1. LE PT EST L’UN DES PLUS GRANDS PARTIS DE GAUCHE DU MONDE. En 2023 au Brésil, le lulisme est un courant électoralement plus large que la gauche. L’écart entre l’influence du lulisme et celui de la gauche est inégalement réparti - plus important dans le nord-est que dans le sud, par exemple - mais il est national, et cette différence de poids social et d’influence idéologique a un caractère qualitatif. La gauche brésilienne est menée par le PT, le PT est mené par le courant CNB (Construindo um novo Brasil), et le CNB est une conjonction de leaders, de parlementaires et de groupes qui répondent à l’autorité de Lula. La sympathie pour le PT, à l’échelle nationale, est constante depuis 1999, et selon les dernières données, de juin 2023, elle atteint 29% [1]. Le PSol est le deuxième parti de la gauche brésilienne, avec un résultat de 3% en 2022, ce qui indique, dans les grandes villes, un taux de sympathie un peu plus important. [2] Mais pour évaluer le rapport de forces au sein de la gauche, il faut un modèle avec bien d’autres variables : (a) l’implantation nationale, le nombre de membres ou sympathisants et le type de militantisme ; (b) l’implantation dans les mouvements sociaux (syndicaux, populaires, féministes, noirs, paysans, LGBT, étudiants, indigènes...) ; (c) la sympathie dans le monde de la culture, des arts, de l’université, dans intelligentsia ; (d) l’audience sur les réseaux sociaux ou la capacité de peser dans les discussions sur internet ; (e) la représentation parlementaire. Compte tenu de tous ces éléments, le poids du PT reste immense et, si l’on prend en compte le facteur Lula, il est écrasant. Cette influence découle de nombreux facteurs, mais le plus important, c’est que les attentes réformistes continuent de prévaloir parmi la majorité des travailleurs.
2. À GAUCHE DU LULISME, IL Y A TROIS CAMPS. Actuellement, la gauche anticapitaliste, comprise comme l’ensemble des organisations qui défendent dans leur programme la nécessité d’une révolution au Brésil, dans la diversité de ses traditions, mais avec une fragmentation qui la saigne, est divisée sur le plan tactique en trois camps : (a) dans le premier, on trouve les tendances de gauche du PT (« Démocratie socialiste », « Articulation de la gauche » et « Travail ») qui soutiennent et/ou participent au gouvernement Lula, bien qu’ayant des positions critiques à l’égard des alliés de la coalition, et qui misent en priorité sur la réélection de Lula qui, toutefois, aura 81 ans en 2026 ; (b) le deuxième, ce sont les courants qui constituent le bloc majoritaire du PSol et qui ont défendu la non participation au gouvernement, mais qui le soutiennent face à l’opposition d’extrême droite, tant au Congrès que dans la rue, en préservant leur indépendance pour voter contre et critiquer, laissant ses membres prendre des positions en leur nom propre et au nom des mouvements sociaux qu’ils représentent, et qui misent sur une recomposition qui fait de Boulos une référence publique ; (c) le troisième est la partie de la gauche radicale qui se positionne comme une opposition de gauche, parmi lesquels les plus représentatifs ont présenté trois candidatures à la présidence en 2022, le PSTU, le PCB et l’UP ; eux misent sur leur auto-construction, sans figure dirigeante commune. Le rapport des forces entre les trois camps est très asymétrique. Le camp du PSol est quantitativement plus important que le camp du PT de gauche, et le troisième est qualitativement tellement plus petit que les deux autres qu’il est déjà en marge de la discussion qui s’amorce.
3. LES ESPÉRANCES RÉFORMISTES NE MEURENT PAS D’ELLES-MÈMES. Les leçons qui ressortent d’un siècle de confrontations à gauche, à l’échelle internationale, entre les organisations réformistes et les plus radicales, s’articulent autour d’une question centrale : en dehors d’une situation révolutionnaire, la majorité des travailleurs ne rompra pas avec les directions modérées. Ce n’est que lorsque tous les espoirs de solutions négociées auront été épuisés que le défi d’une rupture pourra gagner une majorité parmi les exploités. La lutte révolutionnaire exige une patience historique inépuisable. Mais la sortie de la marginalisation n’est pas possible sans une accumulation préalable, qui ne peut être réalisée de manière improvisée dans le feu de l’action. L’expérience des gouvernements de coalition dirigés par le PT a été interrompue par le coup d’État institutionnel de 2016. C’est la clé pour comprendre la capacité de résilience du lulisme. Aucun des autres partis de gauche ne pèse suffisamment au sein des masses populaires. Ce sont des organisations dont la présence est limitée aux secteurs d’avant-garde, même le PCdoB, qui est incomparablement le plus important. Le fait de gagner la direction de syndicats et des mandats électifs peut entretenir une dangereuse illusion d’optique. Les travailleurs appuient même assez fréquemment les révolutionnaires à la tête de leurs syndicats parce qu’ils les connaissent personnellement et qu’ils sont honnêtes et combatifs. Ils peuvent aussi les élire au parlement. Mais cela ne permet pas de conclure qu’ils veulent qu’ils gouvernent. Ils ne le font pas, parce qu’ils craignent le radicalisme. Contrairement à ce que beaucoup pensent de manière trop hâtive, le soutien à Lula a une dimension programmatique, tandis que le vote pour des révolutionnaires à la présidence d’un syndicat ou pour des députés est une affaire de personne. Le PSol est le seul à avoir conquis un petit espace qui lui est propre, essentiellement lors des élections des députés. Mais il y a une exception, et elle est de taille. Dans la ville de São Paulo, Boulos a devancé la candidature du PT en 2020. C’est pourquoi sa candidature en 2024 est bien plus qu’une tactique électorale. Boulos concentre sur sa personne un pari stratégique.
4. IL Y A TROIS STRATÉGIES POUR L’APRÈS-LULA. Nous sommes face à l’un de ces rares moments où une question centrale s’impose : qu’adviendra-t-il de la gauche brésilienne après Lula ? Il n’y aura pas de transition sans conflit. Le facteur clé de ce processus sera la lutte des classes, qui conditionne l’évolution du rapport de forces social et le sort du gouvernement Lula. Malgré la victoire électorale, la longue phase défensive des luttes sociales n’a pas été inversée, le pays reste fracturé, et l’extrême droite conserve une influence sur un quart de la population, une autorité sur la masse de la bourgeoisie, une majorité dans les classes moyennes, et une influence sur une partie des travailleurs qui ont un contrat de travail, notamment dans le sud-est et le sud. Le pari de la gauche du PT est défensif, il s’agit de maintenir les positions et de défendre la position dirigeante du PT en tant qu’instrument politique de représentation des travailleurs, en luttant pour ses positions internes et en soutenant Lula jusqu’au bout. Mais personne ne sait si Lula pourra ou non se présenter en 2026. S’il se présente, qu’il gagne ou non, la succession au sein du PT sera ajournée, de même que la réorganisation de la gauche. Mais s’il ne se présente pas, l’éventualité que l’aile gauche du PT présente une candidature contre Haddad aux primaires est peu probable. Même si elle le fait, elle ne sera guère en mesure d’obtenir la visibilité que Juan Grabois, par le biais de Patria Grande, a obtenue lors des primaires péronistes du mois d’août. Le résultat le plus probable serait une candidature Haddad avec un profil et un programme alignés sur les positions les plus modérées du PT, tout comme Sergio Massa chez les péronistes. Il en résulte qu’une éventuelle réorganisation de la gauche reposera essentiellement sur un affrontement à l’extérieur du PT, et non en son sein. Le PSol est le mieux positionné sur cette voie, et le choix de de Boulos comme tête de file concentre cet espoir, même s’il ne remporte pas les élections à São Paulo en 2024. S’il gagne, tout s’accélérera. Quant aux partis à gauche du PSol, ce sont des groupes de propagande résignés, semble-t-il, à un rôle d’éternelle opposition de témoignage.
5. QUE NOUS APPREND L’HISTOIRE ? La dernière fois que la question s’est posée, c’était il y a 45 ans. Entre 1978 et 1980, en l’espace de deux ans, un processus accéléré par la première vague de mobilisations ouvrières, syndicales et populaires a débouché sur une lutte politique frontale au sein de l’opposition. La gauche se divisait alors en trois camps : (a) ceux qui ont défendu jusqu’au bout le maintien de la gauche au sein du MDB, sous la direction des libéraux, comme le PCB, le PCdoB, le MR-8 ; (b) ceux qui pensaient que la crise de la dictature créerait les conditions pour qu’une organisation révolutionnaire gagne une influence de masse ; (c) ceux qui comprenaient la nécessité du PT comme médiation pour disputer la direction des masses au MDB et à Brizola dans la lutte contre la dictature. Le rôle de premier plan joué par Lula dans les grèves de l’ABC a ouvert la possibilité d’une réorganisation qui, avant tout, a modifié le rôle du PCB, qui, jusqu’en 1964, avait été le principal vecteur de représentation de la gauche au Brésil. La question est de savoir si le cycle historique du PT se terminera ou non par une phase post-Lula.
6. POURQUOI LA STRATÉGIE DE LULA A-T-ELLE ÉTÉ COURONNÉE DE SUCCÈS ? Quelles leçons a-t-on tirées du processus engagé en 1978-80 et qui a connu un saut qualitatif entre les élections directes de 1984 et les premières élections présidentielles de 1989 ? Pourquoi le PT a-t-il supplanté le PCB ? Pourquoi cela a-t-il pris dix ans ? Nous pouvons identifier la rare combinaison de cinq facteurs centraux, en passant du plus objectif au plus subjectif : (a) le premier est l’impact de la crise chronique de surinflation sur la vie d’une nouvelle génération de travailleurs urbanisés qui se sont tournés vers les syndicats pour se défendre et ont découvert leur force de frappe sociale à travers les grèves qui se sont alors succédées ; (b) le deuxième a été la fragilisation de la dictature militaire, après quinze ans au pouvoir, et le glissement lent mais ininterrompu de la majorité des classes moyennes et du peuple vers l’opposition, tandis que la direction libérale-bourgeoise du MDB misait sur le refus du conflit et le calendrier électoral pour une transition lente et sans danger du gouvernement Figueiredo/Golbery ; (c) la troisième est l’explosion de la direction du PCB avec le retour de Luís Carlos Prestes, le conflit fractionnel qui a conduit à l’éviction du dirigeant historique légendaire et la capitulation devant la direction du MDB ; (d) la quatrième est la réunion des trois composantes fondamentales, par-delà leur poids inégal, qui ont fait le pari de la construction du PT pour renverser la dictature, faire imploser le plan de transition négocié et affronter Tancredo Neves, Ulysses Guimarães, Franco Montoro, mais aussi Leonel Brizola, pour la direction de l’opposition : les syndicalistes de la métallurgie, des banques, de l’enseignement, du pétrole, entre autres ; les courants de gauche qui s’étaient réorganisés dans la clandestinité et la gauche sociale et populaire catholique ; (e) le dernier et le plus aléatoire des facteurs a été la personnalité, l’engagement et les capacités de Lula, parce que son rôle personnel fut irremplaçable. Cela a pris dix ans, mais paradoxalement cela a été rapide. Dix ans peuvent sembler une éternité à l’échelle d’une vie, mais à l’échelle de l’histoire, c’est vertigineux. L’affirmation d’un parti de gauche, avec un ouvrier métallurgiste à sa tête, une « révolution » dans la conscience politique d’une génération, cela ne fut possible que grâce à de multiples raisons, dont la principale est que le PT a su être ferme dans la lutte contre la dictature, et qu’il a su s’opposer aux gouvernements de Sarney, Collor, Itamar et Fernando Henrique.
7. UN CARREFOUR HISTORIQUE. La lutte pour le leadership de la gauche dans la phase post-Lula va se dérouler dans un processus dont le rythme est encore imprévisible, peut-être plus lent, mais inexorable. Cette lutte a déjà commencé et a connu cinq moments décisifs : (a) les élections de 2018 en furent le premier, et la tactique de présentation de la candidature de Boulos, basée sur la défense du Front Unique et l’identification de Bolsonaro comme ennemi principal, a permis de générer beaucoup de respect au premier tour, renforcé par un engagement loyal au second tour, qui a été fatal à Ciro Gomes ; (b) le deuxième fut, côté positif, la présence du PSol dans la campagne « Lula Livre » et, côté négatif, l’absence de la majorité de la gauche radicale extérieure au PT ; (c) le troisième, ce furent aux les élections municipales de 2020, l’extraordinaire performance de Boulos [à Sao Paulo], mais aussi de Manuela D’Ávila [à Porto Alegre], qui s’est profilée comme une dirigeante féministe d’envergure nationale ; (d) le quatrième a été la campagne « Bolsonaro dehors !! » en 2021, au cours de laquelle Boulos s’est affirmé comme l’orateur le plus populaire à Sao Paulo et s’est confirméé comme une référence au plann national ; (e) le cinquième ont été les élections de 2022, au cours desquelles le Psol a, pour la première fois, soutenu le PT dès le premier tour, et Boulos a été élu avec le plus grand nombre de voix de tous les député de gauche du pays. Ce sont ces bons résultats qui positionnent le PSol avec Boulos comme porte-parole, mieux que quiconque, dans la perspective de ce qui est devant nous.
8. BOULOS COMME CHOIX STRATEGIQUE. Un des dangers qui nous menace est le divorce entre les « génies » de la politique et les « docteurs » de la révolution. Il y a une partie de la gauche qui ne s’intéresse qu’aux débats tactiques, et une autre qui ne se préoccupe que de discussions programmatiques. Les premiers se concentrent sur la sélection des candidats et des alliances pour les postes de maires, ainsi que pour les sièges de conseillers municipaux pour 2024. Les seconds polémiquent sur l’actualité de la théorie de la révolution chez Lénine, Trotsky, Luckács ou Gramsci. Tous ces débats et controverses ont leur importance. Mais ils ne doivent pas être dissociés les uns des autres et n’ont de sens que si la stratégie est claire. Dans les années à venir, il y aura trois camps au sein de la gauche radicale : (a) ceux qui s’aligneront sur la défense du PT, quelle que soit l’issue du gouvernement Lula, et même si Haddad se confirme comme son héritier ; (b) ceux qui continueront à s’opposer à Boulos, à l’intérieur ou à l’extérieur du PSol, dans l’espoir qu’il sera possible de déborder à la fois Lula et Boulos par la gauche ; (c) ceux qui défendront l’idée que Boulos est le leader le mieux placé pour impulser une réorganisation de la gauche brésilienne qui ait l’élan nécessaire pour construire un instrument de lutte qui pèse parmi les masses, supérieur à ce qu’est le PT aujourd’hui
9. DEUX « NÉGATIONNISMES ». Sans une vague de contestation, une recomposition « à froid » de la gauche n’est pas une hypothèse vraisemblable. Mais entre la précipitation qu’imposerait une étape pré-révolutionnaire et le maintien de la situation actuelle favorable à la réaction, on peut envisager plusieurs scénarios intermédiaires. Le Brésil n’est pas « volcanique » comme l’Argentine, mais les plaques tectoniques bougent ici aussi. L’argument fort de ceux qui misent encore sur le PT, même s’il est dirigé par Haddad, est que le PSol est beaucoup plus petit. Mieux vaut un PT mal organisé que désorganisé. Il s’agit d’un « négationnisme » conservateur qui traduit une adaptation aux pressions d’un appareil gigantesque. Ceux qui parient sur la possibilité de construire un parti véritablement révolutionnaire, le « PRRR », ont l’argument fort que le PSOL est un parti électoral, donc réformiste, et que Boulos n’est pas digne de confiance. C’est une autre forme de négationnisme. Le PSOL est un parti sans délimitation stratégique, mais il a déjà démontré qu’il acceptait dans ses rangs tous les super-révolutionnaires qui sont prêts à construire, loyalement. La méfiance à l’égard de la personne de Boulos est un point de vue qui dépolitise. Le renouveau de la gauche sera générationnel, mais également programmatique. L’enjeu est de lutter pour la mobilisation des masses et de dépasser le néolibéralisme. Et ensuite ? Ensuite, comme l’a dit un jour Napoléon, nous improviserons.
Valerio Arcady