EM PAUTA – Nous voudrions connaître votre avis sur l’avenir du travail en Europe, en
France et dans le monde. Nous pourrions peut-être commencer discutant sur des
concepts qui sont importants pour notre débat. Entre la société du travail et la société
post-industrielle, quel selon vous s’applique-t-il le plus à la situation actuelle ?
M. HUSSON – D’une certaine manière, en Europe, le débat sur la fin du travail qui recouvre un peu
cette question est en quelque sorte passé au second plan. La thèse de la fin du travail consistait à dire
qu’il n’y aurait plus jamais de travail pour tout le monde et que, par conséquent, il fallait défendre une
organisation sociale qui soit fondée sur la reconnaissance d’activités autres que le travail salarié, la
pleine activité, plutôt que de viser un retour au plein emploi. Ce débat a évolué parce qu’il y a eu à la
fin des années 1990 une phase de reprise de l’emploi, et, en France, l’expérience du passage aux trente-cinq
heures qui a modifié les termes du débat. On se posait à nouveau la question de savoir comment
revenir au plein emploi, mais aussi celle de la nature des emplois qui pouvaient être créés. Ce débat a
rebondi plus récemment durant la campagne présidentielle en France, puisqu’un des slogans de
l’actuel Président était « Travailler plus pour gagner plus ». On a assisté à une entreprise idéologique
de remise à la mode de la valeur « travail », pas au sens marxiste bien sûr, qui a bizarrement enregistré
un certain succès.
Ce qui domine aujourd’hui, il me semble, par rapport à cette analyse, ce sont deux questions. La
première, c’est une approche mondialisée. Au niveau mondial, le nombre de salariés, et y compris le
nombre d’ouvriers (alors que le débat portait aussi sur la fin de la classe ouvrière) ont
considérablement augmenté. Pas dans les pays dominants, mais dans les pays émergents : en Chine,
en Inde, y compris au Brésil. Le débat s’est déplacé sur une autre question : quel type de travail ou
d’emplois vont rester si tout l’emploi industriel part vers les pays émergents, en fonction des
phénomènes de délocalisation ? En France en particulier on a un débat sur la désindustrialisation qui
est souvent couplé avec un débat sur le déclin de la France qui perdrait sa capacité à conserver ses
emplois, et à en créer. Voilà le premier débat.
Le second se situe un peu plus sur le terrain de la société post-industrielle : il faut créer des emplois
dans les services, mais quel type d’emplois ? Sur cette question, deux conceptions s’opposent : la
conception suédoise, si l’on veut, où les emplois de services sont des emplois dont la qualification est
reconnue, qui ont des statuts et des conditions d’emploi relativement stables, et qui sont plutôt bien
payés. On constate, dans un pays comme la Suède, que les salaires dans les services évoluent très peu
différemment du salaire moyen.
En revanche, dans d’autres pays, notamment en France, il y a l’idée que le moyen de sortir de cette
difficulté à créer des emplois c’est de créer des emplois dans les services, mais plutôt dans des emplois
de service à la personne. En poussant un peu, on peut dire que c’est une forme de nouvelle
domesticité, conçue comme une manière de créer des emplois, puisqu’on n’en crée plus suffisamment
dans les autres secteurs. Derrière ce débat il y a un vrai enjeu car l’idée selon laquelle « on ne peut plus
créer d’emplois » masque le fait que l’alternative à cette persistance du chômage serais effectivement la
réduction du temps du travail, parce que c’est l’utilisation normale des gains de productivité. Voilà
pourquoi le débat sur les 35 heures en France est essentiel, et pourquoi Sarkozy a choisi ce terrain. Il y
a un premier scénario qui est en gros le suivant : on travaille moins pour travailler tous, on répartit les
gains de productivité de manière égalitaire sous forme de baisse du temps de travail. Et il y en a un
autre, selon lequel toute une frange de la population doit choisir de « travailler plus pour gagner plus »
ou d’accepter des statuts complètement déclassés. Il y a là une question d’évolution des structures
sociales, qui est très liée à la répartition plus ou moins égalitaire des revenus. André Gorz parlait d’une
« sociétés de serviteurs » quand la création de petits boulots dépend de la consommation des riches.
En Suède, qui n’est pas le paradis, mais qui est assez caractéristique de ce point de vue, les emplois de
services sont mieux payés et, d’une certaine manière, plus rares, parce que la répartition des revenus
est beaucoup plus égalitaire. On a vraiment là un choix de société qui articule la répartition des
richesses et les types d’emplois qu’on veut créer.
EM PAUTA – Mais vous trouvez que cette expression de société post-industrielle
s’applique plutôt en Europe ?
M. HUSSON – Elle s’applique bien dans la mesure où la part de l’emploi industriel diminue et la part
des services augmente, ce qui correspond notamment à un phénomène de dématérialisation de
l’activité économique. Mais la création de valeur ne se réduit pas à la production de biens physiques,
elle dépend de la production de marchandises et de leur vente, et ces marchandises peuvent tout aussi
bien être immatérielles. Sur ce point, le débat tourne un peu autour des thèses de Tony Negri selon
lesquelles, après le capitalisme industriel, nous serions entrés dans un capitalisme post-industriel,
même s’il préfère parler de « capitalisme cognitif ». Dans cette nouvelle forme de capitalisme, a
création de valeur dépendrait moins du travail productif que d’une activité intellectuelle générale, et en
fin de compte sur la connaissance.
EM PAUTA – La déréglementation mondiale du marché du travail entraînée par le
néolibéralisme, dans sa recherche du profit et du « surplus », a libéré l’économie
capitaliste définitivement des ses contraintes morales, en permettant la coexistence du
travail esclave, aux côtés du travail « au noir », de la précarisation et même du chômage.
Il s’agit, alors, d’une modernité cynique et non solidaire ? Quelles sont les valeurs mises
en évidence par ce type bizarre de « nouveau contrat social » ?
M. HUSSON – C’est un des effets majeurs de la mondialisation, de mettre directement en concurrence
les salariés. C’est peut-être la première fois dans l’histoire du capitalisme. La production de
marchandises, plutôt des marchandises physiques mais pas seulement, peut se faire à des endroits
différents et la déréglementation ayant supprimé les frontières et les écluses, les salariés peuvent être
mis directement en concurrence. Cela veut dire que si vous n’acceptez pas telle concession, on ferme
l’usine, l’entreprise ou une partie de cette usine et, puis on va dans un pays où les conditions sont plus
intéressantes du point de vue des salaires et de la réglementation du travail. Ce processus a un effet
tout à fait corrosif sur les modèles sociaux. Aujourd’hui, pour prendre l’exemple de la France, c’est
quelque chose qui pèse dans le débat, parce qu’il y a toute une série de choses qu’on ne peut plus faire,
parce qu’on vit sous la pression concurrentielle au niveau international et que ce qui est mis en
concurrence, en même temps, ce sont les modèles sociaux.
Ainsi, l’idée d’augmenter le salaire minimum ou les cotisations sociales de heurte à cet argument : on
va être plus cher, et donc on va perdre des marchés, ou on va assister à des délocalisations
supplémentaires. Ou encore : « on est dans une économie mondialisée, donc il faut être raisonnable,
réduire le coût du travail et la protection sociale, etc. ». Cela contre ce mouvement qu’il faut lutter. Et
l’alternative, notamment, au niveau européen, c’est un scénario d’harmonisation. Il y a eu un gros
débat, et plus qu’un débat, autour de cette question au moment du projet de Constitution européenne,
au moment de la directive Bolkestein sur les services, parce qu’il s’agissait de savoir si les salariés qui
iraient travailler dans un autre pays bénéficieraient de la protection sociale, des niveaux de salaire, et
en général de la législation sociale du pays où ils arrivent, le pays d’accueil, ou bien du pays d’origine.
L’enjeu était très clair : il s’agissait d’utiliser la mise en concurrence avec les salariés des nouveaux
pays membres de l’Union européenne, qui ont un niveau de protection sociale inférieur, pour faire
baisser celui des pays les plus avancés. L’autre modèle, celui de l’harmonisation consiste au contraire à
dire qu’on va faire chercher à ce que les nouveaux pays membres rattrapent les conditions sociales plus
généreuses qui sont celles des pays les plus avancés. On retrouve cette même question au niveau
mondial, et c’est pour cela que le mouvement altermondialiste met en avant des propositions qui
tendent à freiner la mise en concurrence des salariés, parce qu’elle ne profite pas non plus à terme aux
salariés des pays émergents. Le seul avantage que ces pays peuvent mettre en avant réside justement
dans leur bas niveau de salaires et de conditions sociales, et cela les empêche de progresser, autrement
dit freine le processus de rattrapage. En plus, ces pays sont souvent mis en concurrence les uns avec
les autres. C’est par exemple le cas du Mexique : il y a pas mal d’entreprises japonaises ou américaines
qui avaient investi au Mexique et qui le quittent pour aller en Asie, parce que c’est encore moins cher.
Cette mise en concurrence joue donc aussi entre les différents pays du Sud. C’est un mécanisme
infiniment corrosif pour les modèles sociaux. Cela pèse de tous les côtés. En Europe, on peut prend
aussi l’exemple allemand, qui était un exemple du capitalisme régulé, civilisé, et c’est dans ce pays
qu’on a fait les réformes les plus brutales, d’une certaine manière, de remise en cause de ce modèle
social.
EM PAUTA – Quel est l’impact, en Europe, de la crise de l’Etat Providence sur les
relations sociales et sur le mode d’organisation sociale ?
M. HUSSON – Sur l’Etat Providence, sur l’Etat Social, la tendance générale dans les pays européens,
est à son rétrécissement ou, en tout cas, à sa stagnation. Il y a deux questions-clés qui ont donné lieu à
des mouvements sociaux et qui sont une source permanente de conflits : la santé et les retraites. Dans
les deux cas, ce sont des dépenses qui augmentent plus vite que le revenu national. La santé, parce que
les gens se soignent mieux, et qu’ils ont envie de mieux se soigner ; et les retraites, parce que le nombre
de retraités augmente plus vite que la population dans son ensemble. Dans tous les pays, les réformes
de l’Etat Social vont à l’encontre de sa logique antérieure, qui était de progresser en même temps que
les besoins. Si les besoins en santé et en retraite augmentaient, l’Etat Social augmentait d’autant, en
prélevant ses ressources pour financer ces besoins sociaux. Aujourd’hui la règle du jeu consiste à dire
que la part dans le revenu national de ce type de dépenses doit rester constante - si on pouvait le faire
reculer ce serait encore mieux. Par conséquent, le procédé principal utilisé par les réformes consiste à
geler la part publique des systèmes de retraites et de santé et à favoriser le développement de la partie
privatisée : assurances privées, cliniques privées, etc., à qui seront attribuée le rôle d’accompagner la
croissance des dépenses. Mais cette logique différente conduit au développement des inégalités entre
les gens qui peuvent accéder à ces compléments de l’Etat Social et ceux qui ne le peuvent pas. De plus
en plus l’Etat Social tend à devenir un Etat minimum.
Sur l’indemnisation du chômage et les services publics, qui sont les autres piliers de l’Etat social, on
retrouve les mêmes phénomènes : privatisations des services publics comme tendance générale, et
donc augmentation des inégalités par rapport ce que permettaient les services publics. Dans le cas du
chômage, la théorie dominante en Europe, à la Commission européenne, revient à dire que ce sont les
indemnités de chômage trop généreuses qui encouragent les chômeurs à le rester. Autrement dit le
chômage serait volontaire. L’idée, enrobée de termes techniques, est d’organiser le basculement d’un
Etat « assurantiel », qui protège les gens du risque du chômage, à un Etat qui cherche à les pousser à
reprendre n’importe quel emploi, et on retrouve ici la question de la qualité des emplois. C’est une
tendance très nette. Du coup, on peut dire que l’Etat Social est en train de se séparer en trois strates. Il
y a la partie publique qu’il est difficile de remettre en cause, en raison de l’attachement à un certain
nombre de droits sociaux qui sont considérés comme des acquis et qui passent par l’Etat Social : la
santé, l’école, la retraite, etc. On constate d’ailleurs qu’en Europe, la part de ces dépenses sociales ne
recule pas tellement ; autrement dit, les libéraux ont du mal à la faire reculer, parce qu’il existe une
résistance sociale profonde. Les « réformes » libérales progressent, mais à une vitesse relativement
lente. En tout cas, cet étage de l’Etat social est bloqué. Pour l’étage supérieur, c’est la privatisation à
outrance qui revient à faire prendre en charge par l’initiative privée une partie des services publics
mais en faveur d’une couche sociale privilégiée qui peut accéder à l’école privée, à la santé privée, etc.
Enfin, en bas, on trouve à peu près dans tous les pays des mécanismes de filet de sécurité, pour
reprendre l’expression de la Banque Mondiale. Il s’agit d’une assistance minimale, vraiment minimale,
qui est réservée aux personnes les plus défavorisées. En France, on a le RMI (revenu minimum
d’insertion), la couverture médicale universelle, le minimum vieillesse, etc. Bref, on avance vers un
système à trois étages : on bloque le milieu, on développe à fond le haut, parce que c’est la
privatisation, et puis en bas, on récupère les plus défavorisés. Cela permet de dire qu’on continue à
faire du social.
EM PAUTA – Quel est le rôle des syndicats et des partis de gauche aujourd’hui ? Auront-ils
une capacité de renouvellement ?
M. HUSSON – Il y a deux points faibles, à la fois, des syndicats et des partis. C’est d’une part, dans le
cas des syndicats, la faiblesse de l’organisation au niveau européen et mondial. Alors que les capitaux
sont à peu près complètement internationalisés et mettent en concurrence des salariés de tous les
pays, les salariés de chaque pays continuent à être organisés par rapport à un interlocuteur, leur
patronat national, leur Etat national, mais qui, d’une certaine manière, n’est plus le vrai responsable
de leurs situations. Le sort d’un salarié français se décide aussi aux Etats-Unis, en Allemagne, etc., et
l’organisation sur une base nationale ne correspond plus à cet aspect de la mondialisation. C’est un
facteur de faiblesse considérable par rapport à la possibilité justement qu’ont les capitalistes de se
déplacer, ce que les salariés ne peuvent pas faire. Je crois que la faiblesse principale c’est l’absence de
projet au niveau européen. Les syndicats européens ne sont déjà pas tous d’une grande combativité,
mais quand on regarde la Confédération Européenne des Syndicats, qui rassemble les confédérations
des pays européens, on s’aperçoit qu’elle a une conception de l’activité syndicale qui n’est pas
d’élaborer des revendications, des projets au niveau européen, mais d’essayer d’améliorer ce qui se fait
au niveau des institutions européennes. Ce n’est pas complètement négatif et, par exemple, la directive
Bolkestein, qui était très dangereuse, a été en grande partie vidée de son contenu par des mobilisations
où, pour aller vite, il y avait eu jonction des altermondialistes et des syndicats européens. Il y avait là
quelque chose qui préfigure une tendance souhaitable à une européanisation du mouvement syndical
et à sa convergence avec les réseaux, les mouvements altermondialistes, c’est là que l’on peut trouver
l’émergence d’une alternative, même si depuis trois ans, ce dynamisme est en train de s’essouffler.
Sur les partis, maintenant, c’est un débat difficile à résumer, mais je dirais en gros ceci : pour changer
la situation actuelle, il faut remettre complètement en cause la répartition des revenus, parce
qu’aujourd’hui la richesse créée va de moins en moins aux salariés et de plus en plus aux plus riches, à
travers les revenus financiers. C’est vraiment ce schéma qui s’installe partout, à des degrés différents.
Il y a des pays qui sont moins inégalitaires que d’autres, c’est sûr, mais c’est la tendance générale.
En Europe, les libéraux trouvent que c’est très bien et qu’il faut que cela continue. La majorité de la
gauche, selon l’expression que l’on emploie en France, est sociale-libérale. Cela veut dire, en gros,
qu’elle n’entend pas trop toucher aux règles du jeu de la répartition des revenus, mais propose des
mesures pour limiter les effets sociaux néfastes que cela peut avoir sur la majorité de la population. Par
exemple, dans le cas du temps du travail, on le réduit, mais on n’oblige pas les patrons à embaucher
pour compenser cette baisse du temps du travail. Le pari social libéral, dans le cas français, on l’a bien
vu, c’était de créer des emplois en baissant le temps de travail, mais en compensant immédiatement
pour que cela n’augmente pas le coût du travail pour le patronat. De coup, les modalités concrètes de
cette réduction du temps de travail, ont permis au patronat de ne pas embaucher et d’intensifier le
travail avec un effet sur l’emploi inférieur à celui qu’on aurait pu attendre. La difficulté de la situation
actuelle, c’est que pour dégager les marges de manœuvre nécessaires pour une autre politique, il faut
atteindre presque immédiatement un degré d’offensive envers la bourgeoisie qui est relativement
élevé, mais que les sociaux-libéraux ne sont pas prêts à assumer. C’est pourquoi, durant les élections
présidentielles françaises, existait le sentiment qu’entre le projet de Ségolène Royal et celui de Nicolas
Sarkozy sur ces questions-là, il n’y avait pas de profonde différence. Ensuite, comme les alternatives
qui auraient pu être mises en avant avaient disparu, ce sont des points relativement secondaires qui
ont fait font basculer les gens. Nicolas Sarkozy a su jouer sur les oppositions entre salariés, en
invoquant une notion d’équité individuelle, assez élémentaire, ce qui explique en partie sa victoire.
Plus à gauche on retrouve des courants politiques dont le programme repose sur l’idée qu’on ne peut
rien changer sans toucher sérieusement à la répartition des revenus et à la manière dont fonctionne un
certain nombre de choses, comme la formation des salaires, les normes d’emploi, le droit du travail
(qui est en train d’être vidé de son contenu). Mais cette gauche radicale reste faible et, dans le cas
français, s’est évertuée à se diviser et à s’affaiblir elle-même.
EM PAUTA – La France a toujours été un important miroir politique pour le monde, en
particulier, pour ceux qui se situent « à gauche » en Amérique Latine. Quelles sont les
leçons de la défaite de Mme Royal et, de plus, qu’est-ce que signifiera, ailleurs, le
« modèle politique hétéroclite » de Sarkozy : un nouveau souffle pour la droite
néolibérale ?
M. HUSSON – Je ne sais pas si la France a des leçons à donner. Mais peut-être peut-on tirer cette
leçon de la défaite de Ségolène Royal : il faut un projet qui représente vraiment une alternative. Il faut
dire par exemple qu’on n’accepte pas les règles du jeu, et qu’on va donc modifier la répartition du
revenu ; qu’on ne considère pas que le fait que 10 % du revenu national va aux rentiers, aux revenus
financiers, soit une bonne chose et une chose immuable. Il faut affirmer que c’est en changeant cet état
de choses qu’on pourra améliorer la situation du plus grand nombre. C’est le point de départ.
Ensuite il y a des choses sur lesquelles on commence à réfléchir après la défaite de Ségolène Royal.
C’est d’une part, la question organisationnelle, autrement dit que le projet soit porté de manière
unitaire par un parti ou par un regroupement de partis. C’est aussi une grande leçon de la défaite. Une
autre idée, plus délicate à formuler, c’est que ce n’est pas tellement la logique du programme qui
compte en tant que tel. Le mouvement altermondialiste et les partis de la gauche radicale ont élaboré
de nombreux projets, mais ces projets ne sont pas portés unitairement dans le champ politique. En
même temps, ils peuvent apparaître comme archaïques ou irréalistes, parce que la mondialisation
semble tellement puissante que l’on est obligé de s’y soumettre. Et là il y a un effet de génération :
beaucoup de thèmes de la gauche radicale, d’une certaine manière, sont vécus par les générations les
plus jeunes comme l’idée de qu’il faut revenir « comme c’était avant », c’est-à-dire à une situation
qu’eux-mêmes n’ont pas connue. Les gens qui ont aujourd’hui 20, 30, voire 40 ans n’ont connu que le
chômage à 10 %. Cela fait donc partie du paysage. L’idée de dire : « on veut revenir au plein emploi »
(et même le mot « revenir »), leur fait penser que ce sont des gens qui vivent sur le passé. Quand ils
entendent « on veut développer les services publics, la protection sociale, la législation du travail », et
qu’ils voient que tout va en sens inverse, tout cela peut aussi leur sembler archaïque.
Mais les gens résistent, sont attachées à un certain nombre d’acquis sociaux, qu’ils voient bien que l’on
remet en cause. C’est une position de force de dire : « avant cela existait, il n’y a pas de raison que ce
soit remis en cause ». Cette position est renforcée par les mouvements sociaux, sur les retraites, contre
le contrat de travail pour les jeunes (CPE), et il y a eu aussi le référendum sur le projet de Constitution
européenne où le « non » a gagné. Ce sont autant de victoires partielles qui ont été obtenu et qui
manifestent l’attachement à une manière de vivre en société qu’on n’a pas envie de voir remise en
cause. Mais, sur le plan idéologique, c’est en train de basculer autour de l’idée que, finalement, tout
cela est archaïque, que cela appartient au passé et que le présent, c’est différent. Donc la gauche
radicale a un gros travail, que le Parti socialiste se pose aussi, qui est un travail de refondation. Dans
l’esprit du PS, en tout cas de sa majorité, la refondation c’est se rapprocher encore plus d’une logique
d’adaptation au système, à la Tony Blair. Et la refondation sur laquelle doit travailler la gauche
radicale, c’est de présenter à nouveau comme quelque chose de moderne des aspirations que la droite a
réussi à faire passer pour archaïques. Il faut montrer que la modernité, ce ne peut être la pauvreté,
l’exclusion, la précarité, qu’il n’y a par exemple aucune raison que la précarité soit associée aux
nouvelles technologies. Il faut construire ce type de représentation, mais ce n’est pas évident.
Sarkozy c’est un peu tôt pour le situer précisément. La plupart des commentateurs s’accordent pour
dire que c’est un phénomène politique assez bizarre. Par certains côtés, il est ultra libéral, mais il a
aussi un côté protectionniste. Au niveau européen, sa politique est en gros de dire : « Moi, je vais
prendre de mesures de baisse des impôts qui vont augmenter le déficit public, et je vous impose cela »,
alors que la règle de l’Europe libérale est qu’il ne faut pas de déficit public, ou le moins possible. C’est
un exemple, mais il y en a d’autres. Il existe donc des contradictions entre son côté libéral et son
affirmation de la nécessité d’une politique nationale. Toute la question est alors de savoir si cet alliage
bizarre a une consistance durable, si elle ne va pas voler en éclats, à mesure qu’on va constater dans les
faits les conséquences réelles de sa politique.
Pour l’instant, il fonctionne sur l’apparence. C’est quand les effets concrets ou l’absence d’effets de ses
mesures vont se manifester, et quand ses projets les plus difficiles à faire accepter à la majorité vont
être mis en œuvre, qu’on va voir si cette configuration se tient. Je pense qu’il n’est pas exclu que, dans
un ou deux ans, le « modèle Sarkozy » s’effondre complètement. Son programme de « réformes » est
en effet très ambitieux. Comme elles sont toutes articulées, imbriquées, il est obligé de les engager
presque toutes en même temps. Or, tous les gouvernements de droite précédents avaient, d’un point
de vue tactique, essayé d’étaler leurs « réformes », de ne pas les faire toutes à la fois. On en faisait une,
et si elle passait, on passait à une autre. L’échec de Dominique de Villepin (le Premier Ministre du
dernier gouvernement Jacques Chirac) sur le « contrat première embauche » (CPE), un projet de
nouveau contrat de travail pour les jeunes, est venu justement de ce qu’il a voulu accélérer le rythme.
Il avait fait passer au mois d’août 2005 le « contrat nouvelles embauches » (CNE), un contrat pour les
entreprises de moins de vingt salariés. Comme il pensait qu’il pouvait profiter de ce succès, il a lancé,
dès le mois de septembre, le CPE, qui concernait cette fois tous les jeunes, quelle que soit la taille de
l’entreprise. Le mouvement de refus s’est alors déclenché, sans doute en partie parce que le
rapprochement des deux faisait qu’on voyait trop où tout cela menait.
Le principal problème de Sarkozy, c’est qu’il veut tout faire en même temps : baisser les impôts,
réduire le nombre de fonctionnaires, modifier le contrat de travail et le financement de la Sécurité
sociale, supprimer les régimes spéciaux de retraites dans les transports, faire une nouvelle réforme des
retraites pour faire travailler les gens encore plus longtemps, et tout cela en peu de temps. L’espèce de
victoire idéologique qu’il a remportée peut éclater, si les gens constatent : « On est pris à la gorge de
tous les côtés. C’est la régression de tous les côtés ». En même temps, Sarkozy est capable (certaines de
ses premières réactions ont montré qu’il a ce sens tactique), s’il voit cette accumulation de résistance,
de décider d’étaler son programme. Mais là, d’une certaine manière, il perd aussi, parce que sa force
était justement de dire : « je vais tout changer tout de suite ».
Un scénario à la Berlusconi est aussi possible : un épuisement des effets idéologiques, assez similaires,
et le retour d’une gauche qui apparaîtrait comme un moindre mal. En tout cas, je ne pense pas que le
« modèle Sarkozy » puisse s’étendre à l’ensemble de l’Europe, parce qu’il a un élément de conflictualité
avec les autres pays à cause de cette configuration bizarre.
EM PAUTA – Il y a un bouc émissaire dans le débat sur l’insécurité en France et un peu
partout dans le monde : la jeunesse. Quel est le lien que vous faites entre jeunesse,
violence et crise du monde du travail ?
M. HUSSON – Un des thèmes sur lesquels la gauche a dû mal à faire passer sa logique est justement
celui de la sécurité, et cette question évoque une remarque de Lionel Jospin durant sa campagne
électorale en 2002. Il avait expliqué qu’il pensait auparavant que le problème de délinquance était lié
au chômage, et donc qu’en améliorant la situation sur le marché du travail pour les jeunes notamment,
on réglerait en grande partie la question de l’insécurité et de la violence. Mais la chose terrible qu’il a
dit à ce moment, c’est qu’en fait il ne croyait plus à ce raisonnement. Quant à moi, je continue à penser
que le problème se situe là, et c’est tout le débat d’interprétation de la révolte dans les banlieues, et
notamment l’introduction de la dimension ethnique. C’est cela qu’il faut absolument combattre, et qui
nourrit le discours sécuritaire et raciste, cette idée qu’il s’agirait d’une question ethnique, ou encore de
génération, d’immigration, etc. alors que pour l’essentiel une question sociale. C’est un point de clivage
absolu. Il faut effectivement apporter des réponses immédiates à cette question de la sécurité, parce
qu’il y a des situations difficiles à vivre dans les banlieues, mais sur le fond, la vraie solution c’est
d’améliorer la situation sur le marché du travail et les perspectives d’emploi pour les jeunes.
En gros, pour reprendre les expressions mêmes de Sarkozy, il y a un pourcentage de délinquants
vraiment structurés, mais ils ont un terreau qui est l’ensemble des jeunes qui n’ont aucune perspective
d’emploi. Je pense que la majorité de ces jeunes est preneur d’emploi, mais qu’ils n’en trouvent
réellement pas. Et ce rapport de force, ce poids de cette délinquance spécifique, serait complètement
réduit et circonscrit, s’il n’y avait plus ce terreau qui est la désespérance des jeunes, parce qu’ils ne
trouvent pas de boulot. Quant à la dimension ethnique, elle existe effectivement mais s’explique par les
discriminations spécifiques à l’égard des jeunes issus de l’immigration. C’est un phénomène (il y a un
organisme qui étudie cette question) qui est clairement identifié. Et cet effet de discrimination joue sur
la représentation des jeunes, qui vont, puisque qu’on leur renvoie cette dimension-là, rationaliser la
situation : « c’est parce qu’on est fils d’immigrés qu’on est rejeté ». Ils vont par contrecoup s’affirmer
sur des positions communautaristes. Cela ne veut dire qu’on réglerait tous les problèmes d’un coup de
baguette magique, mais je suis absolument persuadé qu’on aurait des possibilités d’absorption
beaucoup plus grande. Dans les années soixante, en France, il y avait des bandes qu’on appelait les
blousons noirs, qui se battaient à coup de chaîne de vélo, il y avait de choses invraisemblables, et
venait le moment où les jeunes se disaient : « On arrête de faire des conneries, on prend un boulot,
même un boulot pas terrible, on se range, on se marie, etc. ». Mais cette trajectoire est aujourd’hui
bouchée. Les jeunes de banlieue, quand ils ont envie d’arrêter de faire des conneries et de trouver un
boulot, ils n’en trouvent pas. C’est une situation complètement différente dans les trajectoires
possibles.
EM PAUTA – Actuellement, il se développe en Amérique Latine une succession de
gouvernements démocratiques, sous le signe du libéralisme. Comment voyez-vous la
situation politique et économique dans notre continent, face à des gouvernements
comme ceux du Brésil, Venezuela et Bolivie, dans la perspective des défis de la
construction d’un horizon politique alter mondialiste ou socialiste ?
M. HUSSON – La situation a effectivement changé. Si on laisse de côté les politiques à l’intérieur de
chaque pays, il me semble que l’alternative la plus intéressante, c’est l’Alternative Bolivarienne pour les
Amériques (ALBA). L’intérêt de ce projet est de créer un contrepoids à la mondialisation, en créant des
entités régionales. C’est un enjeu important par rapport au projet de Bush d’une zone de libre-échange
élargie à l’ensemble du continent. Le fait même que ces gouvernements aient pu émerger, ou que
Chávez reste en place, représente, dans le rapport des forces internationales, un signe de faiblesse des
Etats-Unis. Ils sont affaiblis militairement, diplomatiquement et politiquement par l’intervention en
Irak, ce qui laisse une brèche permettant que se développent des processus qui peuvent être des
contrepoints importants à l’emprise des Etats-Unis sur le continent. Plus généralement, l’idée d’une
union économique qui soit fondée sur l’idée d’un développement autocentré des pays est une
perspective nouvelle, progressiste et intéressante par rapport aux questions de la mondialisation, et
qui pourrait servir d’exemple à d’autres régions du monde. Il peut exister plusieurs conceptions, mais
l’idée de constituer une Banque du Sud, qui est née dans un certain nombre des pays, c’est
typiquement ce que les altermondialistes proposaient comme moyen de construire des entités
régionales.
Dans un premier temps, la mondialisation visait à l’universalité à travers l’OMC (Organisation
Mondiale du Commerce) et s’opposait à ce qu’on appelle la régionalisation. La formation de blocs, de
groupes de pays, à niveau continental, en Asie, puis en Afrique et en Amérique Latine, était considéré
comme allant à l’encontre de la mondialisation telle que la concevait l’OMC, à savoir la formation d’un
vrai marché mondial, tous les pays mélangés. Comme il y a des problèmes périodiquement aux
sommets de l’OMC, c’est ailleurs que cela se passe en ce moment, avec des accords bilatéraux, entre les
Etats-Unis et l’Union européenne, d’un côté, et tel pays et tel groupe de pays de l’autre côté. En
Amérique Latine comme ailleurs, un des enjeux est de refuser ce bilatéralisme et d’opposer un front
commun aux revendications des multinationales, qu’il s’agisse de celles des Etats-Unis ou de l’Union
européenne. Parmi les nouvelles qui nous parviennent du monde de ce point de vue, les meilleures
(sans idéaliser les processus) viennent plutôt d’Amérique Latine. Mais il y a un autre enjeu qui est de
ne pas prendre l’Europe libérale comme modèle d’une union économique. Certes, pas mal de gens
regardent comment cela se passe en Europe, mais cette question n’est pas tranchée. Cela veut dire que
reste ouverte la possibilité de faire quelque chose qui soit différent, qui soit vraiment centré sur un
autre modèle de développement que celui que cherche à imposer la mondialisation, les
multinationales, et les Etats-Unis.
EM PAUTA – Vous avez quelque chose à ajouter, un message spécial pour les
travailleurs sociaux en Amérique Latine, une catégorie professionnelle très
combattante, qui se bat tous les jours devant la souffrance du travail et les problèmes
sociaux ?
M. HUSSON – Peut-être, une remarque de méthode à propose de deux choses frappantes en Europe.
La première, c’est que quand on compare des pays qui ont un niveau de développement très différent -
je pense par exemple à un pays comme le Maroc qui a des liens historiques avec la France -, on
s’aperçoit que ce sont les mêmes processus qui sont à l’œuvre, malgré des modèles sociaux différents :
les tendances à la privatisation et à la flexibilisation sont quasiment universels. L’autre idée qui est liée
à celle-là - je ne sais pas si c’est le cas en Amérique Latine - c’est que dans l’Union européenne, on fait
énormément référence à d’autres pays pour dire : « voilà ce qu’on devrait faire. » On retrouve
constamment cette logique de comparaison des modèles, qui, en général, est faite de façon très mal
honnête, c’est-à-dire : « tel pays a réussi pour telle ou telle raison », en oubliant tout le reste. Je pense
qu’il y a une dimension d’échange, de confrontation, qui, en tous cas, en Europe, est nécessaire,
justement pour montrer que, d’une part, on est confronté aux mêmes processus, et donc qu’il faudrait
y répondre en même temps ; et, d’autre part, ce qu’on met en avant à propos d’un pays ne peut pas être
invoqué pour faire la même politique dans un autre pays, parce que, en réalité, les choses sont plus
compliquées. En France, on nous explique par exemple que les Allemands sont cela ont fait passer à 67
ans l’âge juste auquel il faut travailler, et qu’il faut donc faire la même chose.
Ce genre d’arguments est
souvent utilisé. Je pense qu’il y a une dimension internationale nécessaire à introduire pour pouvoir
comparer et répondre à ce type d’arguments en disant : « OK, les Allemands devront travailler jusqu’à
67, mais ceux qui n’y arriveront pas partiront avec une retraite diminuée d’autant ». Dans le débat
idéologique général, ces références à des expériences dont on n’emprunte que certains éléments vont
jouer un rôle croissant. En France, on parle aussi souvent du Danemark, et de son système de
« flexicurité ». On en conclut que notre marché du travail devrait être rendu aussi flexible que celui du
Danemark , mais en revanche, on ne voit pas que, sur le versant sécurité, les chômeurs danois ont des
garanties bien supérieures à ce qui existe en France. Et de cela, on n’en parle pas. Voilà pourquoi des
échanges et des confrontations entre pays permettent de couper l’herbe sous le pied à ce type
d’argument. C’est sans doute aussi le cas en Amérique Latine, où j’imagine qu’on doit expliquer qu’il
faut faire mieux que les autres, donc contre les autres.