NEW DELHI CORRESPONDANCE
L’Inde va lancer la construction, dans les prochaines semaines, d’un prototype de réacteur à eau lourde fonctionnant au thorium, qui inaugurera une voie nouvelle dans le nucléaire civil. Le premier réacteur à vocation commerciale de ce type devrait entrer en service en 2020. L’Inde est un des seuls pays au monde à envisager sérieusement cette alternative aux combustibles nucléaires traditionnels que sont l’uranium et le plutonium.
L’utilisation du thorium dans le cycle de combustion présente de nombreux avantages. Le minerai produit moitié moins de déchets radioactifs que l’uranium et est disponible en quantité supérieure. Les réserves indiennes de thorium sont ainsi estimées à 290 000 tonnes contre seulement 70 000 tonnes dans le cas de l’uranium. De plus, au rythme de consommation actuel, les ressources mondiales identifiées en uranium pourraient s’épuiser d’ici cinquante à soixante-dix ans - sauf à recourir à la surgénération, qui était mise en œuvre en France dans Superphénix.
Pour répondre à la croissance de ses besoins énergétiques, l’Inde n’a guère d’autre choix que de se tourner vers le thorium. Le pays veut augmenter la part de l’énergie nucléaire dans sa production d’électricité à 25 % en 2050, contre 3,7 % aujourd’hui, mais il manque d’uranium. L’Inde ne possède en effet sur son sol que 1 % des réserves mondiales de cet élément et n’est plus autorisé à en importer depuis 1974, date de son premier essai nucléaire.
La négociation d’un accord avec les Etats-Unis pourrait lever cette interdiction. Mais sa signature semble compromise en raison de l’opposition d’une partie de la coalition au pouvoir à New Delhi. « Si nous ne signons pas l’accord nucléaire avec les Etats-Unis, et faute de ressources suffisantes en uranium, nous devrons réviser à la baisse d’au moins 6 000 mégawatts (MW) notre objectif de production de 20 000 MW d’énergie nucléaire d’ici à 2020 », a reconnu, le 29 octobre, Anil Kakodkar, le président du département indien de l’énergie atomique.
Reste donc le thorium, qui pourrait bien devenir le combustible de l’indépendance énergétique de l’Inde. Le pays en possède le quart des ressources mondiales. « L’idée consiste à se diriger vers l’autonomie grâce aux réacteurs à thorium », a confirmé, en octobre, Abdul Kalam, ancien président de la République, qui est considéré comme un des pères de l’arme atomique indienne.
Pour ce faire, New Delhi a lancé, à la fin des années 1970, un programme nucléaire en trois étapes. Le pays a d’abord importé des technologies étrangères pour construire des centrales classiques, à eau lourde, fonctionnant avec de l’uranium et produisant du plutonium. Douze réacteurs fonctionnent déjà et quatre autres sont en construction.
Le plutonium ainsi obtenu permettra le passage à la deuxième étape en 2010, avec la construction d’un surgénérateur d’une puissance de 300 MW. Ce réacteur utilisera comme combustible le plutonium inclus dans un « manteau » de matières fertiles, constitué d’uranium. L’Inde a finalement abandonné l’idée d’utiliser un manteau en thorium, quitte à dépendre encore de l’uranium. « Nous sommes dans la même situation qu’un investisseur. Avec le peu de ressources en plutonium que nous détenons, nous préférons miser sur un manteau en uranium, car l’énergie y est produite en plus grande quantité qu’avec un manteau en thorium », explique Ratan K. Sinha, le directeur du département « développement et conception des réacteurs » au centre de recherche atomique Bhabha.
La troisième étape, qui est initiée ces jours-ci avec le prototype au thorium, mènera à l’abandon définitif de l’uranium. Elle aboutira à la construction, dès 2020, de réacteurs fonctionnant au thorium, lit-on dans le plan d’orientation publié par le département atomique indien. Le pays a déjà construit un mini-réacteur test d’une puissance de 30 MW, pouvant convertir le thorium en uranium 233, une matière fissile qui n’existe pas à l’état naturel.
Cette technologie permet désormais à l’Inde d’envisager, à terme, la construction de réacteurs qui utiliseront, comme combustibles, l’uranium 233 et une légère quantité de plutonium. « Nous avons encore besoin de temps pour concevoir des installations sûres. En 2020, nous serons les seuls au monde à produire de l’énergie nucléaire à grande échelle à partir du thorium », assure M. Sinha. La conviction que le thorium a de l’avenir est partagée par la société américaine Novastar Ressources, qui veut se placer comme leader sur le futur marché de cet élément et vient de racheter une mine aux Etats-Unis.
Lexique
Isotopes : désigne des atomes d’un même élément présentant, dans leur noyau, un nombre identique de protons, mais ayant un nombre de neutrons différent. Tous deux dotés de 92 protons, l’uranium 235 et l’uranium 238 ont respectivement 143 et 146 neutrons.
Fission nucléaire : phénomène par lequel un atome est divisé en plusieurs nucléides, émettant des neutrons et un dégagement intense d’énergie, ce qui peut conduire à une réaction en chaîne, domestiquée dans les réacteurs nucléaires.
Matière fissile : un isotope est dit fissile s’il peut subir une fission sous l’impact de neutrons. L’uranium 235 est le seul isotope fissile naturel.
Matière fertile : elle peut produire un isotope fissile à l’issue d’une réaction nucléaire : le thorium 232 capture un neutron, donne du thorium 233, lequel se transforme en uranium 233.