La « Lettre ouverte des parents des neuf mis en examens du 11 Novembre »
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Liberation.fr publie l’intégralité de la « lettre ouverte » des parents des jeunes gens mis en examen dans le cadre de l’enquête sur les sabotages de lignes SNCF.
Lettre ouverte des parents des neuf mis en examens du 11 Novembre
Dimanche, 23 Novembre 2008
Lorsque la cacophonie s’accorde pour traîner dans la boue une poignée de jeunes emmurés, il est très difficile de
trouver le ton juste qui fasse cesser le vacarme ; laisser place à plus de vérité.
Certains médias se sont empressés d’accréditer la thèse affirmée par la ministre de l’intérieur dans sa conférence de
presse, alors que les perquisitions étaient en cours : les personnes arrêtées étaient d’emblée condamnées.
Personne n’aura pu rater l’épisode de « police-réalité » que nous avons tous subi la semaine passée. L’angoisse, la peur,
les pleurs nous ont submergé et continuent à le faire. Mais ce qui nous a le plus blessés, le plus anéanti, ce sont les
marées de mensonges déversées. Aujourd’hui ce sont nos enfants, demain ce pourrait être les vôtres.
Abasourdis, nous le sommes encore, paralysés nous ne le sommes plus. Les quelques évidences qui suivent tentent
de rétablir la vérité et de faire taire la vindicte.
Les interpellés ont à l’évidence bénéficié d’un traitement spécial, enfermés pendant 96 heures, cela devait faire d’eux
des personnes hors normes. La police les suspecte d’être trop organisés, de vouloir localement subvenir à leurs
besoins élémentaires, d’avoir dans un village repris une épicerie qui fermait, d’avoir cultivé des terres abandonnées,
d’avoir organisé le ravitaillement en nourriture des personnes agées des alentours. Nos enfants ont été qualifiés de
radicaux. Radical, dans le dictionnaire, signifie prendre le problème à la racine. A Tarnac, ils plantaient des carottes
sans chef ni leader. Ils pensent que la vie, l’intelligence et les décisions sont plus joyeuses lorsqu’elles sont
collectives.
Nous sommes bien obligés de dire à Michelle Alliot Marie que si la simple lecture du livre « L’insurrection qui vient »
du Comité Invisible fait d’une personne un terroriste, à force d’en parler elle risque de bientôt avoir à en dénombrer
des milliers sur son territoire. Ce livre, pour qui prend le temps de le lire, n’est pas un « bréviaire terroriste », mais un
essai politique qui tente d’ouvrir de nouvelles perspectives.
Aujourd’hui, des financiers responsables de la plus grosse crise économique mondiale de ces 80 dernières années
gardent leur liberté de mouvement, ne manquant pas de plonger dans la misère des millions de personnes, alors que
nos enfants, eux, uniquement soupçonnés d’avoir débranchés quelques trains, sont enfermés et encourent jusqu’ à 20
ans de prison.
L’opération policière la plus impressionante n’aura pas été de braquer cagoulé un nourrisson de neuf mois en plein
sommeil mais plutôt de parvenir à faire croire que la volonté de changer un monde si parfait ne pouvait émaner que
de la tête de détraqués mentaux, assassins en puissance.
Lorsque les portes claquent, nous avons peur que ce soient les cagoules qui surgissent.
Lorsque les portent s’ouvrent, nous rêvons de voir nos enfants revenir.
Que devient la présomption d’innocence ?
Nous demandons qu’ils soient libérés durant le temps de l’enquête et que soit evidemment abandonnée toute
qualification de terrorisme.
PS : Nous tenons à saluer et à remercier les habitants de Tarnac qui préfèrent croire ce qu’ils vivent que ce qu’ils
voient à la télé.
www.comite-visible.info
www.soutien11novembre.org
* Paru dans le quotidien Libération du 25 novembre 2008.
« C’est criminaliser la pensée »
MICHEL ONFRAY Philosophe, auteur de la Philosophie féroce (Galilée).
Lorsque la presse a rapporté l’arrestation des présumés responsables des actes de sabotage des lignes TGV, la présomption d’innocence fonctionnait, certes, mais la présentation des faits par les médias, relayant à chaud,faute de mieux, la version policière, ne semblait faire aucun doute : il s’agissait là des personnes qui posaient les fameux fers à béton sur les caténaires.
Informé par cette seule source, dont la une de Libération, qui titrait « L’ultragauche déraille », j’ai rédigé mon billet hebdomadaire dans Siné Hebdo en déplorant les actes de sabotages, qui ne profitaient pas au peuple, mais qui, bien plutôt, le pénalisaient. Soit de manière individuelle, par les dommages causés ; soit de façon collective, par la légitimation d’une réponse répressive des gouvernements en place.
Or, comme toujours lorsque la presse annonce avec force une information réellement fausse (jadis, par exemple, le clonage d’un enfant chez les raëliens…), sinon incomplète, fragmentaire, parcellaire, donc partiellement fausse, il n’y a pas beaucoup d’autocritique ensuite. Dans le cas de Tarnac, par exemple, on constate que, le temps de la garde à vue et à défaut de plus amples informations, la presse est restée proche de la position du ministère de l’Intérieur, qui s’avère grandement fautive. Car le dossier ne comporte rien.
Ainsi, l’ADN des dits suspects, qui, habituellement, agit en maître de justice incontestable, n’a pas été retrouvé sur le lieu des forfaits. Les accusations sont portées sur des hypothèses qui ne tiennent pas : un passé de militant et d’activisme international, ce qui ne saurait constituer un délit ; un matériel qui aurait pu servir aux actes de sabotage, mais qui pourrait tout aussi bien s’expliquer par les besoins du pur et simple bricolage dans une maison ; des horaires de TGV, mais on peut en avoir besoin pour les prendre à l’heure sans vouloir les stopper ; mais aussi, et surtout, des livres ! Péché mortel, une bibliothèque subversive ! Et la présence de l’Insurrection qui vient, un ouvrage sans nom d’auteur dont on dit qu’il a peut-être été signé par le principal protagoniste, transformé en « chef ».
Devant un dossier vide et une totale absence de preuves, que peut faire la police pour ne pas se déjuger ? En appeler au terrorisme et à la possibilité d’un acte terroriste potentiel induit par le profil intellectuel. Autrement dit : criminaliser la pensée. Une version du délit de sale gueule : ils auraient pu le faire, donc ils l’ont fait. Le terrorisme, sauf cas avéré - les attentats qui ont visé Bombay, par exemple - est souvent le mot qu’on utilise pour fustiger l’ennemi quand on a envie de le condamner sans preuves ou avant même instruction du dossier. Fasciste, stalinien et pédophile servent selon les mêmes logiques.
Devant un dossier vide et une totale absence de preuves, que peut le journalisme pour ne pas se déjuger plus que de raison ? En appeler au débat et aux dossiers - plus tard…
J’y contribue d’autant plus volontiers que, dans Siné Hebdo, j’ai moi-même donné le change en emboîtant le pas aux journalistes d’en face ! Le temps d’une chronique, certes, mais quand même. Une leçon sur le journalisme qui est un pouvoir comme les autres et que le libertaire que je tente d’être ne se rappelle probablement pas assez…
* Paru dans le quotidien Libération du 3 décembre 2008.
« Il faut refuser les lois d’exception »
JEAN-CLAUDE MONOD philosophe, auteur de « Penser l’ennemi, affronter l’exception » (La Découverte)
Dans un de ses derniers entretiens, Jacques Derrida soulignait combien il était important, à propos des usages de la notion de terrorisme, de pouvoir « faire plus d’une phrase », c’est-à-dire de pouvoir affirmer « ensemble » différents principes fondamentaux, différentes exigences éthiques, politiques, juridiques et critiques irréductibles.
Tout en condamnant sans équivoque tout usage du terrorisme compris comme acte visant à tuer délibérément des civils et à répandre la terreur, il importe de déconstruire l’unité douteuse de ce que la « guerre contre le terrorisme » de l’administration Bush, tout comme les récentes législations antiterroristes américaine, britannique et française, ont réuni sous le nom englobant et délibérément flou « du » terrorisme. C’est ainsi que la guerre en Irak a pu être présentée comme participant de la « guerre contre le terrorisme », malgré l’absence de tout lien avéré avec Al-Qaeda, et que l’administration Bush a légitimé par avance toute attaque « préventive » contre un Etat en le qualifiant d’Etat « terroriste » ou « voyou »…
On peut admettre la nécessité de renforcer certaines mesures de sécurité dans un contexte de menace terroriste et, en même temps, combattre l’autonomisation des dispositifs de sécurité par rapport à l’Etat de droit (garanties de défense, présomption d’innocence, exigence de preuve…) ou encore refuser les lois d’exception. Celles-ci ont abouti, aux Etats-Unis, à la création des monstrueux statuts de « détenus indéfinis » sans charges précises, de « combattants ennemis » soustraits aux conventions de Genève et au final à l’autorisation de la torture.
Nous n’en sommes pas là en France, mais les lois Perben II conduisent aujourd’hui à qualifier de terroristes des actions politiques délictueuses mais nullement meurtrières comme le blocage de trains, et à appliquer à leurs auteurs présumés et à leur entourage des procédures d’exception. Si l’on cherche à qualifier juridiquement la dégradation de caténaires de la ligne Paris-Lille, pourquoi y voir autre chose qu’une « dégradation de bien appartenant à l’État » ? Peut-on sérieusement ranger cet acte sous le chef d’inculpation d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » ? De nombreux citoyens ont vu là une extension illégitime et disproportionnée de la notion de terrorisme, intuitivement associée à des attentats meurtriers, des assassinats de civils, tels que ceux qui ont ensanglanté Bombay ces derniers jours.
Cette intuition, ce sens de la (dis)proportion, sont plus « justes » que ne le sont les lois Perben II. L’affaire du TGV montre la nécessité d’une abrogation de ces lois d’exception, dénoncées comme telles lors de leur promulgation par des juristes aussi peu « terroristes » que Robert Badinter ou Jean-Denis Bredin. Mais, on doit aussi déplorer la confusion de certains soutiens et pères spirituels des « neuf de Tarnac », comme le philosophe Giorgio Agamben, qui ne cesse de répéter que « plus rien ne distingue l’état d’exception de la norme » et que nos démocraties sont devenues de vastes camps de concentration (pour y opposer le messianisme vague d’un « véritable état d’exception » révolutionnaire). L’état d’exception n’est ni la fatalité ni la vérité de la démocratie.
* Paru dans le quotidien Libération du 3 décembre 2008.
« Ne pas oublier l’héritage du droit »
STÉPHANE RIALS, professeur (universitaire de France-Paris-II). Auteur d’« Oppressions et résistances » (PUF)
En France, le 2 décembre n’est pas un jour faste… Une chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a partiellement suivi les réquisitions du parquet en maintenant en détention Julien Coupat et sa compagne. Il est trop tôt pour juger avec sérieux un choix dont les motifs sont ignorés. Mais, s’il s’agit des libertés et des droits, il est permis de ne pas se sentir très bien ces temps-ci.
Chacun admet qu’il n’est pas souhaitable - si la preuve en est administrée - qu’une poignée d’enfants tristes persistent à jouer au train électrique à un âge où ils devraient jouer en Bourse. Nul ne nie que le sabotage de caténaires avec des fers à béton ne doit pas être encouragé. Mais, à l’heure de Bombay, la conscience commune est troublée par la caractérisation de l’épisode du Lille-Paris comme « terroriste ». La presse audiovisuelle avait immédiatement évoqué des « actes de malveillance ». C’est bien de cela qu’il s’agissait : ni terreur, ni effroi, ni épouvante, rien qui évoquât une « entreprise terroriste », si les mots ont un sens.
Le parquet a d’ailleurs cru bon d’évoquer l’insoutenable violence programmatique des textes du Parti imaginaire et du Comité invisible. Ce qui frappe à la lecture de ceux qui sont accessibles, ce n’est pourtant pas un ton prometteur de sang. Ce sont plutôt des ambitions littéraires, philosophiques ou sociologiques, inégalement couronnées de succès. L’insurrection qui vient (titre laforguien car l’on refusera de croire qu’il s’agisse d’une pénible réponse à Alain Finkielkraut) amuse par ses « cercles » dantesques ou par son « en route ! » huysmansien… Quant à l’Appel, que certains évoquent avec un air entendu, l’on pourra juger inadaptée la présentation plus ou moins spinoziste retenue pour un texte peu serré. Mais pas qu’il s’agit d’un brûlot.
J’évoquais le sens des mots. Mais celui-ci est conventionnel (et pour finir soumis au rapport de forces). L’affaire du TGV n’est pas terroriste selon nos usages ordinaires. Mais autre est la langue du législateur (« au sens de la loi du », écrivent volontiers les juristes…) Les articles 421-1 et suivants du code pénal sont très préoccupants. Ils disposent en effet que « constituent des actes de terrorisme », non seulement beaucoup d’actes dont le lien avec toute perspective violente pourrait être ténu, mais nombre de situations objectives très vagues. En lisant l’article 421-2-1, ainsi, on se dit que le dimanche, ceux qui ne travailleront pas feront bien de consommer sagement et de fuir toute vie associative…
N’en doutons pas : il y a aujourd’hui un danger terroriste qui n’est pas le fruit de la seule imagination manipulatrice de certains gouvernants. Il n’est pas impossible qu’il ne faille des mesures particulières pour le combattre. Il est assurément préférable de prévenir des actions terroristes dont certaines pourraient emporter des effets qu’on ne saurait guérir. Nous n’aurions pas dû pour autant oublier l’héritage de notre culture du droit, renoncer à concilier plus justement les impératifs, à mieux proportionner les moyens aux fins et aux risques. En permettant qu’on applique un très sévère régime d’exception à des situations qui ne sont pas des situations d’exception, le législateur nous a conduits, nous le savons aujourd’hui, hors de toute modération.
* Paru dans le quotidien Libération du 3 décembre 2008.
La « gravité des faits » en question
Christophe Chaboud, responsable antiterroriste, ne se « prononce pas » sur la qualification pénale.
Recueilli par Guillaume Dasquié
Les responsables de la lutte antiterroriste ont peut-être surévalué le danger représenté par le groupe de Tarnac. En ordonnant la libération de trois d’entre eux, la cour d’appel de Paris a contredit l’appréciation qu’en faisait le procureur de la République. D’un point de vue opérationnel, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat) a étroitement suivi les investigations contre ces militants. Chef de l’Uclat depuis mai 2005, le contrôleur général Christophe Chaboud justifie les poursuites engagées, mais il nuance les charges et refuse de se prononcer sur la qualification pénale .
Quand et comment les services antiterroristes ont-ils perçu une menace émanant de l’ultragauche en France ?
D’abord en 2005. On a noté cette année-là une évolution lors des manifestations contre le contrat première embauche (CPE), avec une violence accrue contre les forces de l’ordre. Progressivement, cette évolution de la violence s’est étendue à la plupart des manifestations contre la mondialisation ou contre le capitalisme. Puis des actes criminels ont été relevés, en particulier la tentative d’attentat à l’engin incendiaire, en 2007, lors des universités d’été du Medef. Nous nous sommes ensuite intéressés aux personnes derrière ces phénomènes. Et nous avons découvert des cellules anarcho-libertaires qui développaient une stratégie commune d’affrontements contre l’Etat et ses représentants. Nous avons également remarqué qu’elles se distinguaient par leur goût de la clandestinité.
Comment s’expriment leurs velléités terroristes ?
De par leur attitude et leur mode de vie. Ces personnes recherchent une coupure totale avec la société. Ils souhaitent transcrire leurs pensées en actes violents tout en se préparant à une vie clandestine.
Comment la menace qu’ils représentent se manifeste- t-elle ? Se procurent-ils des explosifs ou des armes ?
En l’occurrence, non. Cependant, dans le cas du groupe Coupat, ils ont organisé des sabotages concertés, dans le but de perturber tout un réseau de communication. L’intention de paralyser le pays en s’attaquant à son réseau de voies ferrées ne faisait pas de doute. Et cette action s’inscrivait dans une logique dangereuse. Donc, il était justifié que l’on décide de les neutraliser de manière préventive, avant que l’irréparable ne soit commis.
Néanmoins, quand des opposants à la réforme des retraites coupent des câbles SNCF et interrompent le trafic TGV, quand Bové « démonte » un McDonald, ces dégradations ne sont pas assimilées à des « entreprises terroristes ».
Il faut avoir une vue d’ensemble et ne pas prendre les événements de manière isolée. La différence avec le groupe Coupat est une combinaison de comportements, de discours et d’actes, qui revendiquent tous une rupture avec la société. Concernant la qualification pénale, ce n’est pas à moi de me prononcer. Cependant, avec le travail que nous avons réalisé sur cette cellule, nous avons estimé qu’il était préférable de les arrêter avant qu’il ne soit trop tard.
N’était-il pas plus approprié de les poursuivre en justice au titre du simple délit de dégradation de biens publics ?
Ce n’est pas dans notre intérêt de dévoyer le dispositif antiterroriste. Certes, nous ne sommes pas confrontés dans ce cas à une gravité des faits comme on en rencontre souvent dans la lutte antiterroriste. Et les personnes visées n’encourent pas des peines trop lourdes. Toutefois, au stade de l’enquête préliminaire, nous avons estimé que suffisamment d’éléments permettaient de caractériser leurs activités dans le champ judiciaire défini par la notion d’« entreprise terroriste », comme la loi de 1996 nous y autorise [le concept d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », introduite par cette loi, ndlr].