Une fois encore, des centaines de milliers de personnes se mobilisent dans les rues et sur les autoroutes numériques. De Katmandou à Delhi, en allant jusqu’à Bangkok et Rangoun, à l’est, une vague de mécontentement revendique le respect des droits humains. À Katmandou, des femmes manifestent pour demander la fin des violences et du « modèle patriarcal profondément enraciné dans les esprits ». Les klaxons de voiture retentissent et des casseroles résonnent dans les rues de Rangoun, une cacophonie qui appelle à la libération de Aung San Suu Kyi. En Inde, des manifestations d’une ampleur sans précédent font rage dans tout le pays – « des protestations d’agriculteur·rices », qui vont au-delà de la religion, du genre, de la caste et des écarts de revenus pour défendre les droits des personnes les plus vulnérables et précieuses pour le pays, celles qui nous nourrissent. En Indonésie, des militant·es se battent contre la cybersurveillance et la stigmatisation.
Du Népal au Myanmar, des mouvements de protestation, qui semblent être motivés par des intérêts différents, ont une chose en commun : ils sont menés par des citoyen·nes qui appellent à la justice et à la reconnaissance. Ces protestations viennent du bas, elles émergent des racines de la société, de ses fondations, et rassemblent étudiant·es, mères et agriculteur·rices qui se regardent les yeux dans les yeux et se souviennent que malgré leurs différences, ilset elles sont tous égales·aux quant à leur droit de manifester.
Mais le sont-ils vraiment ?
Chaque personne a le droit inaliénable – un droit qui ne peut pas être retiré – de participer à une manifestation non-violente. Néanmoins, nous sommes témoins des limites de ce droit collectif fondamental, lorsque des gouvernements, au contraire, adoptent une attitude de résistance et de violence face au militantisme.
Un récent rapport établi par Forus, se basant sur des données recueillies dans 27 pays, montre que les organisations de la société civile, les défenseur·ses des droits humains et les écologistes subissent de nombreuses formes de harcèlement.
« Les populations ne seront pas réduites au silence » : Les manifestations prennent un virage numérique
Ces dernières semaines, nous avons nous-mêmes été témoins d’un climat d’intimation grandissante, avec des restrictions légales et réglementaires, de la stigmatisation et des attaques personnelles qui jaillissent face à des manifestations violentes en ligne et dans la rue.
« Même si l’armée essaye d’arrêter des personnes, le nombre de manifestants au Myanmar se multiplie », rapporte l’Alliance pour le développement en Asie (ADA). « Réunissons-nous par millions pour faire tomber les dictateurs », écrit l’activiste Khin Sandar sur Facebook, réseau très populaire dans le pays, et qui a été utilisé comme moyen de partage de contre-propagande, de tactiques et de slogans.
La désobéissance civile et les campagnes contre le coup d’État militaire du 1er février ont été les plus importantes de ces dernières décennies. Les professionnel·les de la santé, les étudiant·es et les travailleur·ses exigent la fin de la dictature militaire une fois pour toute, pendant que des milliers de personnes appellent à la libération du leader civil Aung San Suu Kyi et à ce que le présent et le futur du Myanmar reviennent dans les mains de la population civile.
Les inquiétudes grandissent, cependant, à cause des possibilités de violence et d’attaques numériques au moment même où les militant·es anti-coup d’État pressent les sympathisant·es à descendre dans les rues en masse et les généraux militaires déploient des troupes dans les grandes villes. Le 28 février a connu le plus lourd bilan jusque-là, avec au moins 18 personnes tuées quand les forces armées ont ouvert le feu sur les manifestant·es.
« Les organisations de la société civile ont une longue expérience de la vie et du travail sous un régime militaire et des défis que cela entraîne », relate Daniel Santos do Carmo du FONGTIL (le forum des ONG du Timor Leste). Cependant, « plus la dictature militaire durera, plus les droits humains au Myanmar seront aliénés », prévient l’ADA.
Avec l’aide de l’ONG Centre japonais pour la coopération internationale, l’ADA a récemment mis en place une boîte à outils sur la protection de la vie privée en ligne afin de protéger les militant·es et la société civile de la région préoccupé·es par la sécurité sur Internet. Alors que les réseaux sociaux apparaissent comme un nouveau champ de bataille, tout en étant étroitement liés aux récentes manifestations, les militant·es ne sont pas seulement des cibles dans la rue, mais également sur Internet.
Une nouvelle loi de cybersécurité proposée par l’armée du Myanmar ordonne que les fournisseurs de service internet retirent de la toile tout contenu « incitant à la haine, perturbant l’unité, la stabilité et la paix » dans le pays. Certaines infractions proposées sont passibles de jusqu’à trois ans de prison et de lourdes amendes. Dans une lettre collective rassemblant plus de 160 signataires, la société civile, dans tout le Myanmar, a décrié la loi qu’elle considère comme une violation des droits humains tels que « les droits à la liberté d’expression, à la protection des données et de la vie privée, et d’autres principes démocratiques sur l’espace en ligne. »
« L’armée essaye de réprimer la voix du peuple en coupant l’accès à Internet – une violation évidente du droit à la liberté d’expression. Mais les habitants du Myanmar ne seront pas réduits au silence », rapporte le collectif Support Myanmar.
Le groupe a développé une carte en directe pour signaler aux militant·es les mouvements de police, les postes d’assistance médicale et les barrages routiers. Ils ont aussi créé des guides de protestation sur la sécurité personnelle et numérique.
Plusieurs gouvernements justifient la censure d’Internet et la surveillance numérique étatique sous couvert de « cyber-souveraineté ». Le « syndrome de Big Brother » potentiellement expansible, surtout en ce contexte de COVID-19, accentue les inquiétudes d’oppression civique, et ce avec un nouveau virage numérique.
En Indonésie, « il y a eu des cyberattaques contre des militants qui critiquaient les politiques gouvernementales de gestion du COVID-19. Le compte WhatsApp d’un ami et militant a été piraté, et celui-ci a ensuite été accusé d’inciter à la rébellion et aux discours de haine. Les cyberattaques et les tentatives de piratage ont aussi ciblé des journalistes et leurs comptes de réseaux sociaux », déclare Tatat Sukarsa, du Forum international des ONG pour le développement de l’Indonésie (INFID).
D’après des données recueillies par le Réseau pour la liberté d’expression en Asie du Sud-Est (SAFEnet), plusieurs cas d’attaques numériques visant des militant·es, des travailleur·ses et des étudiant·es ont eu lieu depuis l’épidémie du COVID-19 en Indonésie. Ces attaques prennent la forme de piratages de comptes Instagram, de prises de contrôle de numéros WhatsApp, de tentatives de connexion sur des comptes Twitter et d’autres menaces en ligne. Selon une récente étude, près de 70 % des Indonésien·nes ont maintenant peur d’exprimer leurs opinions en ligne.
Népal : Marches des femmes et droits numériques
En même temps que les mesures restrictives se sont accrues, la société civile a continué de faire campagne pour défendre son espace légitime de différentes façons. Au Népal, malgré un climat politique tendu et un espace civique de plus en plus touché par la pandémie du COVID-19, des collectifs de femmes font résonner la voix du peuple et s’engagent directement auprès des communautés et des circonscriptions locales pour insuffler un changement significatif.
« Comment s’assurer qu’il n’y ait pas d’écart entre la loi et le progrès social ? L’angle politique doit avancer en accord avec l’angle social afin de s’assurer que les jeunes garçons et les jeunes filles fassent partie de la discussion qui mettra fin au cycle toxique de discrimination de genre », explique Jesselina Rana, une militante de 25 ans installée à Katmandou. Elle est la fondatrice de l’entreprise sociale Pad2Go qui promeut la santé menstruelle au Népal, et de la plateforme numérique « Nepali Feminist », qu’elle a fondée en 2017 en réponse au « manque d’espaces, au Népal, où les jeunes féministes peuvent parler de leurs problèmes en toute sécurité. »
« L’espace numérique a vraiment donné l’opportunité aux gens de prendre part à la conversation. La plupart des personnes accordent de l’importance aux manifestations dans la rue, mais souvent, nous ne nous rendons pas compte que manifester est un privilège. Les personnes en situation de handicap, par exemple, n’ont pas toujours ce pouvoir », explique Rana. « La possibilité de rester anonyme sur les plateformes numériques est aussi quelque chose de très important. J’ai lu un tweet récemment qui disait « qu’il n’existe pas de voix silencieuses, seulement un manque d’espace pour qu’elles soient entendues », et je pense que les réseaux sociaux nous ont donné la possibilité de s’approprier cet espace plutôt que d’attendre qu’on nous le donne. »
Aujourd’hui, des marches de femmes sont organisées à travers le Népal pour protester contre divers cas de viol et d’abus sexuel où il n’y a eu aucune arrestation. Des manifestant·es protestent également contre une récente proposition gouvernementale qui oblige les femmes à demander au gouvernement local et aux hommes de leur famille la permission de voyager à l’étranger. De Facebook à TikTok, des activistes poursuivent aussi leur combat en ligne, afin d’exprimer leur opposition et de proposer des solutions.
« L’activisme numérique au Népal est encore peu développé dans l’ensemble, et ce, en raison du manque de connectivité et d’accès à Internet dans la plupart des régions », indique Rana. « Une majorité de l’activisme numérique se passe en anglais et beaucoup de personnes essayent dorénavant d’obtenir les informations en népalais et dans de nombreuses langues indigènes locales. Il y a encore beaucoup de travail à effectuer et il est vrai que parfois, l’espace numérique peut perpétuer les inégalités mêmes qu’il essaye d’éliminer. »
Des organisations spécialisées dans les droits numériques telles que Body & Data travaillent à ce que les femmes et les membres de la communauté LGBTQ s’engagent davantage sur les espaces numériques afin de promouvoir leur autonomie et leur pouvoir. Selon Shubha Kayastha, cofondatrice et directrice exécutive de Body & Data, les militant·es féministes et membres de la communauté LGBTQ sont non seulement les premières cibles de menaces et de harcèlement numériques, mais ils sont aussi les leaders de la lutte contre la violence en ligne à leur encontre et à celle de leurs communautés.
« Dans une étude conduite au Népal parmi des défenseuses des droits en matière de sexualité et de genre, 88 % des participantes ont raconté avoir été témoins de violence sur internet et 52 % en ont elles-mêmes été victimes. Il existe aussi en ligne des robots informatiques et des comptes payants pour attaquer et troller les activistes, les féministes et autres penseuses progressistes. Il s’agit d’attaques personnalisées qui utilisent leur sexualité et leur corps comme champ de bataille », dit Kayastha.
Les mouvements de protestation qui apparaissent dans la région Asie-Pacifique sont le résultat à la fois de mouvements passés et actuels, et de courants géopolitiques. Les citoyen·nes veulent s’écarter de toute forme d’oppression et de violence afin de construire un « nouveau monde normal », un monde où les droits ne sont pas quelque chose qu’il faut exiger, mais des éléments précieux, promus et protégés par tous. Alors que des formes de protestation plus généralisées, créatives et radicales surviennent, comment aller de l’avant ?
Lire l’article original en anglais sur le site de The Diplomat
ABRUZZINI Bibbi
SINGH Jyotsna M.
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