Honorer la mémoire de Marijke nécessite de mobiliser de nombreux qualificatifs.
Marijke était une personne extrêmement intelligente. C’était une scientifique attachée à la raison, à la rigueur et à l’intégrité dans l’appréhension du réel : les faits, les faits, les faits, d’abord les faits, car « Un fait vaut plus qu’un lord maire »…
Marijke était biologiste, au sens profond, existentiel, du verbe « être ». Il s’agissait de bien plus que d’une profession : une formation de la pensée. Comme l’a souligné Pips, Darwin était son héros. Comme lui, Marijke avait de la curiosité, de la sympathie et de l’empathie pour tout ce qui vit.
L’idée que l’humanité fait partie de la nature tout en étant distincte des autres animaux, l’idée en d’autres termes que l’histoire humaine s’imbrique dans l’histoire naturelle tout en obéissant aussi à des lois sociales, qui ne sont pas « naturelles », relevait pour Marijke de l’évidence. Pour elle, l’essentiel de ces questions avait été résolu par son maître à penser, dans son deuxième grand ouvrage, « La filiation de l’Homme », hélas moins bien connu que « L’origine des espèces ». Comme Patrick Tort, Marijke voyait la civilisation comme un « effet reversif » de la sélection naturelle.
Les biologistes de la trempe de Marijke ne sont jamais des poissons froids. On songe à Stephen Jay Gould, à Rachel Carson, et bien d’autres humanistes. Marijke était une personne d’une grande maîtrise, d’une grande pondération. Elle ne parlait pas à la légère, et toujours sur un ton mesuré. Mais l’indignation face à l’exploitation, aux oppressions, à la brutalité et à la lâcheté bouillonnait en elle, et affleurait dans son discours.
« Stille water, diepe gronden » : ce dicton flamand - qui n’a pas vraiment d’équivalent en français - éclaire assez bien, je pense, la personnalité de notre camarade. Marijke était une personne passionnée à la passion calme mais intense. Quand elle parlait, on sentait une grande détermination, une force morale ancrée sur des bases très solides où les considérations personnelles n’étaient jamais à l’avant plan.
Marijke était radicale au sens de Marx : pour résoudre un problème, il faut en identifier la racine rationnellement, et agir en conséquence, révolutionnairement. Elle maîtrisait les catégories du matérialisme historique - mode de production, rapports de production, classes et couches sociales, capital, surproduit social, valeur, plus-value, etc. - mais c’était le contraire d’une dogmatique. Esprit libre, Marijke ne craignait pas de quitter les sentiers battus lorsque la réalité l’imposait.
Outre la lutte syndicale, à laquelle elle a participé en tant qu’enseignante, l’apport de Marijke a été particulièrement important à deux niveaux : le féminisme et l’écosocialisme. Dans les deux cas, il s’agissait de dépasser les limites, voire les oeillères, d’une certaine tradition marxiste, patriarcale et productiviste.
Avec d’autres militantes, regroupées dans la Commission femmes de la Section belge, Marijke a joué un rôle clé dans le combat pour la dépénalisation de l’avortement. Si les femmes du Mouvement Ouvrier Chrétien ont été convaincues de se rallier à la proposition de loi Lallemand/Herman-Michielsens, c’est à ces camarades qu’on le doit. Ce fut une énorme victoire pour l’émancipation dans notre pays. Quelques années plus tard, Marijke rempilait et jouait un rôle de premier plan dans la vaste campagne unitaire « Femmes contre la crise ».
En parallèle, Marijke a été une des premières dans la Quatrième Internationale, et la première dans la section belge, à prendre la pleine mesure des terribles menaces barbares découlant de la chute vertigineuse de la biodiversité, de la perturbation irréversible du climat, de l’empoisonnement chimique et radioactif de la planète. Elle y consacrait une rubrique régulière dans nos journaux, « La Gauche » et « Rood ». Dès le début des années 80, dans le cadre d’une journée de formation, elle interpellait les membres de la section belge en soulignant la nécessité d’aller au-delà des changements structurels indispensables, notamment en mangeant substantiellement moins de viande.
Depuis une quinzaine d’années, Marijke travaillait sur l’écoféminisme, concept privilégié pour faire converger les deux grands combats de sa vie militante. Tout en se distanciant des conceptions essentialistes de certaines autrices pour qui les femmes sont « par nature » plus écologistes que les hommes, elle ne cachait pas son admiration pour l’engagement d’une Vandana Shiva. Elle ne craignait pas de souligner que la domination des femmes et la domination de la nature ont plus que des similitudes de forme : ce sont deux faces d’une même médaille.
Excellente pédagogue, Marijke mettait un point d’honneur à exprimer les choses les plus compliquées en termes simples. Ses qualités d’enseignement, sa sincérité, son humanité et son dévouement lui ont valu l’estime et la reconnaissance de très nombreuses personnes. C’est en particulier le cas des activistes femmes des pays du Sud qui ont eu la chance de suivre ses formations à l’Institut d’Amsterdam, dont Marijke a été codirectrice pendant quatre longues annnés.
Marijke était modeste. Elle détestait les m’as-tu-vu, les arrivistes, les nombrilistes de tout poil. Et ne supportait pas les beaux parleurs - généralement mâles et très prolixes - qui croient qu’utiliser ou inventer beaucoup de mots compliqués leur donne la qualité de « philosophes ».
La vie militante est faite de nombreuses défaites, de quelques succès et de pas mal de désillusions personnelles, avec leur lot de mesquinerie et de jalousie. Marijke en a parfois souffert, mais cela n’a pas remis en question sa fidélité au marxisme révolutionnaire, féministe, internationaliste et écosocialiste. En cette époque de narcissisme débridé, cela mérite un immense respect que nous devons à sa nature droite, intègre et à sa volonté farouche de lutte.
Dans les dernières années du siècle passé, l’exemple de Marijke m’a encouragé à faire moi aussi usage de ma formation scientifique pour aider notre courant politique à prendre en compte la centralité de la crise écologique globale. C’est peu dire que je lui en suis reconnaissant.
Au nom de la section belge de la Quatrième Internationale, et de la Quatrième Internationale, je rends hommage à notre camarade Marijke, jadis Lida de son pseudonyme.
En mon nom personnel, je salue une amie très chère, à qui je dois beaucoup.
Companera Marijke, presente !
Alain Tondeur