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Présentation
Ce Document de travail reproduit un rapport présenté lors d’un séminaire sur le Vietnam, organisé à Amsterdam du 4 au 6 juin 1982, par le Transnational Institute. Il n’avait, jusqu’à aujourd’hui, jamais été diffusé.
Il est, par bien des aspects, complémentaire de mon “introduction au débat” sur la révolution vietnamienne, de février 1986, publiée dans le précédent Document de travail [1]. Des questions qui ne sont qu’évoquées dans l’un de ces rapports sont plus longuement traitées dans l’autre. C’est notamment le cas ici pour le rapport entre institutions et bureaucratie, la compréhension même du phénomène bureaucratique, l’évolution de l’analyse faite par le PCV de la révolution chinoise, une critique du thème en vogue des “4000 ans d’histoire de la nation vietnamienne”.
Nguyên Ngoc Giao avait dit de ce rapport qu’il “posait de vrais problèmes, mais n’offrait pas de vraies solutions”. J’espère et je crains tout à la fois que ce jugement ambivalent n’ait été fondé.
Il n’était pas très difficile de soulever alors de “vrais problèmes” sur le système institutionnalisé de parti unique, l’inadéquation des conceptions du PCV en matière d’organisation du pouvoir dans la transition, le poids de la bureaucratie. Depuis, avec l’avortement de l’ouverture idéologique, le non-rajeunissement des directions, le raidissement répressif, ces contradictions n’ont fait que s’aiguiser.
Il était - et il reste - beaucoup plus difficile de proposer de “vraies solutions”. Je ne me reproche donc pas de n’avoir su le faire. Pourtant, la démarche que j’avais utilisée dans ce texte de 1982 ne me semble pas moins critiquable, quand je traite de la transition. Elle reste par trop “normative” et abstraite, pas assez historique et concrète. Je me défends explicitement, dans ce rapport, de vouloir plaquer un modèle normatif sur la réalité vietnamienne ; ce qui montre que je sentais probablement bien qu’il y avait là une faille dans mon argument. Je recherchais les sources historiques propres du processus révolutionnaire. Pourtant, le problème reste largement entier. Cela apparaît clairement en ce qui concerne quatre questions interdépendantes :
1. Je me réfère au “modèle” de la pyramide étatique des conseils ouvriers et paysans sans vraiment tenir compte de ce que dis par ailleurs de ses difficultés historiques d’émergence au Vietnam.
2. Je parle du processus de dépérissement de l’Etat sans discuter ses conditions de réalisation dans un pays comme le Vietnam. Je pense aujourd’hui que s’il peut commencer en certains domaines (le “peuple en arme” réduit les fonctions indépendantes de l’armée), il peut aussi s’accompagner d’un renforcement de l’appareil d’Etat en d’autres domaines (comme l’économique).
3. Je ne discute pas des conditions matérielles, culturelles et sociales (le “temps libre”) de la démocratie socialiste, et donc de son cadre de développement socio-économique.
4. En conséquence, je ne présente pas suffisamment le programme de lutte anti-bureaucratique comme un programme d’ensemble de la transition (politique, institutionnel, culturel et socio-économique), nécessairement concret, et non comme une simple série de mesures politiques.
5. Je développais trop unilatéralement une démarche “théorique” et “programmatique”, certes indispensable, mais aussi insuffisante.
Début 1982, j’avais compris depuis longtemps que le processus de lutte de pouvoir, dans un pays comme le Vietnam, était original et devait être analysé dans ses spécificités. Je n’avais pas encore vraiment compris à quel point il en allait de même du processus de transition. C’est Philippe Pignarre qui m’a forcé à aborder cette question, en me posant une question impertinente, lors d’une session de formation de l’IIRF, fin 1982. Le rapport de 1986 marque, je crois, un progrès de la réflexion en ce domaine. Il n’apporte toujours pas de “vraies solutions”, mais il soulève un plus grand nombre de questions, plus concrètes aussi.
En 1982, j’utilisais librement le terme de “masses”. Marie Anne Caizzi m’a aidé à le prendre en grippe. Ne signifie-t-il pas (au singulier, certes), “grande quantité d’une matière, d’une substance sans forme précise”, “gros marteau” - instrument mort s’il en est ? Voilà qui ne donne pas une image réjouissante du socialisme que nous voulons... Le vocabulaire évolue, lui aussi.
J’insiste, dans ce rapport et dans celui de 1986, sur le poids des facteurs internationaux et sur la façon dont ils ont contribué à modeler le cours de la révolution vietnamienne. J’ai cependant oublié de mentionner l’effondrement de la révolution thaïlandaise en 1979-1980. C’est pourtant une donnée fondamentale, vue du Vietnam. Il faudra y revenir.
Il y aurait, évidemment, d’autres remarques critiques à faire, mais tenons-nous en là pour l’instant. Malgré – ou du fait – de ses limites et carences, j ‘espère que la circulation, même tardive, de ce rapport aidera à la discussion collective.
Pierre Rousset, avril 1991
Du IVe au Ve Congrès du Parti communiste vietnamien – Problèmes relatifs aux rapports entre parti, Etat et population
“Dans cette lutte contre le bureaucratisme qui constitue à l’heure actuelle l’un des obstacles majeurs à la démocratie aussi bien qu’au développement économique, social et culturel, le Parti vietnamien saurait-il faire preuve de cette créativité qu’il a si brillamment démontrée dans le domaine politique et militaire ?“ Lé Thàn Khôi [2]
“Pendant la résistance patriotique, nous avons déclenché des mouvements puissants et enthousiastes d’émulation à lutter contre les agresseurs. Mais pour bâtir le socialisme, nous ne sommes pas encore parvenus à créer de mouvements vraiment puissants.” Lé Duân. Rapport au IVe Congrès du PCV. [3]
“Le Comité central présente une sévère autocritique devant le Congrès.”
Lé Duân. Rapport au Vè Congrès du PCV [4]
La révolution vietnamienne traverse aujourd’hui une passe très difficile. Il y a évidemment à cela des causes avant tout objectives : l’arriération économique et sociale du pays. les dommages et meurtrissures de plusieurs décennies de guerre, les effets de la politique revancharde de l’impérialisme américain, le poids de la nouvelle crise sino-indochinoise dont la direction vietnamienne est loin de porter la responsabilité première, l’isolement international et la dépendance de fait vis-à-vis de l’aide soviétique, les difficultés rencontrées dans la réunification d’un pays dont le Sud et le Nord ont – vingt ans durant – suivi des voies divergentes, etc.
Ce n’est pas une pétition de principe que de rappeler l’ampleur des contradictions et difficultés objectives auxquelles la révolution vietnamienne et le Parti communiste vietnamien se voient aujourd’hui confrontés, bien que l’étude que je veux présenter ici s’attache avant tout à ouvrir le débat sur les problèmes d’orientation, sur la conception de la dictature du prolétariat avancée par la direction vietnamienne, sur la place dévolue au parti par rapport à l’Etat et aux masses, c’est-à-dire sur les “facteurs subjectifs”. C’est en effet reconnaître qu’il n’y a pas de solution facile à la crise présente. C’est aussi souligner à quel point les tâches de solidarité envers la révolution vietnamienne restent des tâches actuelles et pressantes.
Ceci dit, la prise en compte effective de ces contradictions et difficultés ne permet pas de répondre, seule, à toutes les questions que soulève la politique poursuivie par le PCV depuis la victoire de 1975. Surtout, le Ve Congrès a été l’occasion d’une autocritique remarquablement brutale de la part de la direction vietnamienne ; autocritique qui touche à des problèmes de fond concernant l’orientation et la place du parti dans la transition au socialisme. Il faut, pour les présenter, revenir un peu longuement sur les documents du IVe et du Ve Congrès du Parti communiste vietnamien. [5]
1956 et 1982 : le temps des autocritiques
Les rapporteurs au Ve Congrès du PCV, réuni du 27 au 31 mars 1982, ont bien évidemment rappelé le cadre général des problèmes actuels. Pour Lê Duân, “la cause
profonde des difficultés dans notre économie et notre vie matérielle se situe dans le fait que notre économie reste encore dans l’ensemble une économie de petite production qui, de surcroît, a subi les effets dévastateurs des guerres prolongées et du colonialisme. Dans l’espace des cinq dernières années, il nous a fallu mener la guerre de défense nationale [au Cambodge et face à la Chine, P. R.] pendant près de trois ans. Les anciennes blessures de guerre à peine pansées, de nouvelles apparaissent. A cela s’ajoutent des intempéries sévères et continues, des activités de sape incessantes de l’ennemi dans de nombreux domaines. Notre économie doit donc répondre à la fois à trois exigences fondamentales pressantes : défense de la Patrie, stabilisation des conditions d’existence de la population, édification graduelle de la base matérielle et technique du socialisme. Les difficultés et le déséquilibre sont donc inévitables dans une telle conjoncture.” (p.14)
Néanmoins, Lé Duân ne masque pas la gravité et la portée des erreurs commises par le PCV ces cinq dernières années. Il poursuit en effet son intervention en notant que “par ailleurs, les difficultés proviennent des insuffisances et des erreurs des différents organismes du Parti et de l’Etat, de l’échelon central à la base dans la direction et la gestion économiques et sociales. A certains égards, les insuffisances et erreurs dans la direction et la gestion sont la cause principale qui a provoqué ou aggravé les difficultés économiques et sociales des dernières années. Les résolutions de plusieurs plénums du Comité central ont déjà souligné ces insuffisances et ces erreurs.” (p. 14 et 15).
Et Lé Duân, dans le rapport politique général, a très officiellement annoncé que “le Comité central présente une sévère autocritique devant le Congrès. Nous
proposons, a-t-il proposé, que nous procédions à une critique et une autocritique approfondie au sein du Parti, aux divers échelons des organismes de l’Etat et à l’élaboration des mesures efficaces pour remédier [aux très sérieuses] insuffisances et erreurs.” (p.18)
De même que Lé Duân, Pham Van Dong dans son rapport sur les problèmes économiques et sociaux et Lê Dùc Tho dans son rapport sur le “travail d’édification du Parti” ont tiré un bilan très critique de la situation actuelle et de la façon dont les orientations du IVe Congrès ont été mises en œuvre.
Pham Van Dong présente pour sa part l’autocritique du Conseil des ministres : “Les insuffisances et les erreurs manifestées dans la direction et la gestion économiques et sociales au cours des cinq dernières années sont sérieuses. Suite à l’autocritique sévère du Comité central du Parti présentée par le camarade Secrétaire général Lé Duân dans le rapport politique, je tiens à souligner la responsabilité directe de ces insuffisances et erreurs –particulièrement dans l’élaboration et la mise en œuvre du plan – qui tout d’abord doit être imputée au Conseil des ministres.” [6]
On a donc assisté, lors du IVe Congrès national du PCV, à une autocritique publique des principaux organismes dirigeants du Parti entre deux congrès (le Comité central) et de l’Etat (le Conseil des ministres). Or, on va le voir, cette autocritique touche à des problèmes beaucoup plus vastes que de simples défauts d’application, de mise en œuvre d’une orientation par ailleurs juste. Ce n’est certes pas la première fois que la direction vietnamienne relève les “insuffisances” du Parti. Des éléments de jugement fort sévère étaient notamment présents dans la description faite par Lé Duân de la situation du Parti dans son rapport au IVe Congrès en 1976. Mais, du fait de la nature et de la gravité du bilan présenté au Ve Congrès, on ne peut qu’être d’accord avec le rédacteur du Doàn Kêt, le bimensuel de l’Union générale des Vietnamiens en France, pour qui, “sans vouloir faire de comparaison hasardeuse, on peut dire qu’après l’autocritique faite en septembre 1956 au sujet des erreurs commises pendant la réforme agraire, c’est la deuxième fois en cinquante ans d’existence que la direction du PCV a ainsi fait – solennellement et sévèrement – son autocritique”. [7]
Ce rapprochement entre 1956 et 1982 pose immédiatement une première question importante : comment se fait-il que le PCV qui, durant les guerres de résistance et de libération a manifesté des qualités politiques et organisationnelles impressionnantes, se soit trouvé par deux fois conduit, peu après les victoires de 1954 au Nord et de 1975 dans l’ensemble du pays, à prononcer de telles autocritiques ?
La nature de l’autocritique
A lire les rapports de Lé Duân et Pham Van Dong, on a l’impression que, pour l’essentiel, la raison d’être du Ve Congrès national était d’enregistrer l’autocritique, d’amorcer la refonte des organes de direction du Parti (avant tout le Comité central), d’adopter quelques mesures concernant les rapports entre le Parti et l’Etat. En effet, sur diverses questions controversées, comme l’ampleur exacte des mesures de libération économique, les rapports se contentent d’établir des gardes fous. Quant à la représentation du IIIe plan quinquennal, elle est restée très générale bien que l’on soit déjà… en 1982.
L’autocritique ne touche pas à tous les domaines. Dans l’ensemble, la politique régionale et internationale poursuivie par le PCV depuis 1975 est officiellement défendue dans le rapport de Lê Duân, tout particulièrement en ce qui concerne l’alliance avec l’URSS, l’entrée dans le Conseil d’Assistance économique mutuelle (COMECON), l’intervention au Cambodge et la nécessité de maintenir des “relations spéciales” avec ce dernier pays et le Laos. Cela ne veut évidemment pas dire que sur ces questions il n’y a pas de désaccords au sein du PCV - il y en a, et l’une des fonctions du Congrès était peut-être de condamner implicitement ceux qui critiquent les orientations internationales de la direction. Cela ne veut même pas dire que le Bureau politique ne porte pas un jugement critique sur sa politique régionale et internationale après 1975. Au contraire, les rapporteurs reconnaissent que des erreurs de jugement ont été commises, après 1975, quant à l’évaluation de l’évolution de la situation internationale - ce qui logiquement implique des erreurs d’orientation concrète. Mais, s’il y a élément autocritique en ce domaine, il a été décidé de ne pas le rendre public (peut-être du fait du conflit en cours au Cambodge et avec la Chine).
Autre sujet sensible sur lequel le Comité central défend les décisions de principe adoptées : la réunification rapide du pays sur le plan étatique et la constitution dès 1976 de la République socialiste du Vietnam. Pour Lé Duân, “une brillante réussite de notre Parti et de notre peuple est d’avoir rapidement unifié le pays sur le vlan de l’Etat, établi la dictature du prolétariat sur tout le pays” (p. 2, souligné dans l’original). Enfin, le cadre général d’analyse de la transition au socialisme, tel qu’il avait été défini au IVe Congrès national, est maintenu.
Le bilan critique porte avant tout sur l’estimation faite au lendemain de la victoire des difficultés à venir et des objectifs à réaliser pour 1980, sur la capacité du parti à mettre en œuvre concrètement les orientations adoptées, sur la politique de consolidation du parti et de recyclage des cadres, sur l’évolution des rapports entre le parti et l’Etat, comme entre les masses d’une part, le parti et l’Etat d’autre part. Il s’appuie sur un tableau sombre de la situation économique et sociale dans le pays et du niveau idéologique qui prévaut dans le parti.
En ce qui concerne la situation économique, Lê Duân note, après avoir relevé les aspects positifs (notamment les premiers pas de la socialisation au Sud) qu’“au cours des cinq dernières années, à côté des victoires et des acquis, il y a eu un grand nombre de difficultés et actuellement dans le domaine économique, notre pays est confronté à des problèmes critiques. Les résultats obtenus dans l’exécution du plan quinquennal 1976-1980 n’ont pas encore pu réduire les sérieux déséquilibres dans notre économie. La production se développe lentement depuis, tandis que la population s’accroît rapidement. Le revenu national ne couvre pas encore la consommation sociale dont une partie doit s’appuyer sur l’emprunt et l’aide ; l’économie n’est pas encore en mesure de permettre un processus d’accumulation. Il y a pénurie de vivres, de tissus et de biens de consommation essentiels. La question des fournitures d’énergie, de matériaux, le problème des transports et communications se posent actuellement avec une grande acuité. De nombreuses usines fonctionnent en dessous de leurs capacités [...] Le marché et les prix ne se sont pas stabilisés. Le nombre des travailleurs inemployés reste élevé. La vie des travailleurs est encore exposée à de nombreuses difficultés [...]. Sur certains plans, les facteurs capitalistes ont empiété sur le terrain socialiste” (p. 13 et 14).
Pham Van Dong (de même que Lé Duân) reprend à son compte l’orientation du IVe Congrès pour l’ensemble de la période de transition au socialisme, la question clef en ce qui concerne le développement économique est celle de l’industrialisation et de la grande production socialiste, la priorité revient en conséquence à l’industrie lourde ; mais pour la phase initiale de la période de transition, la priorité concrète doit être accordée à l’agriculture, à l’industrie légère et à la production de biens de consommation, indispensables aussi bien pour l’élévation du niveau de vie des masses (question politique fort importante) que pour servir de base au développement de l’industrie lourde (question d’importance économique majeure). Pourtant, Pham Van Dong reconnaît que la direction vietnamienne n’a “pas encore défini clairement la stratégie pour l’étape initiale dans l’industrialisation socialiste afin, sur cette base, d’élaborer le plan d’Etat avec des fondements scientifiques.” (p.6).
Plus précisément, les conditions concrètes du Vietnam nouvellement réunifié n’ont pas été suffisamment prises en compte : “Nous n’avons pas eu une pleine perception des difficultés et complexités à de nombreux égards qui se posent à nous tout au long de la phase historique permettant d’avancer vers le socialisme à partir d’une économie où prédomine encore la petite production ; nous n’avons pas perçu toute l’ampleur des bouleversements économiques et sociaux de l’après-guerre et des graves effets du néocolonialisme ; nous n’avons pas prévu, comme il le fallait, les difficultés causées par la politique d’hostilité des expansionnistes chinois [...] ; nous n’avons pas pris toute la mesure des difficultés et complexités que nous rencontrerions en voulant surmonter les faiblesses de notre gestion économique et sociale, ni les développements à certains égards défavorables de la situation mondiale. En même temps, nous n’avons pas perçu toutes les capacités réelles permettant de répondre aux exigences de la phase initiale de l’industrialisation socialiste. ”
“De par cette appréciation inexacte et inadéquate de la situation, d’une part, nous avons manifesté du subjectivisme et de l’impatience en fixant des tâches et des objectifs du plan trop élevés [...] conduisant à un gaspillage considérable de force de travail et de biens ; d’autre part, nous avons fait preuve de conservatisme à un haut degré et de lenteur dans l’exécution de la ligne [...], dans l’appréciation et l’exploitation de nos possibilités à de nombreux égards” (p. 6 et 7).
Lé Duân dénonce lui aussi “le subjectivisme et l’impatience, le conservatisme et la lenteur” (p, 16). Il s’attaque aussi aux maux suivants : “bureaucratisme, irréalisme, manque de réceptivité face aux réalités de la vie […], irresponsabilité” (p. 17). Il faut en finir, note-t-il, avec “la gestion administrative bureaucratique” (p. 16) “et avec un appareil encombrant, exagérément échelonné [...] doté d’un personnel nombreux, mais peu efficace” (p. 89). La critique se centre en définitive sur le Parti lui-même, sur ses liens aux masses et à l’Etat, sur l’action de l’Etat.
Bien sûr, Lé Duân commence par déclarer que si, depuis 1975, d’importantes victoires ont été possibles, “c’est grâce à la ferme direction de notre parti, un parti fondé et forgé par le Président Hô Chi Minh, d’une fidélité totale au marxisme-léninisme et à l’internationalisme prolétarien, au destin de la nation et à la cause du peuple” (p. 11). Cependant, malgré ces succès, “le mouvement de masse pendant les années passées a manqué d’uniformité, et dans certains cas, d’efficacité” alors même que le niveau de conscience est très inégal jusque chez les ouvriers et les jeunes (p. 98 et 99).
“Ces insuffisances sont dues au fait que tout l’impact de la dictature du prolétariat ne s’exerce pas encore sur la mobilisation et l’éducation des masses […]. Beaucoup d’organisations et comités du Parti ne cherchent pas encore à comprendre la vie et l’état d’esprit des différentes couches de la population, attachent encore peu d’importance à la tâche de faire valoir le rôle et la fonction des organisations de masse, et font encore preuve de relâchement dans le travail de direction du mouvement révolutionnaire des masses. Un nombre non négligeable d’organismes d’Etat font encore preuve de bureaucratisme, d’autoritarisme, et d’arbitraire, portant atteinte au droit de maître collectif du peuple. Les activités des organisations de masse, également bureaucratisées, tardent à être rénovées et ne répondent plus aux nouvelles exigences des masses. Moralement corrompus, un certain nombre de cadres et membres du Parti, par leurs abus de pouvoir, se livrent à des brimades à l’encontre de la population, enfreignant la loi, nuisant ainsi au prestige du Parti et exerçant une influence néfaste sur l’ardeur révolutionnaire des masses.“
Dans cette situation, “notre parti se doit [...] de remédier aux insuffisances dans le travail de mobilisation des masses, d’éliminer le bureaucratisme dans les organisations du Parti, les organismes de l’Etat, les organisations de masse, de déclencher à tout prix un mouvement de masse vraiment puissant et d’une grande ampleur” (p. 99 et 100, souligné dans l’original).
Lê Duân s’inquiète particulièrement des “manifestations d’une baisse de la qualité révolutionnaire, de la volonté de combat et de l’esprit de responsabilité d’une partie des cadres responsables aux divers échelons et dans les divers secteurs” ce qui a, notamment, “affecté de manière négative le prestige du Parti au sein des masses” (p, 132).
Une situation tendue
On touche apparemment là à l’un des aspects les plus dramatiques de la situation présente au Vietnam : la désaffection profonde d’une partie importante de la population vis-à-vis du régime, au Sud d’abord, mais aussi au Nord maintenant. La gravité de ces tensions était soulignée dans la lettre que Nguyên Khac Viên avait envoyée à l’Assemblée nationale et dans laquelle il dressait un tableau alarmiste de la situation (“les choses ne peuvent durer ainsi d’importants changements sont nécessaires sur tous les fronts”) et dénonçait la politique de construction de l’appareil, à savoir “une politique qui assure la promotion des médiocres à des positions clefs”, qui écarte les militants créatifs au profit “d’intellectuels qui se spécialisent dans l’opportunisme et flattent grossièrement la direction”. [8]
Viên exigeait que les cadres coupables ou incapables ne soient plus couverts par l’appareil. Or, même exigence s’est exprimée dans les congrès régionaux préparatoires au Congrès national, à tel point que la radio gouvernementale a dû s’en faire l’écho. Selon Nayan Chanda, “il y a eu des appels ouverts par les délégués provinciaux pour que les dirigeants qui avaient commis des erreurs ou qui auraient dégénéré, soient purgés. Une émission de radio Hanor en février déclara que le Congrès provincial de Ha Bac avait suggéré que le Comité central prenne rapidement des mesures d’expulsion du Parti à l’encontre de ceux qui ont dégénéré, incluant ceux qui tiennent des postes clefs, car ils sont des obstacles qui brisent la solidarité interne et affaiblissent la confiance des masses” [9]
Purge il y a eu. En fonction des chiffres sur la composition du PCV annoncé au Ve Congrès, le rédacteur du Doàn Kêt évalue à plus de 100.000 le nombre de membres du parti qui n’ont pas été autorisés à reprendre leurs cartes de membre ces deux dernières années, c’est à dire qui ont été exclus “pour manque de capacité, opportunisme, trafics illicites, spéculation, malversation, concussion ou brimade à l’égard des masses” [10] Nayan Chanda évalue, lui, le nombre des exclus à peut-être 200.000 dans l’article déjà cité. Et, si le départ de six membres du Bureau politique (dont celui de Nguyên Vô Giap) n’est pas forcément un signe de crise (ils gardent tous leurs rangs au Comité central et le BP doit de toute façon être progressivement rajeuni), il semble bien que l’exclusion du CC de 39 de ses anciens membres ne puisse s’expliquer sans faire appel à des sanctions, des divergences, des tensions, vu l’importance des responsabilités qui étaient celles de nombre de ces anciens membres du Comité central.
Les conditions de préparation du Ve Congrès ont elles aussi manifesté l’ampleur des tensions qui doivent actuellement exister au sein du parti. Il n’avait fallu, pour la préparation directe du IVe Congrès, qu’une seule session du Comité central. Le rapport politique avait été publié des semaines avant la tenue du Congrès de façon à permettre une certaine forme de débat public. Cette fois-ci, les textes préparatoires n’auront été connus qu’au Congrès et après ; il n’y a pas eu de débat public de quelque forme que ce soit. Il aura fallu trois sessions en quatre mois du Comité central pour préparer le Ve Congrès (dont une session marathon de 25 jours en octobre-novembre). Le Congrès a été reporté au moins une fois.
De plus, à en croire les rapports présentés au Ve Congrès, la purge du parti est loin d’être terminée. Lé Duân a notamment déclaré que “des personnes qui, de toute évidence, ne méritent pas d’être membres du Parti n’en sont pourtant pas encore exclues” (p. 145).
Depuis 1975, la direction du PCV a lancé plusieurs campagnes contre le bureaucratisme, parfois en des termes très vigoureux. Pourtant, la bureaucratie n’a cessé de se consolider, de s’étendre, omniprésente, alimentant un profond désabusement au sein de la population. Il semble bien que la crise de confiance entre les masses et le régime soit aujourd’hui plus aiguë que jamais dans le passé. Cette crise de confiance s’exprime certes de façon variable suivant les régions, particulièrement grave évidemment dans la région saïgonnaise, mais elle semble néanmoins présente partout, s’étendant. On a même l’impression qu’elle est d’une certaine manière plus profonde qu’en 1956, bien que les heurts de l’époque ne se soient pas reproduits aujourd’hui. Il est douteux, dans ce contexte, que l’autocritique du Ve Congrès national suffise à rétablir la confiance. On peut craindre l’enclenchement du cercle vicieux : pas de solution à la corruption croissante de l’appareil politique sans vaste et profonde mobilisation des masses ; pas de mobilisation des masses efficace sans redressement préalable du parti...
Retour sur le IVe Congrès national
Pour prendre la mesure du problème posé par la situation présente au Vietnam, il peut être utile de revenir sur ce que fut le IVe Congrès national, réuni du 14 au 20 décembre 1976. Si le Ve Congrès a été celui des autocritiques, le IVe fut celui de la victoire. Le contraste est grand entre l’euphorie triomphante du IVe Congrès et la sévérité alarmée du Ve. Le Ve Congrès est avant tout l’occasion d’un constat critique : le parti n’a pas su résoudre les problèmes difficiles de l’après-victoire et les solutions sont toujours loin d’être déterminées de façon satisfaisante. Le IVe Congrès, par contre, avait été l’occasion de présenter les leçons de plusieurs décennies de lutte de libération nationale et sociale. Or, autant le PCV manifeste au Ve Congrès ses limites politiques, autant il avait manifesté au IVe Congrès la richesse des enseignements qui pouvaient être tirés de son expérience, au moins en ce qui concerne un certain nombre de questions fort importantes. Cela mérite que l’on y revienne un peu.
Le Parti communiste vietnamien est probablement, des mouvements révolutionnaires du monde colonial, semicolonial ou néocolonial, l’un de ceux qui ont présenté le plus clairement la trajectoire d’une révolution “classique” dans un pays dominé. Depuis longtemps, les textes vietnamiens insistent sur la relation dialectique qui lie la révolution socialiste à la révolution national-démocratique populaire et sur les conditions qui permettent à une lutte de libération nationale victorieuse de “brûler l’étape de développement capitaliste”. Au IVe Congrès, Lé Duân, dans le rapport politique du Comité central, était revenu longuement sur cette question, notant que “à l’époque actuelle où l’indépendance nationale et le socialisme sont indissolublement liés, et du moment que dans notre pays la classe ouvrière joue un rôle dirigeant dans la révolution, la victoire de la révolution nationale démocratique populaire marque également le début de la révolution socialiste, le début de la transition au socialisme, le début de la période de l’accomplissement des tâches historiques de la dictature du prolétariat. Ce tournant historique s’est produit voici plus de 20 ans dans le Nord [c’est-à-dire en 1954, P.R.] et, après le 30 avril de l’année dernière [1975], à l’échelle nationale” (Lê Duân, 1976, p. 27).
Plus clairement encore que par le passé, Lê Duân, dans ce rapport, indique à quel moment s’opère la transcroissance de la lutte révolutionnaire, de l’étape démocratique nationale populaire dans l’étape socialiste : avec la prise du pouvoir et l’établissement d’un Etat ouvrier, alors même que les tâches démocratiques bourgeoises sont loin d’être achevées. Lé Duân règle donc son compte à la théorie de la “démocratie nouvelle” en tant qu’étape intermédiaire entre la victoire et la prise du pouvoir par les forces révolutionnaires d’une part et l’établissement d’un Etat ouvrier d’autre part. Notons aussi que la bourgeoisie nationale n’apparaît plus dans la description que donne Lé Duân du Front national de Libération du Sud Vietnam. Ce dernier, “dirigé par notre Parti” était un “front patriotique englobant les organisations des ouvriers, des paysans, de la jeunesse, des femmes, des écoliers, des intellectuels, des organisations religieuses et des représentants des différents groupes ethniques” (p, 24). Il faut dire que les “partis indépendants” qui dans le FNL, étaient notamment censés représenter la bourgeoisie nationale étaient en fait dirigés par des membres de longue date du PCV.
Le rapport de Lê Duân analysait aussi la signification de l’engagement américain au Vietnam et en Indochine, la coalition internationale de forces et la polarisation d’un conflit de classe mondial dans le Sud-est asiatique, et la portée de la victoire des révolutions indochinoises, concluant que “pour l’impérialisme américain, c’est bien la plus grande défaite dans l’histoire des Etats-Unis. Si la victoire de la Révolution d’Août [1945] et de la résistance contre les agresseurs français a marqué le début de l’effondrement du colonialisme ancien, celle de la résistance contre les impérialistes américains a montré au monde entier l’inévitabilité de la faillite du néo-colonialisme” (p.21).
Le IVe Congrès aura aussi été l’occasion de souligner la richesse de la théorie militaire du PCV. Tout en affirmant qu’il importait encore de “bien faire le bilan de la conduite de notre guerre patriotique pour développer et mettre au point la théorie et la science militaire vietnamienne” (p’ 26), Lê Duân résumait les grands traits de la guerre révolutionnaire telle qu’elle avait été pratiquée dans les années soixante et soixante-dix, rappelant la place accordée aux “forces politiques de masse” (égale à celle des “forces armées populaires”), insistant sur la nécessité de combiner l’action dans les “trois régions stratégiques” (montagnes, plaines rurales, villes), les “trois pointes d’attaques” (action militaire, politique et de démoralisation auprès des soldats de l’armée ennemie), l’action militaire avec l’action politique et diplomatique, l’insurrection en masse avec la guérilla et la guerre conventionnelle, l’action des trois catégories de forces années (nationales, régionales, milices)… “Toutes les formes et méthodes de lutte susmentionnées, note Lê Duân, constituent un tout organique et représentent la stratégie globale et l’art militaire de la guerre révolutionnaire vietnamienne” (p. 24 et 25). Par son caractère éminemment dialectique et politique, la conception vietnamienne de la guerre révolutionnaire prolongée représente en effet un progrès considérable par rapport à la théorie maoïste de “l’encerclement des villes par les campagnes”.
Enfin, il est vrai que la conception d’ensemble des équilibres socio-économiques à respecter dans la transition au socialisme, présentée au IVe Congrès du PCV, tire largement les enseignements des difficultés et des succès rencontrés de 1954 à 1964. Elle évite les pièges de la collectivisation forcée, de la priorité absolue à l’industrie lourde à la mode stalinienne, du volontarisme ultragauche maoïste (même si le plan quinquennal 1976-1980 s’assigne des objectifs totalement irréalistes).
Pourtant, dans son rapport, Lê Duân ne se contentait pas seulement de critiquer les défauts et les faiblesses du parti confronté aux tâches de gestion de la société et de l’économie. Il exprimait ainsi de façon étonnamment directe, l’insuffisance des conceptions théoriques et programmatiques du PCV en ce qui concerne l’organisation politico-sociale de la dictature du prolétariat, de la transition au socialisme. De façon lancinante, en effet, il soulevait une série de questions fondamentales en ce domaine, de toute évidence encore irrésolues aux yeux mêmes de la direction. Jrrésolues dans la pratique, mais aussi en ce qui concerne la conception théorique de la solution.
“Il faut, notait Lê Duân, créer un mécanisme efficace permettant de déceler et de populariser à temps les facteurs positifs, progressistes ; de déceler et d’éliminer à temps les facteurs négatifs, rétrogrades, de réaliser la sélection inévitable dans tous les processus de développement, de manière à permettre à tous les travaux économiques d’aboutir à une augmentation continue de la productivité, de la qualité et de l’efficacité” (p. 122). Dans le domaine politique, “il faut fixer un régime de travail et créer les conditions permettant aux députés et aux conseillers populaires de recueillir les avis et suggestions de la population, d’en rendre compte aux organismes de l’Etat et de connaître les suites données par ces derniers aux questions soulevées. Il convient de fixer un régime assurant des liaisons régulières entre les électeurs et les députés et les conseillers populaires et garantissant aux électeurs l’exercice du droit de contrôle et de révocation sur leurs élus” (p. 133).
En ce qui concerne l’édification du parti lui-même, “une lacune majeure est de n’avoir pas su posséder et mettre pleinement en pratique la théorie de l’édification du Parti dans les conditions où il dirige l’Etat en vue de l’accomplissement de la révolution socialiste. Cette grande insuffisance a engendré maints autres défauts”. (p. 168)
De façon générale, “une importante tâche dans l’activité idéologique du Parti à l’heure actuelle est d’impulser le travail de recherche pour éclaircir davantage sur le plan théorique les problèmes fondamentaux de la révolution vietnamienne. Dans ce domaine, notre Parti a obtenu des résultats appréciables. Il faut toutefois reconnaître que le travail théorique de notre Parti est en retard sur le développement de la situation réelle dans le pays et dans le monde. Les expériences très riches qu’a accumulées la révolution vietnamienne, appellent de plus grands efforts en vue d’une généralisation théorique approfondie. En particulier, le processus révolutionnaire actuel, la pratique de l’édification du socialisme dans tout le pays et la ligne générale du Parti dans la nouvelle étape posent une série de problèmes qui doivent être éclaircis et expliqués d’une manière complète et systématique sur le plan théorique.” (p. 185).
Question brûlante et d’actualité s’il en est une, Lé Duân déclare dans son rapport de 1976 : “Nous condamnons sévèrement l’arrogance, les pratiques arbitraires imposées d’autorité, l’irresponsabilité, voire l’insensibilité devant les difficultés et les souffrances du peuple. Il est nécessaire de prendre des mesures pratiques pour empêcher certains cadres et employés de l’Etat de devenir une couche de gens privilégiés” (p. 135, je souligne).
Réarmer le parti et garde le régime constitutionnel ?
La cible est ici clairement indiquée : empêcher la formation d’une couche privilégiée à partir de cadres du parti et de fonctionnaires – c’est-à-dire la formation d’une bureaucratie. Déjà en 1945, Hô Chi Minh mettait en garde les militants contre les dangers nouveaux qui menaçaient le parti porté au gouvernement Révolution d’Août et dénonçait le bureaucratisme. Depuis, la sonnette d’alarme n’a jamais cessé d’être tirée. Et pourtant, le danger bureaucratique n’a pas été jugulé. Il est aujourd’hui plus pressant encore que par le passé.
La direction vietnamienne en appelle au réarmement moral et idéologique du parti. Il faut fermer la porte aux opportunistes et exclure ceux qui ont déjà pénétré l’organisation. Il faut à la fois préserver le rôle dirigeant du parti et défendre le droit de “maître collectif’ des masses, il faut séparer plus strictement les organisations du parti de celles de l’Etat pour permettre à ce dernier de jouer pleinement son rôle “gestionnaire” ; il faut éviter le cumul trop fréquent des responsabilités. Selon le Doàn Kêt 1982. il s’agirait là de l’une des principales recommandations contenues dans le rapport de Lê Dùc Tho. Depuis, le Conseil des ministres a été remanié en vue, notamment, semble-t-il, d’alléger le poids des membres du Bureau politique en son sein.
Dans le domaine politique, il faut, déclare Pham Van Dong dans son rapport au Ve Congrès, adopter un “mécanisme de gestion dynamique, capable d’éliminer le centralisme bureaucratique” et susceptible “développer l’esprit d’initiative des unités de base, régions et secteurs, et en même temps (de) permettre à l’échelon central de prendre en main les affaires et les maillons qui demandent à être gérés” (p. 67). De façon générale, il faut “impulser le mouvement révolutionnaire des masses” et initier une vaste “campagne d’émulation”. Comme le rappelle Lê Duân, “le peuple travailleur exerce son droit de maître collectif essentiellement au moyen de l’Etat sous la direction du Parti”, il “agit en premier lieu à travers l’Assemblée nationale et les Conseils populaires aux différents échelons”. Il importe donc de lutter contre “le caractère formel” de certains de “ces organismes élus” de façon à ce qu’ils accomplissent “réellement les fonctions, tâches et attributions telles qu’elles leur sont dévolues par la Constitution” (p. 87 et 88).
Les rapporteurs au Ve Congrès du PCV s’attaquent là à de vrais problèmes. Mais ils n’en conservent pas moins simultanément les conceptions antérieures des rôles respectifs du parti, de l’Etat et des organisations de masse dans la transition au socialisme. Le parti dirige, et il dirige de manière institutionnelle. Il est constitutionnellement le parti dirigeant, et ce, dans tous les domaines : politique, économique, social, culturel... Lê Duân, dans son rapport de 1976, a très clairement présenté la signification de ce principe inscrit dans la Constitution de la nouvelle République socialiste du Vietnam. “Le Parti est le dirigeant de toutes les activités sociales dans les conditions de la dictature du prolétariat. La direction du Parti est le gage suprême du régime de maître collectif du peuple travailleur, de l’existence et des activités de l’Etat socialiste” (p. 135). “Le Parti décide de la ligne, des politiques concrètes, de l’orientation des activités de l’Etat ainsi que des problèmes importants concernant l’organisation de l’appareil d’Etat à tous les échelons. Par le canal de l’Etat, la ligne et les politiques du Parti se transforment en décisions, en actions quotidiennes des masses” (p. 136).
Il y a donc un système de fait de parti unique. De plus, au sein de ce parti, la direction bénéficie du monopole de l’information : c’est elle qui décide ce qui doit être connu, quand et par qui. Elle jouit aussi du monopole de la discussion des grandes options : nul ne sait quels longs débats ont agité le bureau politique et le Comité central avant la tenue du Ve Congrès et qui ont rendu nécessaire le report de la date initialement prévue. Les rapports n’en faisaient pas mention et le Congrès fut, comme il se doit, unanime. La direction du PCV a insisté, à bien des reprises, sur l’importance de la démocratie. Mais elle identifie aussi la défense de la ligne du parti (déterminée par les milieux dirigeants) à la position de classe du prolétariat et à la moralité prolétarienne. En 1974, par exemple, Lê Duân n’hésitait pas à affirmer que “pour un militant du parti, s’en tenir à la position de la classe ouvrière revient à lutter avec abnégation, ténacité et un courage indomptable pour la réalisation de la ligne politique du Parti. C’est là le fondement de notre moralité [...]. Toute manifestation contraire au marxisme-léninisme à la ligne politique du Parti, va à l’encontre de la position de la classe ouvrière” je souligne. PR).” [11] Au fond, le parti est identifié à la classe, et la direction du parti au parti tout entier.
L’Etat, donc, gère sous la direction du parti unique. La population doit pouvoir exercer son “droit de maître collectif”. Elle ne peut le faire, comme le précisent d’ailleurs les textes vietnamiens, que par l’intermédiaire de l’Etat - avant tout l’Assemblée nationale et les Conseils populaires. Or l’Etat n’est pas le lieu où se prennent les décisions essentielles et il est subordonné institutionnellement au parti. C’est dire à quel point le “droit de maître collectif” de la population s’exerce par la médiation du parti et de sa direction. La fonction des organisations de masse, outre d’éduquer la population et de mettre en œuvre la politique officielle, est d’exercer un contrôle sur le parti et l’appareil d’Etat. Les mécanismes assurant ce contrôle ne sont pas clairs. Dans le passé, ils n’ont pas fonctionné. En 1976, le gouvernement a créé des “commissions d’inspection populaires” qui devaient être élues chaque année par les ouvriers et les paysans parmi les travailleurs en vue de contrôler les cadres : elles devaient pouvoir réclamer des explications, organiser des discussions, dénoncer les violations de la loi, présenter des suggestions. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le Ve Congrès a été avare de commentaires sur le bilan d’activité de ces commissions d’inspection populaire.
Pour le marxisme classique, l’Etat, en tant qu’appareil spécialisé séparé de la population, devait commencer à dépérir lentement dès l’établissement de la dictature du prolétariat. Pour le Parti communiste vietnamien, il n’en est rien et “il est nécessaire de renforcer sans cesse l’appareil d’Etat” (je souligne) (Lê Duân, 1976, p.136). Il y a derrière cela un problème de fond. Pour que l’Etat (l’appareil d’Etat) puisse commencer à dépérir dès l’établissement de la dictature du prolétariat il faut que les fonctions qui étaient celles de cet appareil de professionnels soient progressivement prises en charge par la population elle-même. Il faut donc que la population soit organisée dans ce but : c’est l’un des rôles des conseils ouvriers et paysans, les “soviets” au sens littéral et originel du mot. Et il faut que ces conseils ouvriers et paysans constituent effectivement l’ossature du pouvoir de la dictature du prolétariat, grâce à leur centralisation pyramidale de la base au sommet. Au Vietnam, au contraire, non seulement les pouvoirs et le fonctionnement des Conseils populaires ne sont pas ceux de tels conseils soviétiques (puisqu’ils n’ont qu’un pouvoir de gestion), mais encore l’Assemblée nationale n’est pas l’émanation des Conseils aux différents échelons. La représentation nationale du pouvoir d’Etat est institutionnellement coupée de l’organisation locale et régionale des conseils : les députés sont élus par le biais de circonscriptions électorales ad hoc. D’où la difficulté à déterminer les mécanismes qui permettraient à la population de contrôler en permanence et de révoquer, si nécessaire, ses élus. De ce point de vue là, la structure de l’Assemblée nationale relève plus de traditions politiques bourgeoises que d’une conception de la démocratie prolétarienne.
Le parti dirige, l’Etat gère, les masses contrôlent. Comme l’a très bien dit Truông-Chinh, l’Etat au Vietnam n’est pas construit sur le modèle de la Commune de Paris, ou sur celui de la Constitution (originelle ?) de l’URSS. Il est construit sur le modèle des “Démocraties populaires” [12]. Il y a là un problème de fond, aussi bien en ce qui concerne la marche au socialisme que la lutte contre la bureaucratie.
Les mécanismes institutionnels et la bureaucratie
Je ne veux pas faire ici une critique “normative”, formelle, de la structure du pouvoir au Vietnam, partant d’une idée préconçue du “modèle idéal” de démocratie socialiste. Je ne veux pas prétendre qu’il suffirait que la direction du PCV veuille instituer une telle démocratie socialiste pour que les problèmes du Vietnam soient miraculeusement résolus. Je crois d’ailleurs que la direction du PCV est effectivement convaincue, comme ne cessent de le rappeler ses textes, que la mobilisation active et massive de la population est indispensable dans la transition au socialisme et qu’il faut, pour cela, résoudre le problème de la démocratie : cette leçon correspond, en effet, aussi bien aux enseignements de la lutte pour le pouvoir qu’aux échecs et aux succès (notamment en ce qui concerne la réforme agraire) de la République démocratique du Vietnam de 1954 à 1975. Je reviendrai plus loin sur les origines historiques de la situation présente.
Mais, pour engager une lutte efficace contre la bureaucratie, il faut être conscient de comment les mécanismes institutionnels actuels aident à la consolidation de son pouvoir.
Comment, par exemple, barrer la route aux opportunistes désireux de pénétrer le parti au pouvoir ? Et comment éviter la perte de qualité révolutionnaire de militants et cadres plus anciens ? Comment assurer une sélection efficace des membres ? En tant que parti unique et institutionnellement dirigeant, le PCV n’a pas à gagner au cours d’un libre débat sur les options fondamentales la majorité dans les Conseils populaires : il est a priori majoritaire. Ni les organismes ni les membres du parti ne doivent en permanence s’éprouver dans une véritable confrontation politique ; ils ne peuvent faire leurs preuves. Le parti est protégé parce qu’il est parti unique et parce que sa direction jouit du monopole de l’information et de la discussion des options fondamentales, parce qu’il est au-dessus de l’Etat (donc des masses organisées) : il est en conséquence coupé de la réalité. Les mécanismes de sélection ne peuvent être, dans ces conditions, efficaces.
De plus, l’échelle des salaires (au-dessus d’un certain seuil) et l’échelle des avantages de fonction légaux (auxquels il faut rajouter les avantages de fonction illégaux, mais très réels) est calquée sur la hiérarchie politique, l’échelle des rangs de responsabilité. Depuis longtemps, les partis communistes au pouvoir ont abandonné le principe du “maximum communiste” de l’époque de Lénine qui visait justement à éviter qu’un membre du parti puisse tirer socialement bénéfice de son appartenance au parti. L’une des façons les plus sûres de monter dans la hiérarchie sociale, c’est encore de monter dans la hiérarchie du parti. Position d’autorité, position sociale, possibilité d’améliorer durablement son niveau de vie, tout se cristallise sur le parti et sa hiérarchie politique. Dans ces conditions, les opportunistes trouveront toujours les moyens de pénétrer le parti et d’y acquérir des responsabilités.
Le contrôle extérieur des masses sur l’appareil du parti et de l’Etat n’a jamais, à long terme, suffi à juguler les développements bureaucratiques. L’expérience chinoise est probablement l’une des plus éclairantes à ce sujet. Et l’expérience vietnamienne est loin de l’infirmer ! Seule la possibilité effective de révoquer immédiatement les cadres et fonctionnaires corrompus ou incapables peut assurer l’épuration permanente du parti et de l’appareil d’Etat. Mais cette possibilité n’existe que pour autant que les masses organisées bénéficient du pouvoir de décision, c’est-à-dire que l’Etat est l’organe suprême de la dictature du prolétariat (et non le parti) et que l’organisation collective des masses (les conseils ouvriers et paysans) constitue le fondement même de l’Etat de dictature du prolétariat.
Il faut élever le niveau idéologique et politique des membres du parti, élever le niveau de conscience des masses ? Mais comment le faire quand on prive les membres du parti et les masses de la possibilité de connaître les données de la situation (par la censure de l’information) et de la possibilité de discuter les grandes options en présence (en ne faisant connaître que le point de vue majoritaire dans la direction) ? Il suffit de comparer la richesse de la presse (et notamment de la Pravda) durant les premières années de la révolution russe à la presse des actuels pays socialistes pour prendre la mesure du problème…
La définition des équilibres économiques, en économie planifiée de transition au socialisme, ne peut s’opérer par des mécanismes aveugles comme celui de la loi de la valeur et de la concurrence des capitaux privés en régime capitaliste. L’économie planifiée exige le maximum de transparence politique et socio-économique dans la société de transition au socialisme. Les choix à opérer dépendent souvent autant de considérations politiques (le niveau de mobilisation de la population par exemple) que de considérations techniques et économiques. La possibilité de mettre en œuvre efficacement le plan dépend pour une part de la compréhension de ses objectifs par la population et de son adhésion. Mais comment assurer cette transparence, comment obtenir cette compréhension et cette adhésion si ce n’est à travers un libre débat sur les options possibles ? Comment établir une planification démocratique sans conseils ouvriers et paysans centralisés ? Or, en l’absence d’une planification démocratique, c’est une planification bureaucratique qui s’impose sous le contrôle des agents professionnels du pouvoir. Le plan peut en conséquence devenir un instrument au service de la bureaucratie.
On objectera à tout cela que le rôle et la place dévolue au parti, au Vietnam, découlent de celles qu’il a gagné dans la lutte révolutionnaire et qu’il a fait des décennies durant ses preuves. Le système a marché dans des conditions particulièrement difficiles. Pourquoi n’en irait-il pas de même aujourd’hui ? Pourquoi ? Parce que la période a profondément changé, parce que les tâches de construction d’une société de transition au socialisme sont qualitativement différentes de celles de la lutte pour le pouvoir.
Des mécanismes de direction qui étaient adaptés à la période du combat révolutionnaire (ou des mécanismes de direction qui étaient déjà à l’époque un problème, mais qui étaient alors compensés par d’autres éléments) deviennent au lendemain de la prise du pouvoir des obstacles. Et cela est particulièrement vrai pour une révolution qui a suivi un long processus de guerre révolutionnaire avant de l’emporter contre l’impérialisme.
Les origines historiques du régime vietnamien et le changement de période
Le problème de la sélection des militants (et donc de la qualité du parti) se pose évidemment dans des termes différents au cours des affrontements révolutionnaires et après la victoire. L’adhésion au Parti communiste, au Vietnam, impliquait des risques et des sacrifices considérables ; les opportunistes se tenaient à l’écart. Au Nord Vietnam, de 1965 à 1973 notamment, ce phénomène a continué à opérer partiellement : les nouveaux cadres du Nord étaient envoyés pour des séjours prolongés au Sud, déchiré par la guerre. Mais la sélection “naturelle”, réelle en temps de confrontations révolutionnaires aiguës ne joue plus, pour une part, à partir de 1954 et de façon générale à partir de 1975. Le parti de combat des années passées, même s’il fonctionne de façon relativement bureaucratique, recrute les meilleurs éléments des mouvements sociaux dans la mesure où il sait répondre aux exigences de la situation. Mais après la victoire, seul un régime de démocratie vivant peut assurer le même type de sélection des éléments d’avant-garde.
Cette rupture entre les “normes” établies durant la lutte révolutionnaire et celles qui devraient régir le fonctionnement du nouveau régime est d’autant plus délicate que le processus de guerre révolutionnaire prolongé prépare mal à certaines tâches clefs de l’après-victoire. C’est particulièrement vrai au Vietnam depuis 1965 et les débuts de l’escalade impérialiste avec le débarquement des marines à Danang et l’engagement des bombardements sur le Nord. Et, en ce qui concerne la question discutée ici, 1968 représente certainement un tournant majeur. L’orientation politico-militaire du PCV combinait effectivement actions de guérilla, guerre de mouvement et mobilisation de masse pour l’insurrection populaire. Durant l’offensive du Têt 1968, le PCV s’est appuyé sur des processus d’insurrection de masse, aussi bien dans, les centres urbains que dans les campagnes. S’il avait pu l’emporter à ce moment-là, la victoire aurait été très largement et très directement celle des ouvriers, pauvres urbains et paysans. Le nouveau régime se serait constitué sur la base d’une mobilisation et d’une capacité d’organisation profonde des masses laborieuses. Nombre de problèmes se seraient alors posés dans des termes différents en 1975.
Mais, si l’offensive du Têt 1968 a eu des résultats considérables sur le plan international, elle se solda par une très dure retraite des forces révolutionnaires au Sud Vietnam à cause de la puissance de la riposte américaine. Au fil des années qui ont suivi, le régime saïgonnais fut en mesure de frapper de façon répétée les organismes du parti et des mouvements de masse. L’entreprise américaine de décomposition sociale puis de “vietnamisation” de la guerre se poursuivit des années durant. Et en 1975, les masses saïgonnaises ont assisté en spectatrices bienveillantes à la victoire des forces années révolutionnaires, le régime s’est retrouvé avec une base de masse faiblement organisée et s’est vu obligé d’envoyer massivement des cadres formés au Nord (et souvent ignorants des conditions prévalant au Sud) pour combler les coupes sanglantes opérées dans les rangs des révolutionnaires au Sud par la répression. Cela – combinée avec l’ampleur des ravages socio-économiques provoqués par la guerre américaine – est pour beaucoup dans la brutalité avec laquelle les phénomènes de corruption et d’autoritarisme se sont manifestés peu après la victoire.
On touche là à un problème très général. Le processus sous lequel s’opère la prise du pouvoir, l’histoire des luttes révolutionnaires, influe sur la forme que prendra le nouveau régime révolutionnaire au lendemain de la victoire. Des insurrections en masse assurant une participation physique directe du prolétariat, des couches populaires urbaines et de la paysannerie laborieuse à la prise du pouvoir assurent une base sociopolitique active, organisée et large au nouveau régime, impulsent une dynamique démocratique du point de vue des masses. Quand ce mouvement insurrectionnel de masse est réellement profond, il fait généralement surgir des organes d’auto-organisation de type conseils ouvriers et paysan, qui peuvent devenir la base même, l’ossature du nouveau pouvoir d’Etat, comme ce fut le cas en Russie avec le Congrès des Soviets.
Mais en l’absence d’un soutien actif de la part du mouvement ouvrier occidental et face aux interventions militaires impérialistes, les forces révolutionnaires dans le monde colonial et semi-colonial ont dû résoudre un très difficile problème : comment dans un pays à la structure sociale essentiellement rurale faire face à un ennemi doté d’une puissance militaire considérable, comment inverser progressivement un rapport de force au départ très défavorable ? La réponse fut la stratégie de “guerre du peuple” ou de “guerre révolutionnaire prolongée” sino-vietnamienne. Le problème est historique plutôt que sociologique : la Chine en 1925-1927, le Vietnam dans les années 1930, ont connu des luttes de masses ouvrières et paysannes d’une ampleur extraordinaire, des grèves générales et, dans le cas chinois surtout, d’importants mouvements insurrectionnels. Il n’y a pas un modèle unique de révolution coloniale. Le cours concret suivi par une lutte révolutionnaire dépend d’un ensemble de facteurs nationaux et internationaux, objectifs et subjectifs.
Toujours est-il que dans le cas sino-vietnamien, les instruments du futur régime révolutionnaire se sont forgés dans le cours du même combat de libération : l’armée populaire, un parti de fait unique, l’administration de la zone libérée. La coupure entre les villes et les campagnes ne fut jamais aussi profonde au Vietnam qu’en Chine. Durant la deuxième guerre d’Indochine, notamment, le Parti communiste vietnamien chercha consciemment à maintenir et renforcer son implantation urbaine, à s’appuyer sur une mobilisation de masse touchant l’ensemble des secteurs sociaux, et à impulser des mouvements insurrectionnels. Mais, du fait essentiellement de l’ampleur de l’intervention américaine, la prise du pouvoir fut en 1975 avant tout opérée par l’armée sous la direction du parti. En cela, dans le cadre d’une victoire historique, le PCV a subi un échec lourd de conséquences.
La conception qu’a le PCV du rapport entre démocratie et centralisme dans la société de transition découle, elle aussi, pour l’essentiel de l’expérience de la lutte pour le pouvoir. L’enracinement du parti, le maintien d’une mobilisation de masse de longue durée par delà les aléas du combat pour la libération, l’indispensable autonomie de décision locale (notamment dans la guérilla), la capacité d’adaptation aux nouvelles formes de l’intervention contre-révolutionnaires mises en œuvre par les Français et américains, tout cela a contribué à créer une tradition vivante et profonde de démocratie locale, avant tout dans les campagnes. Cette tradition s’affirme avec force contre le parti au moment de la crise de 1956 (provoquée par une généralisation sous des formes administratives et bureaucratiques de la réforme agraire). Elle redevient une composante effective de la politique du régime une fois l’autocritique de 1956 prononcée, en ce qui concerne la constitution de coopératives rurales où la démocratie est définie comme “la condition sine qua non du succès” [13]. Les enseignements de la lutte révolutionnaire et de la crise de 1956 expliquent aussi probablement la prudence avec laquelle la direction du PCV aborde le difficile problème de la collectivisation dans le delta du Mékong, vis-à-vis d’une paysannerie très individualiste (malgré des “erreurs” commises au début et sanctionnées par des exclusions du Comité central).
Mais cette tradition de démocratie locale se combine avec un centralisme vertical modelé par des années de combat militaire. La conception du secret politique et de l’échelonnage des informations comme des discussions de haut en bas de l’appareil, se nourrit, elle aussi, de l’expérience du combat militaire de libération. Même durant la période de lutte pour le pouvoir, cet équilibre entre démocratie locale et centralisme vertical ne s’est pas établi sans tensions. Mais la direction du parti a réussi à mettre en place des mécanismes indispensables à la formation du consensus au sein des organisations de direction et dans l’ensemble du parti. La capacité à établir ce consensus malgré les très difficiles problèmes de la lutte révolutionnaire représente l’une des principales qualités de cette direction et de ce parti. Mais, une fois la victoire acquise, la conception du centralisme et du secret politique (“militaires”) devient la défense d’un privilège infondé et nourrit une conception bureaucratique du “centralisme démocratique” dans le parti et dans la société.
Autre conséquence du cours suivi par la révolution vietnamienne, le PCV a dû s’adosser durablement à l’URSS, malgré les abandons de la direction soviétique, puis à la Chine, malgré les abandons de la direction chinoise. L’intervention américaine aidant, l’aide soviétique (pourtant distribuée au compte-goutte) est devenue de plus en plus vitale. Et Washington a poursuivi une politique délibérée de destruction massive pour détruire les ressources d’un peuple qu’il ne pouvait briser, pour miner les fondements d’un régime qu’il ne pouvait abattre, pour épuiser un pays qu’il ne pouvait reconquérir. L’impérialisme américain a créé les bases d’une dépendance objective du Vietnam vis-à-vis de la bureaucratie soviétique, prolongeant après la victoire sa politique de destruction par une politique d’isolement et d’étranglement. Là encore, le régime porte les stigmates de la guerre américaine et de la pression exercée par les bureaucraties soviétique et chinoise. Comment, par exemple, lever la censure politique et autoriser une libre information sur les graves tensions qui ont jalonné l’histoire des relations soviéto-vietnamiennes quand l’aide de Moscou s’avère toujours indispensable, vitale et irremplaçable ? Comment, face à tant d’embûches, ne pas craindre les conséquences d’une libéralisation rapide et radicale de la vie politique ?
La direction vietnamienne a depuis longtemps une analyse très critique de la direction soviétique et du “modèle stalinien”. Elle cherche à définir un équilibre original de pouvoir adapté à la réalité vietnamienne. Néanmoins, la longue dépendance par rapport au bloc soviétique (et hier par rapport à la Chine) ne peut pas ne pas avoir des implications idéologiques : elle accentue un sentiment d’appartenance au “camp socialiste” et un phénomène d’identification aux dites “Démocraties populaires”.
Le cours suivis au Vietnam même par la révolution, le contexte international et les alliances mondiales dans lesquels le combat s’est développé ont profondément influencé la structure du régime né des victoires de 1954 et 1975. En cela, le régime vietnamien est avant tout un produit de l’histoire, plus que des idées ou du programme de la direction et du parti vietnamiens. Certains de ces traits se sont même forgés à l’encontre des objectifs du PCV, comme nous l’avons vu en ce qui concerne les conséquences de l’échec relatif de l’offensive du Têt 68 et de la politique américaine de 1968 à 1975. Mais la pensée politique du PCV et de sa direction a, elle aussi, été durablement marquée par cette expérience historique très particulière ; et ce d’autant plus que les enseignements que la direction du parti en a tirés, se sont combinés avec l’éducation reçue au sein du Cominterne stalinisé et avec de profondes traditions étatiques bureaucratiques au Vietnam. Il est intéressant, de ce point de vue, de noter que le PVC a fait preuve de beaucoup plus de liberté d’analyse et de créativité, face aux canons théoriques de l’époque stalinienne, en ce qui concerne le processus de développement de la révolution dans un pays colonial qu’en ce qui concerne la conception de la dictature du prolétariat et le rôle (en l’occurrence substitutiste) du parti.
Qu’est-ce que la bureaucratie ?
L’un des principaux problèmes sur lesquels la direction vietnamienne manifeste ses limites politiques est, à mon sens, celui de la bureaucratie. Pendant longtemps, avec notamment Hô Chi Minh, cette question a pour l’essentiel été appréhendée en termes moraux (le “bureaucratisme”, c’est à dire un comportement et non un problème social). L’accent a été mis, dans la lutte contre le bureaucratisme, sur les “campagnes de rectification”, la “critique et l’autocritique”, le réarmement moral dans un contexte idéologique qui reflète, selon l’écrivain Nguyên Khac Viên, l’empreinte confucéenne sur le marxisme vietnamien. [14]
Depuis, les analyses des dirigeants vietnamiens (notamment celles de Lé Duân) ont pris un tour plus historique et se sont plus systématiquement attachées à résoudre le problème de l’organisation, selon Lê Thành Khôi. [15] Néanmoins, la direction vietnamienne continue à présenter une analyse très restrictive des racines du phénomène bureaucratique. Il s’agit essentiellement, pour elle, d’un lègue du passé (le poids du féodalisme dans les mentalités) et la pression induite par la petite production individuelle et marchande.
Dans ces conditions, la réponse au danger bureaucratique réside avant tout dans un réarmement idéologique, une épuration organisationnelle, une meilleure direction du travail de masse, le développement de la grande production socialiste, ce dernier point étant considéré à long terme comme décisif. Il est vrai que les développements bureaucratiques au Vietnam ont des causes objectives et historiques liées au passé, dont l’arriération économique et sociale du pays, l’héritage culturel, la faiblesse sociopolitique du prolétariat (facteurs hérités auxquels on peut ajouter la pression impérialiste et la dépendance vis-à-vis de la bureaucratie soviétique). Je crois aussi que l’industrialisation et le développement de la grande production socialiste sont, sur le long terme, indispensables au plein épanouissement et à la stabilisation d’une véritable démocratie socialiste. Mais l’exemple de l’URSS (et de certaines Démocraties populaires) montre que tout progrès dans l’industrialisation ne se solde pas nécessairement par recul des processus de bureaucratisation. La bureaucratie peut parfaitement tirer profit, durant toute une période, d’éventuels développements économiques, pour peu que les masses laborieuses restent passives. C’est que le phénomène bureaucratique prend aussi racine dans les contradictions propres de la société de transition au socialisme, et pas seulement dans l’héritage du passé et l’arriération socio-économique.
La principale contradiction qui peut nourrir un développement de la bureaucratie propre à la société de transition au socialisme tient à la combinaison de deux traits de régime de dictature du prolétariat. D’une part, sur le plan économique, la distribution reste inégalitaire alors que les moyens de production sont déjà nationalisés ou socialisés. D’autre part sur le plan politique, l’Etat continue à exister en tant qu’appareil de fonctionnaires. Ajoutons à cela que le parti, en l’absence de mécanismes efficaces de démocratie socialiste, s’identifie aisément à la structure dirigeante de la société, s’interpénètre avec I’Etat. Dans ces conditions, pour peu que la mobilisation des masses soit insuffisante, pour peu que la conscience du danger bureaucratique soit trop faible, pour peu que les mécanismes institutionnels du pouvoir direct des masses laborieuses n’existent pas ou fonctionnent à vide, pour peu que le contrôle sur les cadres et les fonctionnaires soit trop ténu ; dans ces conditions donc, les cadres et fonctionnaires peuvent utiliser leur position d’autorité pour organiser (notamment par le biais de l’appareil économique) la distribution en leur faveur et pour renforcer leur pouvoir autonome sur l’appareil de l’Etat et du parti.
Il y a là un problème général de la transition au socialisme, un danger inhérent à la période de dictature du prolétariat. Ce danger est évidemment particulièrement aigu dans des sociétés de transition arriérées et très pauvres sur le plan socio-économique, dans un monde où la révolution socialiste ne l’a pas encore emporté dans les centres impérialistes. Et c’est cela qui permet de comprendre que la bureaucratie ne se forme pas essentiellement à partir de couches petites-bourgeoises (paysans riches notamment), mais qu’elle émerge du mouvement révolutionnaire et des mouvements de masse eux-mêmes, qu’elle se constitue en leur sein : progressivement, une couche de cadres et fonctionnaires se constitue en couche privilégiée (socialement et politiquement) et elle tend à réorienter en fonction de ses intérêts particuliers le parti, l’Etat, les organismes de gestion économique et de planification, les organisations de masse, ouvrant une crise de la dictature du prolétariat. Elle cherche par ce biais à consolider son propre pouvoir aussi bien à l’encontre des couches petites et moyennes bourgeoises (voir la période de lutte contre les “Nepmen” et de collectivisation forcée en URSS) qu’à l’encontre des masses (brisant leur capacité d’action indépendante). En URSS, les cadres bolcheviks ont d’abord perçu dans la nouvelle bureaucratie le reflet des pressions petites-bourgeoises ou moyennes bourgeoises. Mais l’expérience de l’URSS (puis de la Chine et des Démocraties populaires) a montré que la bureaucratie ne représentait pas, ne défendait pas les intérêts de classe de ces couches-là, mais qu’elle s’érigeait en caste dominante en s’appuyant sur son contrôle de l’appareil d’Etat.
Le danger bureaucratique est avivé par le lègue culturel et socio-économique du passé. Mais il s’enracine avant tout dans les contradictions spécifiques de la société de transition au socialisme. C’est ce qui assigne une telle importance au débat sur les structures du régime révolutionnaire, de la dictature du prolétariat : à long terme, plus encore peut-être que pour l’industrialisation, c’est là l’une des clefs de la lutte contre la bureaucratie.
Une certaine vision du “camp socialiste”
La victoire de la révolution chinoise, en 1949, a représenté un tournant majeur pour les luttes menées au Vietnam face à l’impérialisme français. Le Vietnam a eu un besoin vital de l’aide soviétique et chinoise durant la seconde guerre d’Indochine, face à l’escalade américaine. Mais, les Vietnamiens ont aussi payé un prix très élevé pour la tiédeur du soutien reçu de Moscou ou Pékin. Ils ont dû, comme lors des négociations de Genève en 1954, renoncer à des positions décisives du fait des pressions exercées par les “partis frères”. En ce qui concerne l’aide matérielle, Nguyên Khac Viên notait, dans une interview accordée au Journal of Contemporary Asia, que le PCV n’avait pu que s’incliner quand “certains ont pu nous dire qu’ils ne pouvaient nous fournir le soutien matériel ou technique”. Les sacrifices encourus ont été fort lourds, “cela a été particulièrement vrai durant la guerre qui a été [de ce fait] rendue beaucoup plus dure et plus longue”.’ [16]
De cette expérience ambiguë, la direction vietnamienne a déduit d’une part que le “camp socialiste” était bel et bien une réalité et une réalité à laquelle il fallait durablement s’adosser pour faire face à l’impérialisme ; et d’autre part que les directions de l’URSS et de la Chine (avant 1978) manifestaient de graves déviations opportunistes et nationalistes. Ce jugement sévère, généralement réservé aux initiés, a parfois été publiquement et solennellement exprimé, notamment en juillet 1971 à l’occasion du voyage de Kissinger à Pékin, prélude à la visite de Nixon en Chine et en URSS (1972).
Le Nhan Dan, quotidien du parti, dénonçait dans son éditorial du 19 juillet 1971 la “doctrine Nixon” dont l’un des objectifs est de “diviser les pays socialistes, à entraîner telle ou telle partie à s’opposer à telle autre, afin de combattre le mouvement de libération nationale [...] La politique de Nixon vise […] à réaliser un compromis entre les grandes puissances pour obliger les petits pays à accepter leur arrangement [...]. Nixon engage une politique de compromis en certains points du monde pour concentrer ses efforts impérialistes, pour attaquer en d’autres points. Tout cela aboutit à semer la confusion dans la pensée des masses révolutionnaires et dans les pays socialistes”. [17]
Et le Nhan Dan précisait par ailleurs que “les tendances malsaines” retardent les mouvements de libération, ajoutant que “ceux qui sont fidèles au marxisme-léninisme constatent la faillite et l’échec de ces tendances opportunistes [...]. Pour un pays socialiste, préserver la paix ne peut pas être dissocié de l’aide aux mouvements d’indépendance. Se préoccuper des intérêts immédiats porte non seulement préjudice aux mouvements révolutionnaires, mais apportera en fin de compte au pays qui agit ainsi des pertes incalculables et l’amènera jusqu’à la renonciation à ses nobles obligations internationales”. [18]
Ceci dit, la conception qu’a la direction vietnamienne de la bureaucratie influence évidemment son analyse de la politique des directions chinoise et soviétique. Dans son autocritique présentée au Ve Congrès, le Comité central du PCV a reconnu que des erreurs de jugement avaient eu lieu, en 1975-1976, quant à l’évolution de la situation régionale et internationale. Sur ces questions, la direction vietnamienne a tenté de poursuivre la même politique que celle qui lui avait réussi durant la guerre. On peut penser que le PCV a sous-estimé la profondeur du conflit qui s’annonçait avec les régimes chinois et cambodgien. Hanoï a continué à agir, face aux contradictions montantes, sans en appeler aux masses. Il s’agit, explique Nguyên Khac Viên dans l’interview accordée au Journal of Contemporary Asia déjà cité, d’une question de principe : dans le cas où des désaccords se font jour avec un autre Etat ou un autre parti “frère”, “notre attitude de principe est de faire connaître dans des réunions entre nos deux partis ou nos deux Etats notre position, mais de ne pas discuter publiquement de ces questions [...] afin de favoriser l’établissement de relations de solidarité entre les différents partis communistes du monde”. [19]
C’est donc par choix de “principe” que la direction vietnamienne a refusé d’informer largement la population (le “maître collectif’) d’une question aussi importante que ce qui se passait au Cambodge et la montée des tensions avec la Chine (bien que des informations contrôlées aient été données au compte-goutte par le canal des organisations de masse). Cela pose évidemment un problème pour le fonctionnement d’un système démocratique. Mais, de plus, il faut souligner que cette politique, menée au nom du “réalisme” a bel et bien échoué dans le cas de la crise sino-indochinoise. Les désaccords sont devenus publics, mais à l’initiative de Phnom Penh d’abord, de Pékin ensuite, ce qui a durablement mis en déséquilibre Hanoï sur la scène internationale. Les masses cambodgiennes ont longtemps été laissées dans l’isolement face à la répression du régime Pol Pot ; malgré cela le conflit frontalier entre le Vietnam et le Cambodge n’a pu être jugulé et Hanoï a finalement décidé de l’intervention militaire, la pire de toutes les “solutions”. De ce fait, le régime cambodgien reste, aujourd’hui encore, profondément dépendant du Vietnam. Au lieu de favoriser une solution négociée de la crise entre les régimes vietnamien, cambodgien et chinois, le refus de rendre publiques les contradictions entre partis et Etats a démobilisé les masses de ces pays et a laissé place à une énorme confusion dans les masses en Indochine, dans le mouvement révolutionnaire en Asie du Sud-est et dans le mouvement ouvrier international. L’isolement du Vietnam et du régime Heng Samrin a été largement facilité par la politique de silence longtemps poursuivie par Hanoï.
Ce premier exemple illustre à quel point les mécanismes mis en œuvre par Hanoï durant la lutte de libération pour préserver ses positions malgré le schisme sino-soviétique, ont cessé de fonctionner après 1975. Face à l’escalade américaine, qui menaçait la Chine et l’ensemble du camp socialiste par delà l’Indochine, le PCV a pu imposer un minimum de comportements unitaires à ses alliés (même si, par exemple, Mao Zedong, à la veille du déclenchement de la Révolution culturelle, a fait avorter la publication d’un communiqué commun préparé par la direction du Parti communiste japonais et celle du Parti communiste chinois, communiqué qui reprenait un appel au front uni de défense des révolutions indochinoises). Par contre, une fois l’escalade américaine bloquée, et surtout une fois la victoire de 1975 acquise, l’Indochine s’est retrouvée sous le poids direct des conflits interbureaucratiques (entre la Chine et l’URSS), soumise par ailleurs à une terrible pression de la part de la bureaucratie chinoise. Dans ce contexte, l’information des masses devenait une arme politique indispensable.
Le deuxième exemple porte sur l’analyse que la direction vietnamienne a commencé à avancer, en ce qui concerne la nature du régime chinois, après que le conflit sino-vietnamien ait définitivement dégénéré en conflit total. Pour Hanoï, la Chine n’est plus un “pays socialiste” (alors qu’elle le reste pour Moscou, les Démocraties populaires, nombre de Partis communistes prosoviétiques). Il est douteux, à en croire les positions actuelles défendues à Hanoï, que la Chine n’ait jamais été, depuis 1949, un “pays socialiste”. C’est en effet toute l’histoire du PC chinois qui est revue à la lumière des derniers développements et de la théorie selon laquelle la bureaucratie reflète avant tout le poids du passé (en l’occurrence impérial) et de la petite production (en l’occurrence paysanne). Nguyên Minh Kien présente, dans une petite brochure éditée par le Courrier du Vietnam en 1981 une nouvelle interprétation de l’histoire du PCC. La fraction maoïste y est présentée comme un courant nationaliste et paysan reflétant la pression des traditions féodales. Les opposants à Mao, par contre, et en particulier Wang Ming, auraient représenté l’aile prolétarienne et internationaliste du parti.
Pour Nguyên Minh Kien, “dans ce monde de Yanan [zone de replis où avait trouvé refuge l’Armée rouge après les défaites de 1927-1934], le maoïsme avait pris forme, avec ses formes pratiques et ses formulations théoriques. Ce n’était nullement une variante du marxisme, mais un retour aux traditions chinoises, traditions paysannes et féodales, tradition impériale (et non-impérialiste au sens moderne du mot) [...]“ [20]
Cette thèse mérite, à mon sens, d’être largement critiquée. Elle prend des traits réels du maoïsme pour présenter une analyse des luttes de tendances qui ont déchiré le PCC durant les années 1930 et 1940 (et se sont poursuivies au-delà) qui rejoint pour l’essentiel l’historiographie officielle soviétique. Elle lave de toute responsabilité la direction soviétique (et Staline) dans la défaite sanglante de 1927 alors que le rôle direct de Moscou dans la définition des orientations opportunistes (jusqu’à l’écrasement du mouvement ouvrier de Shanghaï), puis ultragauche (à commencer par la commune de Canton) est bien établi. Elle présente Wang Ming et sa fraction (les “28 bolchévik” ou les “internationalistes”) sous des jours très favorables, Or, je crois que l’on peut dire que le personnage de Wang Ming représentait vraiment le nouveau type d’hommes liges que Staline cherchait à placer à la tête des diverses sections du Cominterne. Un militant du PC chinois, devenu membre de l’Opposition de gauche lors de son séjour en URSS, Wang Fan-hsi, dresse dans ses mémoires un tableau accablant de Wang Ming et de la façon dont il est monté dans l’appareil du Cominterne et du PCC ? [21] Je crois ce tableau véridique ; il correspond bien à l’expérience du mouvement communiste en Europe et à la façon dont Moscou sélectionnait des militants de confiance pour s’assurer le contrôle politique et organisationnel des partis nationaux.
Ce point de vue est corroboré, à mon sens, par l’analyse des luttes d’orientations qui ont opposé Wang Ming à Mao notamment durant la période du Front uni anti-japonais [22] et au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Je crois que l’on peut dire avec Mao que “la révolution chinoise a remporté la victoire en tournant le dos aux volontés de Staline. Le faux diable étranger (Staline) ‘interdisait’ la révolution [...]. Si nous avions suivi la méthode de Wang Ming, c’est-à-dire de Staline, la révolution chinoise n’aurait pas réussi. Mais lorsqu’elle eut réussi, Staline assura qu’elle était fausse” [23]
On pourrait rapprocher la façon dont les cadres vietnamiens sont, au moins pour certains d’entre eux, en train de relire l’histoire de la révolution chinoise, de la façon dont le PCV traite aujourd’hui des divergences qui se sont manifestées entre les “partis frères” durant les luttes de libération. On en apprend maintenant beaucoup sur les tensions entre le PCV et le PCC. Mais qu’en est-il de Moscou ? Pendant longtemps, les Accords de Genève ont été présentés comme une “grande victoire” alors que l’on savait déjà que les Vietnamiens avaient dû accepter des compromis très graves contre leur gré. La “trahison” chinoise à Genève est maintenant dénoncée, et il est vrai que la délégation chinoise a joué un rôle actif pour présenter ces compromis à la table de négociation ? [24] Mais enfin, la responsabilité de la délégation soviétique est au moins aussi engagée que celle des Chinois dans cette affaire ! On voit mal comment Zhou Enlai aurait pu imposer aux révolutionnaires vietnamiens, laotiens et cambodgiens de tels compromis contre la volonté de Moscou et sans l’accord de Molotov...
On voit que la raison d’Etat continue de guider la raison du parti et qu’il y a encore loin de l’histoire réelle à l’histoire officielle. Cela rend difficile la poursuite, au Vietnam comme dans le mouvement révolutionnaire mondial, d’une véritable discussion sur la nature de la crise du “camp socialiste“ ; discussion pourtant indispensable.
4.000 ans d’histoire de la nation vietnamienne ?
Depuis quelques années, le thème des “4.000 ans d’histoire de la nation vietnamienne” est devenu partie prenante de l’idéologie officielle au Vietnam. Cette question aussi mérite, je crois, d’être discutée. Un débat existe depuis longtemps entre historiens du PCV pour savoir si la nation vietnamienne s’est formée durant les guerres d’indépendance, avec la colonisation (et l’influence du marché capitaliste) ou auparavant, avec la formation d’un Etat centralisé bureaucratique. Mais ce débat semble avoir peu de relation avec le thème des “4.000 ans d’histoire...”.
Selon les thèses actuellement en vogue dans les milieux dirigeants du PCV, l’histoire des quatre mille ans passés, dans ce qui s’appelle aujourd’hui le Vietnam, est l’histoire de la formation de la nation vietnamienne. L’histoire de la nation vietnamienne commence donc dans les temps protohistoriques et la formation de cette nation se “parachève” avec l’indépendance reconquise, puis le socialisme. Je voudrais faire à ce sujet trois remarques avant de soulever un problème politique de fond.
Tout d’abord, décrire l’histoire des peuplements dans le delta du Fleuve rouge, des origines au Vietnam moderne, comme celui de la formation progressive d’une nation, c’est faire de la nation un “invariant” dans l’histoire. La nation existe (bien que de façon embryonnaire) dans la longue période de transition vers des sociétés de classe et existe encore (sous forme épanouie) sous le socialisme de demain. La nation n’est plus traitée comme une catégorie historique normale, qui naît et qui meurt à certaines périodes de l’histoire humaine.
Deuxièmement, faire de la nation un “invariant”, c’est évidemment rompre non pas avec une analyse particulière du marxisme classique sur la question, mais rompre sur ce point au moins, avec la démarche méthodologique marxiste. La thèse selon laquelle depuis 4.000 ans, la nation vietnamienne est en formation soulève un problème très différent des débats précédents. La thèse selon laquelle la nation vietnamienne serait née avec l’Etat centralisé, par exemple, remet en cause la thèse marxiste classique selon laquelle la nation se cristallise avec le développement du capitalisme. Mais elle lie toujours la naissance de la nation à un développement historique spécifique : la constitution de l’Etat centralisé (qu’il soit lié au mode de production asiatique ou au mode de production capitaliste). Mais aujourd’hui, les dirigeants politiques (et les historiens ?) vietnamiens détachent l’histoire de la nation de l’histoire des modes de production, des rapports sociaux, etc. Encore une fois, la catégorie de nation cesse d’être analysée comme les autres catégories (classes sociales, marchandise, capitalisme, etc.) dans sa naissance et sa mort. Elle devient une catégorie à part qui échappe au matérialisme historique.
Enfin, du simple point de vue de l’historien, je ne vois pas très bien ce que veut dire que la nation vietnamienne était déjà, de façon embryonnaire, présente dans les populations protohistoriques du delta du Fleuve rouge. Dire que la nation moderne était déjà incarnée dans les peuplades de l’époque protohistorique, c’est en quelque sorte affirmer que l’histoire qui a été devait être. Car il y avait bien des nations possibles dans ce qui s’appelle aujourd’hui le Vietnam. Il aurait toujours (ou presque toujours) été possible de retracer une continuité de peuplement durant ces 4.000 ans. Comment alors affirmer que les populations protohistoriques du delta du Fleuve rouge portaient en elles cette nation vietnamienne-ci ? Continuité de peuplement (donc héritages successifs) ne peut être assimilée à continuité nationale.
L’adoption par la direction du PCV de ce thème des 4.000 ans d’histoire de la nation vietnamienne, et l’importance de la place qu’il occupe dans l’idéologie officielle, soulève un problème de fond : le rôle de l’idéologie nationaliste dans le Vietnam d’aujourd’hui. La conscience nationale occupe une place nodale, et c’est normal. La réaffirmation de l’identité nationale a joué un rôle moteur dans la levée anticoloniale, dans la résistance anti-impérialiste. La lutte révolutionnaire a pris la forme, après le reflux des combats sociaux des années 1930, d’un mouvement de libération nationale, donnant naissance à trois fronts nationaux et trois partis communistes distincts, en lieu et place du Parti communiste indochinois. La question nationale, avec la question agraire, a été l’une des questions centrales autour desquelles la révolution s’est organisée.
Le problème n’est donc pas le poids de la conscience nationale, ou l’importance accordée à la question nationale. Le problème est posé par un développement perceptible des idéologies nationalistes. Bien sûr, la direction vietnamienne réaffirme la nécessité de toujours lier le “patriotisme authentique” à “l’internationalisme prolétarien véritable”. Mais, lors de la crise ouverte avec la Chine sur la question des Hoas (notamment au Nord Vietnam), un climat nationaliste antichinois s’est développé qui a fait de tout communiste d’origine Hoa un suspect et qui a donné aux purges qui ont alors touché les rangs du parti, une dimension inquiétante.
La question est d’autant plus importante que la crise sino-indochinoise nous rappelle à quel point le problème national (dans l’ensemble indochinois comme au sein de chacun des trois pays considérés) reste un problème explosif. Et l’idéologie naturelle de la bureaucratie est nationaliste (au sens négatif du terme). Le cadre d’existence et d’action de la bureaucratie est celui de l’Etat (de l’Etat “national”, ou du parti-Etat). L’appareil d’Etat est l’instrument privilégié de sa politique, tant sur le plan national qu’international. C’est ce qui explique que la bureaucratie puisse recourir dans l’arène internationale à une “diplomatie de puissance” fort classique et que le “camp socialiste” se soit si profondément divisé selon les lignes de partage nationales.
Les idéologies nationalistes favorisent le renforcement du pouvoir de la bureaucratie, dans une société de transition au socialisme. C’est là l’une des raisons qui rendent si importante la distinction entre le nationalisme anti-impérialiste des masses dans un pays dominé et le chauvinisme d’un régime et d’un parti au pouvoir dans une société de transition au socialisme. C’est aussi pourquoi il faut lutter contre les idéologies nationalistes tout en accordant une attention majeure à la question nationale et en défendant de façon intransigeante les droits nationaux.
L’ouverture d’un débat fondamental
Trois dernières remarques pour conclure.
Il n’y a pas à proprement parler de continuité dans l’évolution de l’orientation du Parti communiste vietnamien de 1975 à aujourd’hui. Toute une série d’objectifs que le PCV s’était assignés a été provisoirement abandonnée, toute une série de choix a été remise en cause, des thèmes idéologiques en faveur au lendemain de la victoire ont été écartés. De ce point de vue, l’année 1978 représente un tournant majeur. L’ensemble des contradictions nationales, régionales et internationales se sont brusquement nouées, forçant la direction vietnamienne à modifier son orientation d’ensemble. Le thème de “l’Union nationale” au Sud doit complètement laisser la place à celui de la poursuite de la lutte des classes du fait du sabotage organisé par la bourgeoisie sino-vietnamienne de l’économie. Après le rejet par Phnom Penh des propositions vietnamiennes visant à geler le problème frontalier (y compris en recourant à des observateurs internationaux), et après que la direction Pol Pot ait publiquement dénoncé Hanoï (en décembre 1977), la direction vietnamienne a décidé qu’il fallait à tout prix renverser le régime cambodgien, puis a décidé de recourir pour ce faire à l’intervention militaire. Le conflit avec la bureaucratie chinoise s’est précipité, au Cambodge, au Vietnam même sur la question des Hoas, sur la frontière septentrionale. Les alignements internationaux se sont précisés : Pékin a signé le traité sino-japonais, le Vietnam est entré dans le COMECON (alors que Hanoï avait repoussé avant cette perspective), les négociations sino-américaines se sont précipitées (la normalisation [partielle] des relations entre les deux pays devenant effective début 1979). Le PCV a dû reconnaître l’échec de sa politique antérieure visant à assurer des liens économiques et diplomatiques suffisants à l’Occident afin de diminuer sa dépendance vis-à-vis de l’URSS. Le changement d’orientation du PCV s’est opéré sous la pression des événements, en réaction à des développements partiellement imprévus. Ce qui explique certains éléments de l’autocritique présentée au Ve Congrès.
Il faut se garder d’une vision unilatérale des erreurs commises par le PCV après la victoire de 1975. L’attention se concentre aujourd’hui dans l’opinion internationale, sur les “erreurs de gauche” et la libéralisation économique amorcée depuis 1979. Mais l’une de principales erreurs commises après la victoire était “de droite”, en relation avec l’idéologie d’union nationale. Le pouvoir de la bourgeoisie sino-vietnamienne est resté largement intact au Sud Vietnam alors qu’il aurait pu être décisivement affaibli dans la foulée de la prise du pouvoir. Cette grande bourgeoisie commerçante a utilisé sa puissance considérable pour saboter la relance de l’économie, briser les tentatives de l’Etat de nouer des liens étroits avec la paysannerie du delta du Mékong, jouer sur le stockage illégal des marchandises pour désorganiser le marché, etc. L’action de la bourgeoisie sino-vietnamienne a largement contribué au grave échec du plan quinquennal. Et, pour avoir trop tardé, le régime vietnamien a dû s’attaquer à elle dans les pires conditions nationales et régionales (vu l’aggravation du conflit avec Phnom Penh et Pékin, la crise des Hoas au Nord, etc.)
Enfin, il faut clairement reconnaître qu’il y a, aux développements bureaucratiques au Vietnam, des racines historiques (effet de la domination impérialiste, des guerres successives, de la dépendance par rapport à l’URSS) et objectives (la pauvreté et l’arriération socio-économique) qui sont très difficiles à surmonter. Mais, plus on insiste sur ces difficultés historiques et objectives, et plus on doit reconnaître l’importance du facteur subjectif, de l’action consciente du parti et des masses, pour combattre le danger bureaucratique. Le grand mérite du Ve Congrès du PCV est justement de ne pas avoir escamoté ce problème en se contentant d’invoquer les difficultés objectives (et la responsabilité des cadres subalternes). Les rapports au Ve Congrès ont reconnu, sans ambiguïté, que la responsabilité des organes de direction était engagée et que des facteurs subjectifs jouaient un rôle important (et dans certains cas déterminant) dans la dégradation de la situation dans le pays.
La direction vietnamienne n’a pas cherché de boucs émissaires. Les membres du Comité central non réélus n’ont pas été dénoncés comme des ennemis de toujours, infiltrés dans le parti, responsables de tous les maux, comme ce fut le cas dans les partis soviétiques et chinois. Au contraire, les rapports se sont centrés sur des aspects importants concernant les difficultés de la transition au socialisme, sur les relations entre le parti, l’Etat et la population. Cela peut aider à l’ouverture, au sein du mouvement anti-impérialiste et du mouvement ouvrier international, d’un large débat de fond sur les enseignements qui peuvent être tirés des problèmes auxquels le Vietnam, comme d’autres sociétés de transition, est confronté. Débat important, s’il en fut.
Le 20 mai 1982
Pierre Rousset