histoire et à des contradictions qui sont aussi très basiquement celles du mode de production capitaliste : comment produire avec un taux de profit suffisamment élevé pour un marché suffisamment large ? Vieux dilemme. Si, du coté du taux de profit ça ne va pas trop mal, merci, en revanche l’affaire est plus délicate en ce qui concerne la réalisation du profit dans un marché élargi. Les expédients trouvés du coté des produits financiers dérivés et des échafaudages branlants censés les faire fonctionner ne donnent plus les résultats escomptés et les modes de contrôle et de régulation annoncés pour corriger le système s’avèrent bien dérisoires. Bien sur l’édifice néo-libéral construit et installé peut à partir des ses places fortes continuer à discourir et à fonctionner. Mais une contradiction le ronge : quelle raison d’être peut avoir un système qui s’avère à la fois peu efficace et peu légitime ?
De façon paradoxale pour une approche dont l’un des points forts est son caractère systémique, D et L apportent une réponse qui tend à dissocier et à relativiser ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère financière, voire économique ( il est difficile de prétendre que rien ne s’y passe...) par rapport à des méthodes de gouvernement inchangées qui gardent le cap, au travers en particulier des contre réformes sur la diffusion de la rationalité néo-libérale. Ce qui se passe aujourd’hui - et qui semble bien devoir aboutir à un dérèglement généralisé de l’économie mondiale - dont beaucoup s’accordent à dire qu’il aura des effets et des prolongements sociaux et géostratégiques de grande ampleur - n’aurait en définitive qu’une importance relative au regard de l’enjeu que constitue la grande mutation vers la société néo-libérale.
Les inflexions idéologiques et politiques enregistrées seraient alors moins le symptôme d’un épuisement des politiques néo-libérales que la marque d’adaptations pragmatiques et d’habillages idéologiques légèrement modifiés ne changeant rien de fondamental au mode de gouvernement néo-libéral. De même les reculs partiels et les prudences face aux risques d’explosion sociale n’auraient guère de signification.
Il est pourtant difficile de croire, dans la logique globale du néolibéralisme, qu’un changement s’opérant dans un domaine ne produise pas des effets en chaîne sur l’ensemble. Il faut peut être revenir ici sur un point évoqué plus haut et auquel D et L n’accordent pas, à notre sens, suffisamment d’importance : il s’agit du lien entre mise en concurrence généralisée recherchée par la gouvernance néo-libérale, valorisation du capital et maximisation du profit. Or c’est là, je pense, l’une des clés de compréhension du tournant que nous connaissons dans la période néo-libérale. Que se passe-t-il en effet quand l’orientation néo-libérale est perçue comme peu efficace pour la valorisation du capital ? Selon les classes dominantes la « gouvernance néo-libérale » vaut en dernière instance comme facteur de maximisation du profit. Dés lors qu’un doute s’introduit sur sa capacité à produire cet effet, l’attachement des dominants à la doctrine néo-libérale risque de s’avérer très relatif. Il y a probablement quelque chose de cynique et de vrai à la fois dans les déclarations de certains hauts responsables de la finance ou des institutions néo-libérales qui touchent à leurs révisions déchirantes et les conduit à préconiser d’agir à l’encontre de leurs principes.
La crise des politiques néo-libérales a plusieurs dimensions, mais la première et la plus visible se rapporte à leur efficacité dans leur domaine de prédilection, à savoir la sphère financière et économique. Sans même parler de son caractère injuste et inégalitaire il apparaît au grand jour que l’intervention néo-libérale de l’Etat et des institutions qu’il favorise est un facteur de désordre et de déstabilisation des marchés financiers et de l’économie dite réelle. Autrement dit, au lieu d’aider au développement et à une extension dynamique du système, les pratiques néo-libérales conduisent à son contraire. A sa façon, le débat qui met aujourd’hui aux prises des « orthodoxes » du néolibéralisme – plutôt gênés voire muets – et des « hétérodoxes » comme Soros ou Stiglitz –qui eux, ont le vent en poupe - donne une indication sur la profondeur de la crise idéologique puisque les laudateurs d’hier proclament bruyamment : « Le néo-libéralisme ça ne marche pas ou du moins ça ne marche plus ».
Plus fondamental encore, la distance entre les prétentions boursouflées du néolibéralisme et le très faible assentiment social à un tel projet.s’approfondit. L’un des principes de base de la « révolution conservatrice » résidait dans la prétendue adhésion de l’individu désormais désenclavé de ses attaches de classe et dont la réalisation de soi passait par une conversion néo-libérale étendue à toutes les sphères de l’existence. Or en dehors de quelques segments sociaux temporairement séduits – ou drogués.. – par les mirages de la frénésie entrepreuneuriale, la greffe n’a guère pris à une échelle large.
Les nouveautés du management néo-libéral semblent bien avoir épuisé leurs effets [5] alors que la succession de modes et de gadgets managériaux s’accélère. A coté de changements repérables, on assiste à un recyclage de recettes bien souvent puisées à l’arsenal d’un néo-taylorisme assisté par ordinateur qui ne signale ni la créativité de leurs inspirateurs ni surtout un ancrage solide et une pénétration profonde dans la conscience sociale. Derrière l’exhibition bruyante des nouveautés dans la gestion des ressources humaines, ce petit monde tourne en rond. La logorrhée voire la diarrhée verbale qui accompagne les injonctions à réformer ses comportements et à prendre au sérieux le management participatif sont souvent inversement proportionnelles à leur absence d’impact et l’objet de bien des risées. Relevons que le folklore des stages de survie pour cadres et autres sauts à l’élastique ne fait plus recette et que, pour coller au marché, les coachs eux même rajoutent un module cocooning à leur catalogue. Constatons encore que dans la sphère du travail, les cercles de qualités et autres invitations à l’auto stimulation individuelle et collective n’ont guère duré que le temps nécessaire à mettre à mal voire éclater les collectifs de travail. Et demandons nous qui, en dehors de la garde rapprochée de François Chérèque et de ses amis du patronat « moderniste », croit encore sérieusement, à l’heure des charrettes de licenciements débarqués à la petite semaine, aux vertus de la Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences ?
Aujourd’hui l’importance vantée du capital humain et l’appel à l’implication subjective ne vont plus de soi et en tous cas les discours qui les accompagnent suscitent plus de commentaires ironiques ou crus que d’approbation. Peu de choses en tout cas qui ressemble à une mobilisation de tous et de chacun pour devenir et s’assumer en tant qu’entrepreneur de soi même. Le consentement résigné, l’attentisme, la désorientation, le désespoir, la révolte, le retournement contre soi pour les plus démunis, il peut y avoir de tout cela, mais d’adhésion intellectuelle et morale point ou si peu. Le fardeau est décidément trop lourd et l’acquiescement au marché totalitaire apparaît comme un marché de dupe par lequel l’on perd plus que l’on ne gagne. La base sociale adhérant peu ou prou à ce comportement néo-libéral est donc réduite et fragile alors qu’il n’existe plus beaucoup de marge de manœuvre pour avancer et pour convaincre, au moins avec cet habillage idéologique, et que ceux qui s’obstinent à défendre – aux échelons intermédiaires - cette machinerie sociale apparaissent comme des pantins dénués de cœur autant que de cervelle.
Dire tout cela ne signifie certes pas que le néolibéralisme soit mort et ne conduit pas à caractériser comme progressiste les révisions et retournements de veste ni à croire au retour imminent à un état antérieur ou à un kéyniansianisme rampant ou assumé. Bien des scénarios restent possibles Le néo-libéralisme peut être en crise et les dominés rester paralysés ou écrasés. L’histoire a connu semblables situations. La question serait plutôt : qui, au sens de quelles forces sociales guidées par quelles intentions va s’engouffrer dans les brèches désormais ouvertes dans la domination néo-libérale. Voilà probablement l’une des problématiques nouvelles sur laquelle il convient de travailler..
Un autre néolibéralisme est-il possible ?
D et L ont raison de réfuter la fable selon laquelle nous assisterions avec l’auto critique des néo-libéraux les plus ardents à une espèce de retour à une situation antérieure au cours de laquelle l’état aurait joué un rôle régulateur et social avec un interventionnisme de bon aloi. L’exagération néo-libérale marquée par un laisser faire excessif laisserait place à un libéralisme raisonnable et raisonné ? Cela est bien peu probable en effet. Cette interprétation repose largement sur une équation fausse et bien démontée par D et L selon laquelle néolibéralisme = laisser faire et absence d’intervention de l’Etat. Comme nous l’avons vu la stratégie interventionniste de l’Etat néo-libéral a au contraire pour objectif de mettre au pas, briser ou neutraliser tout ce qui résiste à la mutation vers le tout marché et le tout entreprise. ( Les liens affairistes et la corruption n’expliquent pas à eux seuls les fantasmes de l’administration Bush à vouloir faire accoucher l’Irak d’une société néo-libérale)
Les décisions et projets actuels (possible « nationalisation » des banques d’affaires, lutte surtout verbale contre les paradis fiscaux, feux sur les bonus des managers du secteur de la finance...) ne signifient pas que les politiques économiques envisagées voudraient bouleverser le modèle néo-libéral pour aboutir à un mode de régulation socialement progressiste. Ainsi lorsque les Etats injectent des capitaux dans les banques, c’est dans l’espoir de faire des affaires et de revendre les actifs acquis avec une plus value. Aucune remise en cause globale de la mondialisation financière n’est envisagée puisque la crise des subprimes serait due à une simple erreur de contrôle des marchés et que tout sera mis en œuvre pour permettre à nouveau le fonctionnement optimal de la finance mondialisée.
Au plan social, on ne voit poindre aucune amorce de retour aux principes de l’Etat social keynésien, mais simplement l’aumône faite aux pauvres et aux perdants.. en attendant de les rendre aptes à affronter la concurrence généralisée qui les dégagerait d’une assistance coupable. ( droite dure et gauche molle se rejoignant sur ce point. Ainsi, on chercherait en vain dans les mesures préconisées par le Parti Socialiste une augmentation générale et conséquente des salaires ou un développement d’ensemble des services publics). Jamais enfin la croyance dans les vertus du marché n’est remise en cause et il faut quelque audace pour voir dans les mesures qui visent à trouver dans les poches de la population les fonds destinés à renflouer les banques, les traces, même infinitésimales de socialisme.
Mais démystifier cette illusion ne signifie pas pour autant que le néolibéralisme puisse continuer comme avant quand bien même il en aurait la volonté et cela pour les raisons évoquées plus haut : il ne peut se prévaloir d’un soutien et d’une efficacité qui lui conférerait légitimité et lui donnerait ainsi raison. Reste bien sûr la raison.... du plus fort !. Rappelons l’aphorisme bien connu : on peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus. Or, aujourd’hui, les politiques néo-libérales semblent au fond dans cette situation. Elles peuvent beaucoup en raison des positions institutionnelles qu’elles ont gagnées et dont elles n’ont, pour l’instant, pas été délogées. Débarrassées des oripeaux qui ne parviennent plus à duper, le mammouth néo-libéral dégraissé, Léviathan moderne, peut reconvertir ses techniques de domination et d’exploitation. Ils cherchaient hier à convaincre et à formater. Ils peuvent chercher demain à obliger et à militariser les rapports sociaux. La dureté des affrontements de classe est au bout de ce scénario de néo-libéralisation du néolibéralisme. [6] L’hypothèse selon laquelle le néolibéralisme pourrait ainsi poursuivre sa course à l’abîme ne saurait donc être écartée, surtout si aucune force sociale et politique n’intervient de façon radicale en étant porteuse au moins de façon embryonnaire d’une alternative. Mais elle est loin d’être la seule possible.
Une réalité contradictoire s’ébauche sous nos yeux : la force économique et financière directement adossée et reliée à l’état néo-libéral est toujours là, persistante et féroce, mais elle parvient de moins en moins à convaincre et à persuader. Sa base sociale (déjà à notre avis surestimée ) se rétrécit. Sous le double impact des résistances suscitées et des brèches ouvertes les croyances néo-libérales que l’on avait pu croire partagées par un grand nombre partent en fumée. Un tournant dans la domination et la régulation néo-libérales du cours du monde se dessine. Cela ne préjuge pas des chemins qui seront pris après ce tournant et encore moins de l’arrivée au port dans la situation de tempête que nous allons connaître si, comme nous le pensons, la crise se déplace et gagne tous les terrains. Mais un dérèglement de la raison néo-libérale du monde propre à déciller les regards se produit sous nos yeux. Une face cachée de la nouvelle raison du monde se dévoile : celle de la nouvelle déraison des « saigneurs » du monde. S’il faut penser le néolibéralisme il faut également penser sa crise et réciproquement.
La comparaison de plus en plus fréquemment amenée avec la crise de 1929 ne saurait se limiter au seul terrain économique, mais porte en germe une mise en perspective et une réflexion sur les dérèglements globaux qu’elle a introduit entre 1930 et 1945, les affrontements qui s’en sont suivis, les expériences parfois héroïques et souvent tragiques, les réponses imaginées et parfois (hélas ) mises en œuvre.
Nul ne saurait dire ce qui vient (du capitalisme des catastrophes, de l’insurrection, d’un mixte des deux ou d’autre chose encore...) mais il ne fait guère de doute que sont devant nous ( et aussi déjà là ) des évolutions financières et économiques mais aussi sociales, politiques, géostratégiques et sans doute militaires considérables. Ni retour à un état antérieur, ni poursuite de l’existant, le paysage global du capitalisme et sa topographie politique en sortiront très vraisemblablement transformés. Pour précieux qu’il soit le fil conducteur de la rationalité normative globale dont le néolibéralisme est porteur s’avère insuffisant pour penser cette nouvelle totalité et surtout sa possible subversion.
L’appel terminal de l’ouvrage invite à inventer une autre gouverne mentalité qui se déprenne de la rationalité a-démocratique du néolibéralisme. Là serait le principal défi posé à la gauche. D et L indiquent clairement ce que cette « nouvelle gouvernementalité » ne saurait être : représentation repensée à partir de la critique « marxiste » de la démocratie formelle, démocratie participative se limitant à redonner souffle à des systèmes de représentation vieillissants, retour à un idéal saint simonien d’effacement du gouvernement des hommes au profit de l’administration des choses. Ils restent par contre énigmatiques sur ce qu’elle pourrait être pour finalement rejoindre les conclusions du dernier Foucault : puisqu’une gouvernementalité intrinsèquement socialiste n’existe pas et puisque l’on ne peut la découvrir, il faut l’inventer.
La formule est séduisante mais l’aporie réelle du moins dans les termes où ils la posent. Il n’y a pas lieu de tenir rigueur aux auteurs de l’essai de ne pas résoudre des questions – celle du pouvoir, du gouvernement et d’une démocratie sociale alternative - sur lesquelles le mouvement ouvrier et socialiste ( au sens large…) butte depuis ses origines. La perspective adoptée par D et L propose de construire des « contre conduites comme pratiques de subjectivation » qui constitueraient le principal sinon le seul moyen de sortir de la rationalité néo-libérale. « La seule voie praticable est de promouvoir dés à présent des formes de sujectivation alternatives au modèle de l’entreprise de soi ». La formule est cohérente avec l’importance accordée par eux à l’assujettissement global du sujet néo-libéral. Elle n’en renvoie pas moins le sujet ainsi assujetti à une révolution de soi au moins aussi paradoxale à penser et délicate à réaliser que les fortes paroles de l’Internationale enjoignant aux damnés de la terre de rien à devenir tout. En miroir de l’injonction néo-libérale faite au sujet de devenir entrepreneur de soi, l’injonction à se construire de façon alternative. Comme le disait ce génie méconnu de Charentes-Poitou de Raffarin : la route est droite mais la pente est rude ! Craignons que le fardeau ne soit bien lourd à soulever et que la fatigue de soi guette en retour le sujet engagé sur cette « seule voie praticable ».
La démarche de D et L veut se démarquer de l’illusion d’une possible localisation ontologique du sujet de l’émancipation humaine, le sujet alternatif étant en quelque sorte déjà là sous la forme d’une classe prédestinée à l’accomplissement de sa mission historique ( prolétariat ou multitude versus Negri ). Nous leur accorderons bien volontiers que l’histoire et la lutte de classe ne sont en aucune façon prédéterminées. La constitution d’un éventuel sujet alternatif ne préexiste pas aux résistances qu’il oppose, aux affrontements de classe qu’il assume, aux initiatives qu’il prend, aux conquêtes qu’il gagne, aux territoires qu’il occupe.
Il ne s’agit pas d’occulter ou de sous estimer les transformations nécessaires y compris celles qui touchent aux subjectivités et à l’éthique mais de reconnaître seulement que l’on choisit pas les conditions dans lesquelles s’effectuent les ruptures et les circonstances dans lesquelles les contre offensives populaires se mènent. On ne choisit pas non plus le degré de préparation et de conversion des sujets. Cela ne condamne pas à l’attentisme et au commentaire, mais incite plutôt à travailler à « ce codage stratégique de ces points de résistance qui rend possible une révolution, un peu comme l’état repose sur l’intégration institutionnelle des rapports de pouvoir » dont parle Foucault dans la Volonté de savoir.
Pour espérer inventer, il faut sans doute continuer à chercher ensemble, confronter les manières de voir, les projets et les hypothèses stratégiques des uns et des autres, expérimenter, pousser les expériences et les logiques d’auto organisation et les penser comme embryon possible d’auto gouvernement. C’est bien cette activité sociale et politique des dominés qui peut inventer la « raison du commun » de demain. Elle ne le fera pas à partir de rien mais à partir de réalités et d’ancrages qui sont à la fois des obstacles et des points d’appui. Il en va ainsi des héritages et des appartenances multiples et parfois contradictoires des dominés, des révoltes de toutes sortes et des aspirations qu’elles expriment, des rêves et des désirs longtemps refoulés et qui tant bien que mal se frayent un passage, de tout ce qui fait en somme le squelette et la chair, la vitalité et la turbulence de l’existence sociale des sujets. C’est dans et par cette autonomie conquise que les dominés peuvent en effet créer et valoriser d’autres rapports aux autres et à soi, construire d’autres rapports sociaux, plus libres, plus fraternels et plus émancipés, mettre en pratique d’autres formes de coopération, d’autres façons de se gouverner et de faire de la politique.