En effet, le retour de Lula s’accompagne de trois défis majeurs : apporter des améliorations concrètes des conditions de vie de la population, relever le pays de la crise économique et sociale dans laquelle il est plongé et mettre fin à la menace que continue à représenter l’extrême droite au Brésil. Retour sur les deux premiers mois du gouvernement.
Une victoire serrée dans un contexte électoral polarisé
C’est dans un contexte de crise économique, politique et sociale que se déroule l’élection d’octobre 2022. Cette crise multidimensionnelle n’est toutefois pas nouvelle : elle s’inscrit dans une séquence ouverte par les soulèvements populaires de 2013, qui a débouché sur l’impeachment de Dilma Rousseff (Parti des Travailleurs) en 2016 puis la montée de l’extrême droite sous sa forme bolsonariste. Mais elle s’accentue durant la pandémie du Covid-19 : le négationnisme de Bolsonaro a mené à la mort plus de 700 000 personnes, la forêt amazonienne était en flammes, les peuples indigènes ont été chassés par l’orpaillage illégal, les membre de la communauté LGBTQIA+ agresséEs et tuéEs en pleine rue, tout comme les populations noires et pauvres entassées dans les favelas, régulièrement victimes d’interventions policières militarisées se soldant par la mort de dizaines d’innoncentEs. La pandémie marquait aussi le grand retour du chômage de masse, de la faim, du basculement de la pauvreté à la misère pour des milliers de familles retournées à vivre dans la rue, sans compter les taux d’inflation sans précédent. Malgré ce bilan catastrophique, Bolsonaro a tout de même réussi à gagner des soutiens auprès de l’armée, des églises évangéliques, de plusieurs secteurs du patronat ainsi que l’adhésion d’une partie non négligeable de la population à un projet politique néofasciste qu’il n’a pas réussi à concrétiser par la voie légale au cours de son mandat.
Dans ce scénario où il devenait urgent d’enlever le pouvoir à Bolsonaro, Lula était le seul à faire le poids. À vrai dire, Lula et le PT étaient déjà en capacité de bloquer Bolsonaro durant la pandémie si le parti avait décidé de mobiliser et soutenir les manifestations revendiquant l’impeachment. Or, alors que toute la gauche, les mouvements sociaux, syndicaux et même la droite prenaient la rue malgré les risques élevés de propagation du virus, l’ex-métallurgiste a préféré opter pour une tactique qui visait à maintenir le président d’extrême droite au pouvoir,
l’isoler politiquement et le tuer à petit feu, afin de construire un scénario électoral dans lequel un Bolsonaro affaibli aurait fait face à un Lula érigé en héros et en symbole de la lutte pour la démocratie. Il s’agissait donc de construire les conditions d’une victoire électorale en écartant la possibilité, pour les milieux patronaux, de présenter une troisième candidature libérale à même de vaincre Lula. La bourgeoise l’a tenté, sans succès, en se tournant vers l’ex-ministre de la justice bolsonariste et figure publique de l’opération « Lava Jato », Sergio Moro [1], qui aurait pu incarner l’opposition aux deux autres candidats, si sa popularité et sa crédibilité n’avaient pas été depuis largement mises à mal. Avec Bolsonaro dans la course, il n’y avait cependant pas d’espace pour un troisième candidat de poids.
Ainsi, les élections de 2022 se sont déroulées dans un contexte extrêmement polarisé où le patronat s’est retrouvé à faire un choix entre Lula et Bolsonaro. En même temps, Lula était confronté à un dilemme : s’unir avec l’ensemble de la gauche et présenter un programme social qui réponde aux besoins urgents de la population, tout en cherchant le soutien des milieux patronaux avec lesquels il s’est toujours allié.
Les contradictions du gouvernement de Lula
Voir apparaître un large front pro-Lula de la gauche à la droite n’est donc pas étonnant. Tout d’abord, parce que Lula a toujours mené un gouvernement de collaboration de classe. C’est justement pour sceller son engagement vis-à-vis de la bourgeoisie qu’il a nommé Geraldo Alckmin à la vice-présidence, qui, il faut le rappeler, avait soutenu le coup d’État institutionnel contre Dilma Rousseff en 2016. Peu de leçons ont été tirées à ce niveau-là. Ensuite, il faut rappeler qu’une partie du patronat brésilien a tourné le dos et s’est progressivement désolidarisée de Bolsonaro suite à ses tentatives de déstabilisation de la démocratie au cours de l’année dernière. Pour ne citer qu’un exemple, nous pouvons mentionner l’organisation d’une manifestation bolsonariste lors du 1er mai 2022 dans le cadre d’une campagne anti-démocratique féroce dont les deux revendications principales étaient la suppression de la Cour suprême et une réforme du système électoral. Deux mois plus tard, un manifeste en défense de la démocratie était publié et soutenu par des associations patronales industrielles et bancaires.
Si l’unité tactique avec la droite était nécessaire dans les mobilisations en défense de la démocratie, l’intégration de celle-ci au gouvernement est une grave erreur pour plusieurs raisons. D’abord, le moment historique que vit le Brésil nécessite que toutes les forces soient déployées pour faire reculer la menace de l’extrême droite. Pour ce faire, il n’y a pas de raccourci : il faut prendre des mesures radicalement sociales afin d’améliorer concrètement les conditions matérielles d’existence de la population et affaiblir la base sociale bolsonariste. Ensuite, il faut garder à l’esprit que la montée en puissance de l’extrême-droite a émergé grâce à une crise politique, celle de la perte de confiance envers les gouvernements du PT. À ce moment historique, où le danger d’une montée de l’extrême droite est toujours présent, on ne peut pas se permettre de réappliquer les mêmes recettes en espérant obtenir un résultat différent. Au final, les unions larges composées par la droite et la gauche comportent des contradictions : les secteurs les plus à gauche vont essayer de faire pencher vers la gauche la politique du gouvernement tandis que les secteurs libéraux vont tenter de la positionner le plus à droite possible.
Ces contradictions trouvent d’ores et déjà leur expression dans ce premier trimestre : alors qu’une hausse réelle et considérable du salaire minimum aurait été nécessaire pour permettre à une énorme partie de la population de sortir la tête de l’eau, l’augmentation de celui-ci est restée marginale, voire dérisoire en compensant à peine la hausse du coût de la vie. À cela s’ajoute le fait que les taux d’intérêt soient parmi les plus élevés au monde, près de 14 %, asphyxiant ainsi le crédit à la population. L’exemple de la politique monétaire est très représentatif des contradictions du gouvernement : la Banque centrale brésilienne, qui fixe ces taux, est un organe indépendant dont le président n’est pas élu dans les mêmes temporalités que le gouvernement fédéral. Cela étant, son actuel président, Roberto Campos Neto, n’est rien d’autre qu’un bolsonariste fidèle et par ailleurs le petit-fils d’un technocrate notoire de la dictature militaire, Roberto Campos, ex-ministre de la Planification du 1964 à 1967. La « loi sur l’autonomie » de la Banque, adoptée en 2021, cristallise la séparation entre cette institution et le gouvernement, et permet le mandat de Campos Neto pour une durée de quatre ans. De son côté, Lula ne se gêne pas pour dénoncer publiquement la hausse indécente des taux d’intérêt, sans pour autant révoquer cette loi permettant la confiscation de la Banque centrale par les milieux financiers, qui comptent parmi les plus gros secteurs de la bourgeoisie à l’avoir soutenu [2]. Cette mainmise des milieux financiers sur la politique monétaire brésilienne ne date pourtant pas de Bolsonaro. Lors de son premier mandat, Lula avait nommé à la tête de la Banque centrale Henrique Meirelles, qui avait présidé la BankBoston à l’échelle internationale. Il a notamment été l’un des premiers à déclarer publiquement son soutien à la candidature de Lula aux présidentielles de 2022, voyant en lui la garantie d’une poursuite de cette politique.
Un programme social fort pour passer des promesses à la réalité
Toujours est-il qu’en dépit de cette politique historique de collaboration de classe, un nouveau gouvernement PT offre tout de même de gros espoirs pour la classe des travailleurs et des travailleuses qui attend beaucoup de Lula en matière de regain du pouvoir d’achat, d’accès à l’emploi, de droit au logement, d’investissements massifs dans la santé et l’éducation notamment. Ce nouveau gouvernement offre également un cadre plus favorable à la gauche et aux mouvements sociaux pour sortir dans les rues et faire entendre les revendications étouffées par le gouvernement précédent. Lula n’a d’ailleurs pas manqué le coche en faisant une entrée historique à la cérémonie d’investiture, entouré par des militantEs des mouvements sociaux devenuEs la cible de Bolsonaro. Certaines figures de ces mouvements composent par ailleurs le gouvernement, c’est le cas d’Anielle Franco – sœur de Marielle Franco – nommée ministre de l’Égalité raciale, ou encore Sonia Guajajara, figure de proue de l’Association des Peuples Indigènes du Brésil (APIB) et députée élue par le PSOL à Brasilia, qui a pris la tête du ministère des Peuples indigènes, devenant la première femme indigène ministre dans l’histoire du pays. Ces investitures accordent une visibilité et une reconnaissance importante à des catégories de la population historiquement opprimées et redonnent de l’espoir et de la capacité d’action à ces mouvements. Pour ces derniers, faire élire l’ex-syndicaliste et assurer qu’il puisse prendre des fonctions de fait constituaient les deux premiers défis. Il faut maintenant qu’il parvienne à appliquer son programme. Reste également la lutte permanente contre l’extrême droite qui doit être poursuivie sans relâche. À ce sujet, Lula a réaffirmé son engagement après la tentative de coup d’État du 8 janvier dernier, en désignant les putschistes néofascistes par leur nom et en prenant des mesures sévères pour punir les coupables.
Cependant, force est de constater que le soutien de Lula au camp des oppriméEs et des exploitéEs reste pour le moment plus symbolique que matériel. Nous avons déjà mentionné la hausse des taux d’intérêt et la faible augmentation du salaire minimum et cela malgré le fait que le gouvernement travaille en même temps avec les confédérations syndicales à l’élaboration d’une nouvelle politique de revalorisation salariale. Dans la configuration gouvernementale actuelle, adopter des mesures sociales ambitieuses implique inévitablement de se confronter aux intérêts de ses propres alliés. Comme nous l’avons évoqué précédemment, Lula fait des clins d’œil à la fois à gauche et à droite. D’un côté, l’ex-métallurgiste marche main dans la main avec le Mouvement des Sans Terre et nomme la militante écologiste Marina Silva à la tête du ministère de l’Environnement ; de l’autre côté, il confie la Planification à l’ex-candidate à la présidence Simone Tebet, qui incarne les intérêts de l’agro-business et des grands propriétaires terriens. Les défis sont donc aussi grands que les espoirs car on ne peut pas redistribuer les richesses tout en préservant les intérêts d’une minorité de privilégiéEs. Lula a fait certes un pas en direction de la redistribution en révoquant à juste titre une loi promulguée sous le gouvernement Temer qui instaurait un plafonnement des dépenses publiques. Mais cela reste insuffisant si on ne met pas en place une réforme fiscale d’ampleur permettant enfin de rendre imposables les grandes fortunes, les héritages, les bénéfices et les dividendes. C’est la seule voie possible pour lutter contre les inégalités sociales et dégager les moyens nécessaires pour garantir des services publics de qualité à la population. Au Brésil, l’un des pays les plus inégalitaires au monde, plus de 60% des contribuables soumis à l’impôt sur le revenu touchent moins de 6 000 R$ par mois (environ 1084 €). Tandis que, pendant la campagne électorale, Lula avait promis d’exonérer cette couche du salariat de l’impôt sur le revenu, cette mesure ne s’applique pour l’instant qu’aux revenus inférieurs à 2640 R$ (environ 477 €).
À l’instar des questions économiques, d’autres questions sociales et environnementales restent ouvertes. Tout comme la problématique de la sauvegarde de la forêt amazonienne, la protection des peuples Yanomami est extrêmement urgente. Grâce à ses actions et engagements, le gouvernement a su gagner la confiance et le soutien sur la scène internationale. Il n’en reste pas moins que l’apport de nourriture et soins aux victimes du massacre indigène n’est pas suffisant s’il ne s’accompagne pas d’une abrogation de la loi de présomption de bonne foi, facilitant l’orpaillage illégal qui est la cause principale du génocide Yanomami. Cette loi, qui a d’ailleurs été promulguée en 2013 par un député petiste, stipule que les simples déclarations sur la légalité de la provenance de l’or suffisent pour le commercialiser, alors qu’on estime qu’environ 30% de l’or vendu au Brésil provient de l’orpaillage illégal.
Dans le secteur de l’éducation, il est urgent de retirer la contre-réforme dite « des nouveaux lycées » qui, en baissant le niveau de formation nécessaire pour pouvoir enseigner dans les lycées, dégrade les conditions de travail de l’ensemble des enseignantEs. Le refus du nouveau ministre de l’Éducation, Camilo Santana (PT), de toucher à cette réforme, témoigne non seulement d’un mépris vis-à-vis des salariéEs de l’éducation, déjà sous-payéEs et faisant les frais de la pénurie des ressources dans le secteur, mais aussi d’une continuité de la politique de Michel Temer par qui la réforme a été proposée en 2017.
La mobilisation comme seule voie pour arracher des victoires significatives
Au final, si la réélection de Lula est synonyme d’espoir, on ne peut pas se faire d’illusions sur l’application d’un programme de réformes radicales permettant des améliorations significatives des conditions de vie des travailleurs/euses et des personnes pauvres. Au contraire, c’est à la gauche et aux mouvements sociaux de profiter de l’espace qu’ouvre cette nouvelle séquence politique pour arracher des victoires. La mobilisation dans la rue, les lieux de travail et d’étude servira à mettre la pression pour que le gouvernement ne cède pas aux revendications de la droite qui essaie de réaliser son agenda néolibéral. De son côté, la gauche radicale doit maintenir son indépendance politique afin de participer et soutenir les mouvements populaires dans la défense d’un programme de rupture avec toute forme de collaboration de classe. Les luttes démocratiques et sociales sont en outre indispensables pour éradiquer tout héritage lié au bolsonarisme car si une victoire électorale était nécessaire, le combat contre l’extrême droite n’est absolument pas terminé. Seule la mobilisation populaire permanente pourra permettra de la faire reculer pour de bon.
Gabriella Lima