Le blanchiment massif des coraux de la Grande Barrière de corail, dû à la hausse des températures mondiales, a poussé des scientifiques à mettre au point un nouveau moyen de défense impressionnant : recomposer les nuages pour mieux bloquer les rayons du soleil.
Les chercheurs ont utilisé une turbine montée à l’arrière d’un bateau pour projeter des panaches d’eau de mer au-dessus de la surface de l’océan. Ces embruns s’évaporent et le résidu salé monte vers les nuages de basse altitude, dans lesquels il favorise la formation de minuscules gouttelettes d’eau. La capacité de ces nuages à renvoyer le rayonnement solaire à ondes courtes [dans l’espace] s’en trouve renforcée. Et cela empêche les rayons du soleil d’atteindre en grande quantité la mer de coraux située en dessous et de la réchauffer.
“Le récif est en train de se faire massacrer”, telle est l’explication nette et sans bavure que donne l’océanographe Daniel Harrison, maître de conférences à l’université Southern Cross [de Coffs Harbour, en Australie], pour indiquer pourquoi il juge nécessaire de recourir à un procédé aussi extraordinaire, testé pour la première fois l’année dernière au large de la côte nord-est de l’Australie.
Transfomer artificiellement l’environnement
Daniel Harrison dirige des essais sur le terrain de cette technique connue sous le nom d’“éclaircissement des nuages marins”. Son travail s’inscrit dans le cadre d’une campagne plus vaste – et controversée – menée dans la région Asie-Pacifique pour lutter contre le changement climatique en transformant artificiellement l’environnement. C’est ce que l’on nomme la géo-ingénierie, qui consiste également à modifier les précipitations et à retirer du dioxyde de carbone de l’atmosphère, par exemple.
La géo-ingénierie connaît un intérêt croissant dans les milieux scientifiques et parmi les responsables politiques, alarmés par l’état de la situation environnementale.
Néanmoins, elle continue de laisser sceptiques de nombreux chercheurs et organisations environnementales internationales, qui soulèvent cette importante question : les gouvernements et les entreprises ne risquent-ils pas d’utiliser l’atténuation des problèmes obtenue grâce à ces nouvelles technologies comme une excuse pour éviter de réduire drastiquement les émissions responsables du réchauffement de la planète ?
Les pionniers de la géo-ingénierie au niveau mondial insistent néanmoins sur le fait que cela pourrait faire partie des grandes solutions pour résoudre la crise climatique.
Atténuer les effets du changement climatique
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (le Giec) des Nations unies définit la géo-ingénierie comme “un vaste ensemble de méthodes et de technologies mises en place à grande échelle dans le but de modifier délibérément le système climatique afin d’atténuer les effets du changement climatique”.
On distingue souvent deux grandes catégories de techniques : d’une part, celles de gestion du rayonnement solaire (GRS), qui visent à refroidir temporairement la Terre en renvoyant le rayonnement solaire dans l’espace ; d’autre part, celles d’élimination du dioxyde de carbone, qui consistent à séquestrer physiquement le gaz à effet de serre présent dans l’atmosphère.
Le projet d’éclaircissement des nuages de la Grande Barrière de corail de Daniel Harrison n’en est qu’à ses débuts, avec une petite équipe et un budget modeste d’environ 300 000 dollars [266 034 euros] pour son premier essai mené en 2020. Mais celui-ci a déjà prouvé qu’il était possible de produire des gouttelettes d’eau de mer en quantité suffisante grâce à ce procédé de fabrication de brouillard artificiel.
Réduire le rayonnement du soleil
Le laboratoire de Daniel Harrison est le plus important de la planète à se consacrer à la Grande Barrière de corail. Celle-ci a failli être inscrite sur la liste du Patrimoine mondial en péril par les Nations unies en début d’année 2021, mais l’Australie est parvenue à éviter ce classement – et les responsabilités en matière de protection qui en découlent – grâce à un intense lobbying.
Daniel Harrison explique qu’il faudrait décupler le dispositif actuel (en utilisant environ 3 000 buses au lieu de 320) pour produire suffisamment de particules pour éclaircir les nuages voisins d’environ 30 %. D’après des modélisations effectuées par son équipe, cela permettrait de réduire de près de 6,5 % le rayonnement solaire touchant le récif sur une période d’environ deux mois pendant l’été.
Pour en arriver là, l’opération nécessiterait l’installation de 800 à 1 000 stations afin de couvrir les 2 300 kilomètres de la Grande Barrière de corail, ce qui prendra du temps : une dizaine d’années pour un essai complet, selon Daniel Harrison.
Etudier les conséquences du refroidissement
Mais sa technique d’éclaircissement des nuages ne convainc pas tout le monde. Ainsi, le climatologue Masahiro Sugiyama, professeur associé à l’université de Tokyo, fait partie de ceux qui réclament davantage d’études sur son efficacité et ses conséquences éventuelles.
“Un refroidissement ponctuel d’un endroit entraîne un changement des flux atmosphériques, et nous ne savons pas quels pourraient en être les effets négatifs”, met-il en garde.
Malgré le scepticisme de certains, on assiste en Asie à une hausse de la demande de projets d’ingénierie des nuages. Les pouvoirs publics y voient en effet une arme potentielle pour lutter contre les incendies de forêt et les inondations. Cela pourrait également favoriser la production d’énergie hydroélectrique, selon Dwipa Wirawan, de l’Agence nationale indonésienne pour la recherche et l’innovation (la Brin).
Habituellement, l’ensemencement des nuages dans les climats froids consiste à injecter de l’iodure d’argent ou une substance similaire dans l’atmosphère pour imiter les noyaux de glace. Les nuages génèrent ainsi davantage de cristaux de glace, qui tombent ensuite sous forme de flocons de neige ou fondent en gouttes de pluie, en fonction de la température.
Ensemencer les nuages avec du sel
Dans les pays tropicaux comme l’Indonésie, la prédominance des nuages chauds implique de recourir à une technique différente. Du chlorure de sodium (autrement dit, du simple sel) est couramment utilisé comme semence pour les grosses gouttelettes d’eau. Lorsque celles-ci tombent, elles entrent en collision avec des gouttelettes plus petites sur leur chemin vers le sol, ce qui accroît l’intensité des précipitations. Ces dernières années, le pays a utilisé des fusées pyrotechniques pour envoyer des produits chimiques d’ensemencement directement dans les nuages.
Dwipa Wirawan et ses soixante collègues géo-ingénieurs du département de modification du temps de la Brin n’ont pas chômé cette année, passant leur temps à se rendre en avion d’une région à une autre. De mars à septembre, la prévention des incendies dans certaines parties de Sumatra et de Bornéo a représenté l’essentiel du travail de leur département. Au début de l’année, l’Indonésie a eu recours à l’ensemencement des nuages pour atténuer la gravité des inondations autour de l’agglomération de Jakarta, en déclenchant des pluies précoces avant que les nuages ne s’approchent de la capitale du pays.
Prévenir les incendies
L’opération, qui s’est déroulée de février à mars, a fait chuter les précipitations tombées sur l’agglomération de Jakarta à 112,8 millimètres, contre 188 millimètres les dix jours précédents. Un niveau inférieur à la moyenne de 114,2 millimètres enregistrée pour la même période au cours des dix dernières années, selon les données de la Brin.
L’ensemencement des nuages a aussi été utilisé inversement pour prévenir les incendies dans la province du Kalimantan du Sud, de mars à avril cette année. Cela a provoqué 186,4 millimètres de précipitations dans la province, soit plus de 50 % de plus que le mois précédent, et 17 % de plus que la moyenne enregistrée au cours de la même période de 2011 à 2020.
Chaque opération d’ensemencement de nuages prend en général une trentaine de jours et coûte plus de 10 000 dollars [8 860 euros] par jour, explique Dwipa Wirawan. S’ils trouvent le bon type de nuages, il y a “80 % de chances que des pluies ‘surviennent’. Quand on ensemence les nuages le matin, la pluie tombe dans l’après-midi, et aussi plus tard dans la soirée, sous l’effet de réactions en chaîne.”
Augmenter les précipitations
Dans l’ensemble, l’ensemencement des nuages a permis une hausse des précipitations de 20 à 30 % lors d’opérations visant à augmenter la production d’électricité et les capacités d’irrigation des lacs et des barrages, selon M. Sutrisno, le coordinateur des services de modification des conditions météorologiques à la Brin.
Au départ, l’Indonésie s’est inspirée de l’exemple de la Thaïlande dans ce domaine. Ce pays, déjà deuxième exportateur mondial de sucre, et qui aspire à devenir la “cuisine du monde”, est un gros producteur de céréales, d’huile de palme, de maïs, de poisson, de bœuf et de poulet.
Les pouvoirs publics thaïlandais considèrent que les pluies artificielles sont essentielles pour prévenir les dommages pouvant être causés aux cultures par les aléas météorologiques. Le secteur agricole représentant environ 10 % du produit intérieur brut du pays, l’eau est donc essentielle à la subsistance d’environ 8 millions de familles.
Sept centres de production de pluie
Le Bureau royal de la fabrication de pluie et de l’aviation agricole a fait de la modification des conditions météorologiques une priorité, augmentant le budget qui lui est consacré de 30 % au cours des cinq dernières années. Il prévoit par ailleurs de mettre en place sept centres de production de pluie d’ici l’an prochain, dans une démarche visant à éliminer les pénuries d’eau dans presque toutes les régions touchées par la sécheresse, d’ici à 2037.
Cette année, les pouvoirs publics ont fait effectuer plus de 4 000 vols d’ensemencement des nuages entre février – date à laquelle la Thaïlande entre dans la saison sèche – et octobre. La pluie est tombée dans 64 des 76 provinces du pays sur une période de 221 jours, soit un taux de réussite de 80 %, selon le Bureau royal.
Par ailleurs, signe que les émissions de dioxyde de carbone restent hors de contrôle, on note un intérêt croissant pour les techniques de récupération de CO2 libéré dans l’atmosphère. Mais la technologie la plus avancée, connue sous le nom de “captage direct dans l’air” (CDA, ou DAC, en anglais), n’en est encore qu’à ses balbutiements, et certains la considèrent comme une stratégie de dernier recours pour une planète mal en point.
Extraire le dioxyde de carbone de l’air
L’idée du CDA est d’extraire le dioxyde de carbone de l’air pour le réemployer. Le gaz peut être stocké dans des formations géologiques profondes ou utilisé pour fabriquer des produits tels que du carburant, des produits chimiques, des boissons gazeuses ou des matériaux de construction. Lorsque le gaz est enfoui sous la surface de la terre, il est définitivement retiré de l’atmosphère, ce qui peut même aboutir à des émissions négatives de CO2.
Diverses approches sont utilisées pour ce faire. Dans le cas d’un procédé par voie humide, on fait passer l’air à travers des solutions chimiques qui éliminent le dioxyde de carbone, tout en renvoyant les autres gaz constitutifs dans l’environnement. On peut aussi utiliser une technologie solide [ou voie sèche] de captage direct du CO2 dans l’air par des filtres qui se lient chimiquement à lui. Une fois chauffés, ces filtres libèrent le gaz concentré, qui peut alors être capturé pour être stocké ou utilisé.
Prévenir les effets du changement climatique
Pour Wim Thiery, climatologue à l’université belge Vrije Universiteit Brussel, l’élimination du dioxyde de carbone fait partie des outils nécessaires pour prévenir un changement climatique catastrophique : “De nombreux scénarios tablant sur un réchauffement de 1,5 °C supposent des émissions nettes nulles vers 2050, puis des émissions nettes négatives dans la seconde moitié du XXIe siècle.”
D’après les conclusions du Giec en 2018, il se peut qu’après 2050 on ait besoin de capturer et d’enfouir des milliards de tonnes de dioxyde de carbone.
Mais le CDA est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre que les procédés déjà existants, qui prélèvent le dioxyde de carbone dès son émission dans des installations industrielles comme des centrales électriques au charbon. Le CDA est coûteux, plus difficile à développer à grande échelle et nécessite des technologies plus sophistiquées, car il traite des concentrations de gaz bien plus faibles.
Un procédé complexe et onéreux
Le captage et le stockage de CO2 (CSC) dans l’industrie revient actuellement de 60 à 120 dollars [de 53 à 106 euros] la tonne de dioxyde de carbone capturé, indique Mhairidh Evans, analyste en chef chez Wood Mackenzie, contre 600 dollars [532 euros] ou plus par le CDA, car il faut énormément d’énergie pour porter l’air à très haute température pour extraire le CO2.
Ceux qui critiquent cette technologie pour son coût estiment également que ses bénéfices sont trop faibles. Selon un rapport publié en juin par la Coalition for Negative Emissions (CNE), les projets en cours de développement dans le monde ne permettraient d’éliminer qu’environ 150 millions de tonnes de dioxyde de carbone d’ici à 2025, ce qui ne fait vraiment pas grand-chose par rapport à l’ensemble des émissions mondiales, qui ont atteint le chiffre record de 59 milliards de tonnes en 2020.
Un axe de développement important au Japon
Les groupes de défense de l’environnement craignent par ailleurs que le CSC ne fasse perdre à l’humanité un temps précieux, alors qu’elle ne peut pas se le permettre. Pour Greenpeace Japon, “il ne faudrait pas que le programme soit financé par des fonds publics au détriment des investissements dans les énergies renouvelables et en faveur de l’amélioration de la performance énergétique”, ni servir de raison pour justifier la construction de nouvelles centrales électriques à combustibles fossiles.
Les projets de captage direct du CO2 dans l’air constituent néanmoins [malgré leur coût] une composante importante de nouveaux axes de recherche comme le programme de R & D Moonshot, lancé par le Japon en 2020, un plan d’1 milliard de dollars qui s’intéresse notamment à la lutte contre le réchauffement climatique.
Parmi les recherches japonaises actuelles sur le CDA figure un projet mené conjointement par l’université de Nagoya, l’université des sciences de Tokyo et la société Toho Gas de Nagoya. Il vise à exploiter l’énergie libérée lors de la transformation du gaz naturel liquéfié (GNL) en gaz pour être acheminé dans les foyers et les entreprises.
Recycler le gaz pour l’industrie
La technique CDA employée consiste à absorber le dioxyde de carbone dans une solution alcaline, qui passe ensuite dans une tour de désorption pour libérer le gaz à basse pression. Après cela, le CO2 est refroidi au GNL dans une cuve de sublimation où il se transforme en un solide : la neige carbonique (également appelée “glace sèche”). Cette neige carbonique, que l’on connaît parce qu’elle permet de créer le brouillard utilisé comme effet scénique dans les concerts et les pièces de théâtre, peut ensuite être utilisée à diverses fins industrielles ou être stockée.
Il existe au Japon un autre projet de CDA, en phase encore peu avancée, qui fait appel à des agents biologiques : à l’Institut national japonais des sciences et technologies industrielles avancées (l’AIST), Souichiro Kato tente de récupérer le dioxyde de carbone en modifiant génétiquement une bactérie, la Ralstonia eutropha. Grâce à cette technologie, on pourra “non seulement diminuer les quantités de dioxyde de carbone, mais aussi le transformer en une ressource” comme du bioplastique, assure le chercheur.
Injecter le dioxyde de carbone sous terre
Que faire des grandes quantités de dioxyde de carbone capturé ? C’est un épineux problème que s’attachent à résoudre des chercheurs au Japon dans le cadre d’un autre volet d’études. Le pays ne peut en effet stocker qu’environ 140 milliards de tonnes de ce gaz sur son territoire, selon l’Institut mondial du CSC ; il lui faut donc exploiter des capacités présentes dans d’autres pays. L’Asie du Sud-Est propose souvent des solutions intéressantes, car elle compte de nombreux gisements de pétrole et de gaz épuisés qui pourraient être utilisés pour injecter du dioxyde de carbone sous terre, nous a expliqué un responsable du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie japonais.
En juin, le Japon, les États-Unis, l’Australie et dix pays d’Asie du Sud-Est ont lancé l’Asia CCUS Network [réseau asiatique de CSUC, pour captage, stockage et utilisation du dioxyde de carbone] afin de mettre en place une collaboration en la matière. “L’Asie du Sud-Est dispose d’un beau potentiel, mais elle n’a pas d’argent pour l’exploiter. Ce sont donc le Japon, les États-Unis et l’Australie qui apporteront les financements nécessaires”, a précisé un responsable du gouvernement japonais.
Des projets pilotes en Chine
Un autre projet du réseau concerne le lancement de la première opération de captage et de stockage du dioxyde de carbone d’origine industrielle en Asie du Sud-Est par des sociétés japonaises en partenariat avec des organismes indonésiens. L’objectif est de capturer le dioxyde de carbone issu de la production de gaz naturel dans le champ gazier indonésien de Gundih et de commencer à l’injecter sous terre d’ici à 2025.
En Chine, premier pays émetteur mondial de gaz à effet de serre, le captage du CO2 fait officiellement partie des efforts déployés pour atteindre l’objectif ambitieux de neutralité carbone d’ici à 2060. Mais l’engagement à court terme du pays en faveur de cette technologie laisse un peu dubitatif.
“Les décideurs chinois font preuve d’une grande tiédeur [en termes de CSUC]. Seuls des projets pilotes ont été mis en place jusqu’à présent, et aucun d’eux n’a pu être déployé à grande échelle pour l’instant”, a indiqué Yan Qin, analyste bilan carbone chez le fournisseur de données Refinitiv.
Encore un long chemin à parcourir
China Petrochemical (également connu sous le nom de Sinopec) a annoncé en juillet la construction d’un projet CSUC dans la province côtière du Shandong. Avec une capacité de captage annuelle d’1 million de tonnes, c’est de loin le plus grand des 40 projets CSUC en cours d’exploitation ou de construction en Chine, selon un rapport publié en juillet par l’Agence chinoise de planification de l’environnement (la CAEP, une agence gouvernementale).
Mais, même une fois achevé, il ne permettra de réaliser qu’une infime partie de l’objectif des 1,82 milliard de tonnes de dioxyde de carbone que Pékin a déclaré vouloir capturer d’ici à 2060. Cet écart abyssal au niveau des chiffres en dit long sur le chemin qu’il reste à parcourir avant que la géo-ingénierie ne devienne une arme indispensable dans la lutte contre le réchauffement de la planète.
Akane Okutsu
Erwida Maulia
Apornrath Phoonphongphiphat
Ck Tan
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.