La victoire du 30 avril 1975 a mis fin à trente-cinq ans d’occupations et de guerres presque ininterrompues : invasion japonaise, reconquête française, escalade militaire américaine. Les guerres franco-américaines furent parmi les plus terribles tant par leur durée que par leur violence. Elles restent sans équivalents en plus d’un aspect. Le prix payé par les Vietnamiens en témoigne : des millions de morts, d’estropiés, d’orphelins, de personnes déplacées… Mais qui s’en souvient ? Revenant sur cet événement majeur, trois décennies plus tard, les médias français n’ont pas contribué à réveiller le souvenir d’un des conflits les plus dévastateur du siècle. Le devoir de mémoire s’impose pourtant à nous, en Asie comme en Afrique.
On ne saurait en effet oublier les crimes commis au Viêt-Nam au nom des peuples —français puis américains— par les gouvernements et les états-majors. Le Viêt-Nam a été le banc d’essai de nouvelles techniques et conceptions de la guerre contre-révolutionnaire. C’est déjà vrai pour la période française avec l’encadrement de la population, les ratissages, l’usage en grand des hélicoptères, le recours de plus en plus systématique à la torture : tout est bon pour briser le moral du « viet ». C’est encore vrai de la période américaine.
L’escalade militaire
L’engagement US au Viêt-nam fut par plus d’un aspect sans précédent ; il reste sans véritable équivalent aujourd’hui encore. Les USA ont mobilisé leurs immenses moyens industriels et scientifiques pour développer des armes de destruction massive qui ont fait des ravages parmi la population : bombardements en tapis par les forteresses volantes B52, bombes de 500 kg ou à fragmentation —conçues pour multiplier des blessures impossibles à soigner—, napalm au feu dévorant, création de zones de tirs libres où chaque être humain pouvait être abattu en toute légalité impériale… L’aviation US a déversé sur le petit théâtre d’opération indochinois deux fois plus de tonnages d’explosifs que ce qui fut largué durant la Seconde Guerre mondiale. Le Sud Viêt-Nam (le plus touché) a reçu « une tonne de bombes à la minute pendant trois ans » selon l’image du Washington Post (cité par Alain Ruscio dans le supplément de l’Humanité consacré à cette question).
L’industrie chimique fut largement mise à contribution. En dix ans (1962-1971), l’aviation US a déversé cent mille tonnes de défoliants toxiques pour détruire la végétation qui offrait un couvert aux forces vietnamiennes — dont le fameux « agent orange », particulièrement dangereux. La guerre chimique menée par les USA a provoqué un véritable désastre tant en matière écologique que de santé publique : destruction des forêts de mangroves, empoisonnement des sols, présence de dioxine dans la chaîne alimentaire… Aujourd’hui encore, des enfants sont contaminés. Les spécialistes vietnamiens en étudient les conséquences : cancers (dont une leucémie), déficits immunologiques, malformations congénitales, atteintes du système nerveux… La guerre finie, des Vietnamiens ont déposé plainte devant un tribunal de New York pour crime de guerre contre des firmes américaines (Monsanto, Hercules Inc., Dow Chemicals…). La plainte a été rejetée bien qu’en 1984, sept entreprises aient versé 180 millions de dollars à dix mille vétérans US. Une campagne de solidarité avec les victimes de l’agent orange n’en est pas moins toujours en cours : huit cent mille personnes ont déjà signé une pétition de soutien. (1) Un combat d’actualité !
Au Sud Viêt-nam, le corps expéditionnaire américain a compté jusqu’à 550000 GI’s, et l’armée du régime saïgonnais plus d’un million d’hommes. Les moyens de détection les plus sophistiqués pour l’époque ont été mis en œuvre afin de capter les communications ennemies et guider les opérations, repérer les battements de cœur d’une personne cachée dans un souterrain ou suivre du ciel les déplacements nocturnes grâce à la chaleur corporelle... « Phénix », un plan systématique d’assassinat sélectif, a coûté la vie à des milliers de cadres révolutionnaires, repérés grâce aux services de renseignement, aux ratissages, à la politique de terreur menée dans les villages où les quartiers, à la torture infligées aux prisonniers.
La guerre fut aérienne, conduite de loin : de la flotte US ou des bases arrières implantées en Thaïlande ; une guerre comme aseptisée par la distance pour les pilotes et techniciens. Mais elle fut aussi menée sur le terrain, dans un quotidien sanglant. Des premiers conseillers US au Sud Viêt-nam jusqu’aux bombardements terroristes du Cambodge, l’escalade meurtrière ne fut pas que militaire, mais aussi démographique, sociale, économique, diplomatique, idéologique... Géographique même, avec son expansion à tout le théâtre indochinois. L’impotence du régime saïgonnais a d’abord conduit à l’américanisation ouverte du conflit. L’enlisement physique et le pourrissement moral du corps expéditionnaire US a en retour conduit à une nouvelle « vietnamisation » des combats.
Après chaque échec, Washington a augmenté la mise. Pour mieux la contrôler, la population rurale a été regroupée en hameaux stratégiques. Puis une réforme agraire a été proclamée en vue de constituer une couche de paysans aisés liée à l’économie néocoloniale ; censée apporter son soutien au régime contre-révolutionnaire. Enfin la structure sociale du pays a été plus radicalement bouleversée encore par la politique d’exode rural et d’urbanisation forcée, par le développement d’une très artificielle économie de guerre, par l’éradication systématique de tout pôle de résistance sociale dans les entreprises.
Et pourtant…
L’impérialisme US, genou à terre : les limites de la puissance
Retour sur image : Saigon, le 30 avril 1975. Le personnel US, massé sur le toit de son orgueilleuse ambassade, est évacué dans la plus grande précipitation par les hélicoptères de combat, pour être emmené sur les porte-avions de l’armada navale qui cingle au large. Image d’une débâcle, touche ultime et spectaculaire de la première défaite majeure essuyée dans une guerre par la superpuissance américaine. L’instant, saisissant de symboles, est capté par les caméras de télévision ; il fait le tour du monde. Le lendemain, les manifestations du Premier Mai célèbrent la victoire vietnamienne.
La paix n’est certes pas acquise : un autre conflit sanglant se profile —avec le Cambodge de Pol Pot et la Chine de Deng Xiaoping cette fois. Mais l’événement n’en est pas moins proprement historique.
Si la guerre américaine au Viêt-nam fut à ce point totale, c’est que sa portée aux yeux de Washington était mondiale. En prenant le relais d’un impérialisme français défait, le gouvernement US voulait porter un coup d’arrêt décisif aux dynamiques révolutionnaires internationales (dans le tiers-monde d’abord, mais au-delà aussi : l’intervention américaine est contemporaine du Mai 68 français et du printemps portugais de 1974) ; puis « refouler » la révolution en commençant par ouvrir une brèche contre la République de Chine populaire. Ainsi, pour l’emporter, Washington était prête à mobiliser les immenses ressources des Etats-Unis. Mais, à son grand désarroi, elle en a atteint les limites.
Washington a dû concentrer ses moyens militaires en Asie du Sud-Est au point de dégarnir dangereusement les autres fronts. Le coût financier et économique de l’intervention a finalement amorcé le déclin de la prépondérance US face à ses concurrents impérialistes (le Japon restant cependant handicapé par son impotence politico-militaire et l’Europe par sa désunion). L’idéologie de la « défense du monde libre » a perdu son crédit face à l’horreur du conflit ; le mouvement anti-guerre aux Etats-Unis et la solidarité anti-impérialiste dans le monde sont devenus des acteurs politiques de premier plan. Le bloc diplomatique occidental s’est lézardé. La bourgeoisie américaine elle-même s’est divisée sur la poursuite des opérations —et à sa suite, le corps scientifique a été saisi de doutes tardifs, lui qui avait si longtemps poursuivi sans état d’âme ses recherches militaires.
La solidarité internationale a joué son rôle dans la défaite des guerres franco-américaines, signant de belles pages d’histoire militante. Mais le mouvement ouvrier français ne saurait pour autant oublier sa lourde part de responsabilité dans les épreuves subies en Indochine. A certains moments cruciaux, il s’est dérobé. Ce fut en particulier le cas après l’insurrection d’août 1945 : le Viêt-Nam avait proclamé son indépendance. Le gouvernement français a riposté en envoyant un corps expéditionnaire assurer la reconquête du pays. Tout en protestant contre l’intervention militaire, le PCF a décidé de ne pas rompre la solidarité gouvernementale à cette occasion. Au nom de l’anticommunisme, les dirigeants socialistes ont pour leur part défendu une position « ultra ». Il en a coûté trente ans de guerre aux Vietnamiens.
De même, en 1954, Moscou et Pékin ont obligé le Vietminh a accepter un accord de paix international beaucoup moins favorable que ce que la situation sur le terrain aurait permis, après la victoire vietnamienne de Dien Bien Phu. En 1968, à nouveau, la solidarité internationale ne s’est pas manifestée aux Etats-Unis avec la force nécessaire, malgré l’effort consenti au Vietnam lors de l’offensive du Têt. Il a fallu plusieurs années encore pour que les mobilisations pèsent effectivement sur la situation politique intérieure aux USA.
Si l’entreprise impérialiste a finalement été mise en échec, c’est qu’à la guerre totale américaine, les révolutionnaires vietnamiens ont répondu par une politique de résistance totale, une stratégie politico-militaire d’ensemble jouant elle aussi sur tous les terrains : national et international, social ou économique... Ils ont subi des défaites et des revers, parfois très graves. Mais ils ont à chaque fois pu reprendre l’initiative. Ainsi, le Parti communiste vietnamien (PCV) a fait preuve d’une très grande capacité d’innovation militaire. Confronté au conflit sino-soviétique, menaçant dangereusement ses « arrières », il a su éviter l’isolement et se lier à toutes les composantes de la solidarité mondiale. Surtout, dans ce conflit où se mêle étroitement questions nationales (l’indépendance) et sociale (la réforme agraire...), guerre de reconquête et guerre civile, la résistance vietnamienne s’est affirmée comme une guerre révolutionnaire populaire, une « guerre du peuple » aux formes toujours renouvelées.
La dynamique révolutionnaire au Viêt-nam a permis à la résistance de durer, au point d’assécher les ressources contre-révolutionnaires de l’impérialisme américain. Mais, sans relais suffisant sur le plan international, elle s’est elle-même largement épuisée dans l’effort conduisant à la victoire. De l’intervention japonaise à la fin des années 1930, jusqu’à l’ouverture du conflit sino-vietnamien de 1978, la population a subi quarante années de guerres chaque fois plus destructrices. Avec en point d’orgue l’apocalypse US. Le mouvement révolutionnaire a été profondément marqué par l’épreuve, jusque dans ses conceptions organisationnelles et politiques, dans sa vision du monde et de la société. La guerre de longue durée n’est pas le meilleur berceau de la démocratie, en particulier socialiste.
Reste l’extraordinaire leçon de chose de l’échec successif des guerres française et américaine au Viêt-nam. La victoire, dans les pires circonstances, du facteur humain. De la mobilisation sociale.
Note