C’est un paradoxe assez surprenant. Thomas Piketty est un des rares économistes français de réputation mondiale « de gauche » – ou qui, du moins, se définit comme tel –, et ses deux derniers ouvrages ont connu un succès planétaire. Dans le dernier, publié au Seuil voici un an, Capital et idéologie, il revendique clairement une ambition politique, avec un chapitre qui contient plusieurs propositions et envisage le « dépassement du capitalisme » par l’avènement d’un « socialisme participatif ». Et pour autant, la gauche française, elle, semble regarder ailleurs et ne pas prendre en compte l’aspect propositionnel de l’économiste.
Très commodément placé en fin d’ouvrage, le chapitre « Éléments pour un socialisme participatif au XXIe siècle » ne comptait que 78 pages. C’était une sorte de livre dans le livre permettant de piocher quelques propositions concrètes sans se donner la peine de lire les 1 110 pages précédentes. Bref, c’était un chapitre fait pour les hommes politiques de gauche et un appel du pied clair à intégrer ces propositions dans les futurs programmes de la gauche.
La première proposition était « le dépassement du capitalisme et de la propriété privée » par une « stratégie d’expérimentation » du partage du pouvoir dans les entreprises. Ce partage est très inspiré par la cogestion suédoise et allemande, mais devra aller plus loin en plafonnant le droit de vote des actionnaires (à partir de 10 % du capital, les droits de vote sont réduits des deux tiers de leur montant) et en réservant au moins la moitié des droits de vote aux salariés. Les entreprises les plus petites seraient exclues du dispositif.
La deuxième proposition d’importance serait un impôt progressif sur la « propriété, l’héritage et le revenu ». Thomas Piketty va très loin dans cette proposition en donnant un tableau de progressivité de l’impôt sur la propriété et le revenu avec des multiples par rapport à la moyenne. Ainsi, un individu qui aurait un patrimoine 10 000 fois supérieur à la moyenne serait redevable d’un impôt annuel sur la propriété de 90 % et sur la succession d’autant. Celui qui aurait un patrimoine inférieur à la moitié de cette moyenne paierait 0,5 % par an et 5 % sur la succession.
Cette imposition progressive forte, qui rappelle à s’y méprendre celle des Trente Glorieuses, permettrait une « réforme agraire permanente », fondée sur une « propriété temporaire ». Les deux armes de la redistribution seraient alors un revenu de base et un héritage minimal pour tous.
Le chapitre comporte aussi toute une série d’autres mesures concrètes : transparence internationale des patrimoine, réforme de l’éducation, taxation carbone progressive, coopérations internationales renforcées, notamment au sein de l’UE. Bref, il constitue un ensemble qui ressemble fort à un programme politique.
S’est-il traduit dans les faits ? En dépit des fortes ventes du livre et de l’omniprésence médiatique de Thomas Piketty, la gauche politique française ne s’est emparée que partiellement de ces propositions. Et, un an après la publication du livre, l’intérêt porté par les formations politiques et syndicales est très éclaté et va de l’enthousiasme à l’indifférence (la CGT, par exemple, n’a pas répondu aux demandes de Mediapart sur le sujet).
Pour trouver de l’enthousiasme, il faut aller du côté du Parti socialiste. Le député Boris Vallaud porte un « intérêt déjà ancien » aux textes de Piketty. « Il nourrit avec sa “galaxie” formée d’autres économistes, comme Emmanuel Saez ou Gabriel Zucman, un débat critique nécessaire sur l’économie telle qu’elle ne va pas », explique-t-il. Et d’ajouter : « Il donne une force scientifique et rigoureuse à un certain nombre de discours politiques qui mettent l’accent sur les inégalités. »
C’est d’ailleurs un des rares points sur lequel les grandes familles de la gauche se retrouvent. Éric Coquerel, député La France insoumise (LFI), affirme ainsi « partager avec Thomas Piketty le même constat que nous sommes dans un régime de plus en plus inégalitaire qui connaît actuellement une dérive autoritaire ». Pour lui, c’est une satisfaction que quelqu’un d’aussi lu que lui s’engage dans un « projet alternatif au capitalisme » et accepte l’idée d’un « nécessaire rapport de force avec le capitalisme financier ».
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Quant à David Cormand, député européen d’Europe Écologie-Les Verts, plus critique sur Thomas Piketty, il lui reconnaît aussi d’avoir « stoppé la fuite en avant de certains à gauche dans le libéralisme » par ses travaux sur les inégalités.
C’est donc un acquis sur lequel tous tombent d’accord : en dénonçant le régime d’inégalités du néolibéralisme, Thomas Piketty a permis de replacer les inégalités au centre des débats et de mettre en difficulté le discours du « ruissellement », dont la politique actuelle montre combien il est encore fertile parmi les élites. « Piketty, c’est le clap de fin de l’hybris néolibérale », résume Boris Vallaud.
Mais dès qu’on en vient aux propositions, l’unanimité est moins frappante. Boris Vallaud estime que la question fiscale est désormais centrale et que la crise des « gilets jaunes » n’a fait que l’amplifier. « La fiscalité juste est une vraie demande de la société », explique-t-il. Après avoir travaillé avec Gabriel Zucman à deux propositions de loi sur la fiscalité des multinationales, il s’est attelé à déposer des propositions de réforme de l’impôt sur les successions, réforme cette fois inspirée par Thomas Piketty.
« Nous devons évidemment le traduire politiquement, mais notre idée est que cette réforme doit financer une dotation individuelle à 18 ans et un revenu de base », explique-t-il. Cette dotation, baptisée AILES (Aide individuelle à l’émancipation solidaire), fait aussi l’objet d’une proposition de loi. Elle est néanmoins différente de celle de Thomas Piketty puisqu’elle est « fléchée » et doit permettre de financer une création d’entreprise, le permis de conduire ou une formation.
Même enthousiasme sur la cogestion, qui est une proposition qui, pour lui, rejoint la vieille idée du PS de la « codétermination ». « C’est une condition pour quitter le court-termisme des marchés, aller vers un modèle plus industriel et prendre en compte l’aspect écologique, mais aussi régler les effrayantes disparités de salaires dans les entreprises », constate le député socialiste. Boris Vallaud est donc convaincu qu’il faut mettre les propositions de Thomas Piketty en politique par « les arguments, la conviction et l’acceptation de la contradiction ». Pour lui, le débat de 2022 ne pourra faire l’impasse sur la question des inégalités et de la fiscalité, ce qui placera Thomas Piketty au centre du jeu.
L’accueil est plus modéré chez Éric Coquerel, qui avait débattu avec l’économiste à Mediapart en 2017 [1]. « Les propositions de Thomas Piketty m’ont intéressé mais ne m’ont pas vraiment inspiré », résume-t-il. Certes, la question de l’impôt progressif est plutôt bien accueillie à La France insoumise, mais cette dernière dispose déjà de ses propres propositions. En revanche, le député insoumis reste très circonspect sur la proposition de dotation individuelle. « Je reste plutôt partisan du partage du temps de travail et d’un système qui privilégie la solidarité aux individus », indique-t-il. D’où également une certaine méfiance vis-à-vis du revenu de base. Il préfère donc mettre l’accent sur le rapport capital/travail, plutôt que sur la seule redistribution.
Le point de friction principal reste l’Europe. Malgré une certaine évolution de Thomas Piketty sur le sujet, Éric Coquerel reste très sceptique sur les idées fédéralistes de l’économiste. « Pour nous, toute avancée fédérale viendra briser les cadres de résistances étatiques au libéralisme européen et c’est une vraie divergence avec lui », indique le député.
Il y a donc peu de chance que le « programme Piketty » soit une source du futur programme de LFI. Mais si Thomas Piketty « n’est pas une source d’inspiration » à LFI, c’est du moins un interlocuteur reconnu. « Thomas Piketty renoue avec la tradition sociale-démocrate dans ce qu’elle a pu avoir de meilleur, et je pense que l’on peut discuter avec cette tradition », conclut-il.
Les plus sceptiques sont en revanche les écologistes. David Cormand affirme avoir été intéressé par les analyses du Capital au XXIe siècle, le précédent ouvrage de Thomas Piketty, qui « soulignait que la croissance des Trente Glorieuses était plutôt l’exception ». Mais il a aussi le sentiment que ce constat s’est fait « presque malgré lui ». « Il me semble globalement encore sur des lectures très keynésiennes et redistributives, qui n’intègrent pas vraiment les limites de l’abondance », juge le député européen, qui estime donc que les approches de Pierre Charbonnier, auteur de l’ouvrage Abondance et liberté (La Découverte, 2020, dont on lira ici la chronique [2]), sont plus inspirantes pour lui.
Pour David Cormand, la démarche de Thomas Piketty est très « première gauche », quand il faudrait construire une « troisième gauche » qui lie social et écologie : « Il se concentre sur la répartition juste des richesses, mais pas sur la sobriété juste qui, précisément, nécessite de redéfinir les richesses. » Pour lui, l’écologie demeure réellement « l’angle mort » de sa pensée.
David Cormand estime aussi que l’évolution de Thomas Piketty sur l’Europe ne le satisfait pas. Et, de manière assez cocasse, la critique est presque exactement l’inverse de celle d’Éric Coquerel : « Thomas Piketty propose un nouveau Parlement qui serait l’émanation des parlements nationaux, mais le problème de l’Europe, c’est le poids des États. Ce sont eux qui ont empêché que le projet du Parlement européen propose un plan de relance de 2 000 milliards, avec 1 000 milliards d’euros d’investissement. Il faut donc donner plus de pouvoir au Parlement européen, pas créer une nouvelle émanation des États nations. »
Un an après la parution de Capital et Idéologie, le programme politique du dernier chapitre ne s’est pas imposé dans l’univers politique de la gauche française. La tradition marxiste le rejette, l’écologie politique l’estime à contretemps et La France Insoumise reste prudente. Seuls les héritiers de la social-démocratie montrent réellement de l’enthousiasme. C’est cohérent avec la démarche et l’héritage de l’économiste, qui faisait partie de l’équipe de campagne de Benoît Hamon lors de l’élection présidentielle de 2017, et de celle de Ségolène Royal en 2007.
Certes, Boris Vallaud se dit persuadé que l’évolution de Thomas Piketty et sa réputation ne peut que lui donner un écho plus large. Pour le moment, les lignes ne semblent cependant guère bouger. Un succès médiatique n’est pas toujours un gage de succès politique.
Romaric Godin
• « Malgré le succès planétaire de Thomas Piketty, la gauche française reste dubitative ». MEDIAPART. 16 septembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/160920/malgre-le-succes-planetaire-de-thomas-piketty-la-gauche-francaise-reste-dubitative
Deux économistes s’attaquent aux thèses de Thomas Piketty
Dans un ouvrage à paraître, deux économistes d’inspiration marxiste, Alain Bihr et Michel Husson, dénoncent la méthode développée par Thomas Piketty : un refus de réfléchir sur le mode de production capitaliste qui limite fortement la portée de ses analyses et de ses propositions.
La puissance de frappe médiatique et les 1 200 pages de Capital et idéologie, l’ouvrage de Thomas Piketty paru voilà un an, n’en rendent pas la critique aisée. Et cela est particulièrement vrai à gauche de l’échiquier politique. L’arrivée de l’économiste vedette sur France Inter lors de cette rentrée 2020 comme contrepoint hebdomadaire de Dominique Seux, le directeur de la rédaction des Échos, qui bénéficiait jusqu’ici d’un monopole de la parole économique sur cette antenne, pourrait même laisser penser qu’il incarne à lui seul la pensée économique de gauche.
Ce serait s’égarer.
Car, outre que la traduction politique de l’ouvrage – qui contient pourtant un dernier chapitre propositionnel, « Élément pour un socialisme participatif au XXIe siècle » – est faible (lire notre article [voir article ci-dessus]), il n’y a jamais eu de véritable adhésion générale des économistes hétérodoxes aux thèses de Thomas Piketty sur le plan intellectuel. Ce phénomène avait déjà été largement identifié lors de la publication du précédent best-seller de cet auteur, Le Capital au XXIe siècle, paru au Seuil en 2013.
L’opposition à Thomas Piketty ne se limite pas à des cris d’orfraie devant ses attaques contre la propriété ou ses projets fiscaux venant de cercles libéraux. Plusieurs débats ont déjà montré ces débats et divergences à gauche. On peut citer celui avec Frédéric Lordon (voir ici la vidéo du débat organisé par L’Humanité en janvier [3]), avec Benoît Borrits (voir ici la vidéo de la confrontation en septembre 2019 [4]) ou encore avec Cédric Durand (dont on retrouvera la retranscription ici [5]).
Mais, en cette rentrée, un ouvrage vient apporter une réponse systémique à Capital et idéologie. Ce livre, coécrit par deux économistes, Alain Bihr et Michel Husson, et intitulé Thomas Piketty, Une critique illusoire du capital, est à paraître aux éditions Syllepse. C’est un texte clairement à charge, mais c’est aussi précisément son intérêt. Il s’agit de pointer les insuffisances et les incohérences du best-seller pour rappeler ce qu’il ne peut pas régler.
La vision marxiste acérée des deux auteurs agit comme un solvant sur sa matière et réduit fortement la portée de l’ouvrage. Les deux auteurs déclinent les impasses et les raccourcis et ce à quoi il n’apporte pas de réponse. Mais le principal intérêt est bien qu’il s’agit d’une critique de fond, qui suit avec précision l’ouvrage de Thomas Piketty. Même si le ton est parfois acerbe, on est donc loin d’un texte militant ou d’un procès d’intention, mais bien d’une mise en perspective de ce dernier dans l’histoire des idées économiques.
La principale de ces critiques est celle de la « faiblesse conceptuelle » de Thomas Piketty qui refuse de se confronter aux conditions de production et en est, dès lors, réduit à une description des phénomènes plus qu’à leur compréhension. C’est donc le principal apport du texte de l’économiste star qui est remis en question : celui qui veut que les inégalités sont avant tout le produit d’idéologies justificatrices et de politiques en découlant.
Ce qui d’emblée est souligné par Bihr et Husson, c’est le rapport très étrange et ambigu que Thomas Piketty entretient avec Karl Marx. Dans le titre de son précédent ouvrage, comme dans son nouvel opus, la référence au penseur de Trèves est directe. L’économiste semble alors se présenter comme une forme de successeur de Marx ou comme son dépassement moderne. Mais il refuse tout dialogue avec lui.
Comme le notent les auteurs, et comme ils s’attachent à le démontrer, Thomas Piketty use des notions de capital et d’idéologie « comme si Marx n’en avait jamais traité ». Globalement, ce qui est ignoré par Thomas Piketty dans l’apport de Marx, c’est bien que le capital est avant tout un « rapport social de production ».
Toute la première partie de la critique de Bihr et Husson vient donc appuyer sur cette vision purement phénoménale des concepts mobilisés par Thomas Piketty. Celui de capital est d’ailleurs peu mobilisé, jamais vraiment défini et utilisé comme un résumé de toute forme d’actif donnant à son détenteur richesse et pouvoir. « Une conception fétichiste du capital propre à ce que Marx appelle les économistes vulgaires », soulignent les auteurs. Il faut entendre par « économistes vulgaires » dans la pensée de Marx non pas un jugement de valeur, mais précisément ceux qui s’arrêtent aux phénomènes sans mettre en lumière le sous-jacent, ce qui fait précisément, par exemple, que le capital est un pouvoir.
Pour Piketty, le capital n’est finalement qu’un support des inégalités, car son vrai sujet, ce sont les inégalités. Au reste, comme le soulignent les auteurs, l’ouvrage aurait dû être titré « Inégalités et idéologie ».
Les inégalités, justement. C’est bien le cœur de l’ouvrage et elles y sont fortement documentées avec une masse de tableaux et de données, souvent inédits. Mais ce sont toujours les inégalités de revenus qui sont mises en lumière, autrement dit les inégalités qui sont précisément issues de la vision réduite du capital sur laquelle s’appuie Thomas Piketty. Sa vision là aussi est « phénoménale » et la débauche statistique du livre pourrait bien en être le symptôme : « Piketty ne rapporte jamais les inégalités sociales aux rapports sociaux structurels qui leur donnent naissance, qui les manifestent mais les masquent aussi pour partie. »
Dès lors, la réalité décrite est simpliste, voire tautologique : le capital est mal réparti donc les inégalités sont fortes, mais sont justifiées par les idéologies. Il suffirait alors de briser le cadre idéologique pour permettre la meilleure répartition du capital et mettre fin aux inégalités. Cette vision de l’idéologie comme centrale dans la formation des inégalités est présentée comme la grande nouveauté de Capital et idéologie. Et elle est directement dirigée contre la vision matérialiste de Marx.
Mais une telle offensive aurait besoin de fondements solides. Car, là encore, comme le notent Bihr et Husson, c’est la marque d’un « idéalisme » philosophique que Marx a combattu durant toutes ses années de jeunesse. L’idée que les idées peuvent avoir seules la force de changer un rapport de production était typique des « hégéliens de gauche ». Ce qui a fait la force politique de Marx, précisément, est d’avoir mis en avant le cadre économique et social de la lutte idéologique. La lutte devait d’abord se situer ici, précisément là où Piketty ne regarde que fort peu.
Sa description historique reste donc superficielle. L’idéologie dominante, celle des classes au pouvoir, est prise pour argent comptant de la réalité, parfois avec des raccourcis étonnants comme celui des « sociétés trifonctionnelles », un concept emprunté à l’analyse (déjà contestée) de Dumézil sur les sociétés indo-européennes et généralisé à l’ensemble des sociétés précapitalistes. De même, dans son analyse de la création de « l’État social et fiscal » à partir des années 1920, Thomas Piketty sous-estime profondément l’importance des luttes sociales et du contexte économique pour en faire un simple effet d’une « coalition d’idées ».
Or, on sait que même le New Deal rooseveltien s’est fait dans un contexte d’agitation sociale extrême [6] qui a sans doute déterminé l’administration étasunienne d’alors à prendre des mesures plus fortes que ce qu’elle envisageait de faire de prime abord.
Pour Alain Bihr et Michel Husson, la faiblesse centrale de la pensée de Thomas Piketty est donc sa « méconnaissance du concept de rapports sociaux de production », autrement dit de ce qui, pour Marx, fait l’essence du capitalisme. Cette méconnaissance conduit à une « minoration de l’objectivité des rapports de production et de la survalorisation consécutive de l’autonomie et de la puissance du politique et de l’idéologique ».
La vision de Piketty revient alors à nier ou à minorer les tensions internes aux régimes de production eux-mêmes qui, souvent, sont précisément à l’origine de ces choix idéologiques et de ces modifications politiques. Dans les chapitres 2 à 4 du livre, Alain Bihr, qui a étudié avec une très grande minutie la naissance du capitalisme et son évolution dans ses ouvrages La Préhistoire du capital et Le Premier Âge capitaliste (éditions Syllepse), démonte avec la même précision les raccourcis de Thomas Piketty sur l’évolution de l’histoire économique depuis l’âge féodal jusqu’à l’émergence du néolibéralisme, imprudemment baptisé « hypercapitalisme ».
C’est un passage essentiel qui permet d’opposer deux œuvres majeures sur l’histoire du capitalisme.
Pour appuyer son idéalisme, Thomas Piketty en est donc réduit à une critique classique qui réduit le marxisme à un déterminisme économique. La critique est ancienne, mais elle ne résiste pas à une lecture sérieuse, comme le rappellent Bihr et Husson : Marx est le premier à concevoir clairement les rapports de production comme des constructions sociales, donc humaines. Mais il sait aussi que ces structures s’imposent objectivement aux hommes qui les ont formées et c’est par ce phénomène qu’elles résistent.
L’enjeu révolutionnaire est donc de faire prendre conscience de ce fétichisme pour constater que les rapports sociaux peuvent changer et agir en conséquence. Voilà bien pourquoi Marx entreprend une « critique de l’économie politique », c’est le sous-titre du Capital, autrement dit une remise en cause des fondements de cette objectivité. La démarche de Marx est précisément celle d’un combat contre le fétichisme marchand au cœur du capitalisme tout en étant conscient de la puissance objective de ce dernier.
Un anticapitalisme de façade
L’idéalisme de Piketty n’est pas neutre. La survalorisation du politique pour le politique et non pour sa capacité à modifier les bases du régime de production conduit à des modifications de façade qui, loin de saper les bases du régime de production, le renforcent. L’argument de l’efficacité avancé par l’économiste – toujours prompt à dénoncer ceux qui veulent trop et n’obtiennent rien – est un classique de la pensée réformiste, d’Eduard Bernstein à Tony Blair.
Mais là encore, elle ne résiste pas à l’analyse de Bihr et Husson qui rappellent avec force les limites de cette démarche. Comme ce qui est modifié par l’idéologie, c’est le régime d’inégalités, mais non la nature des rapports de production qui ont produit ces inégalités, on perpétue les conditions de ces inégalités. Les « réformes politiques » au sein du capitalisme sont donc « la condition même de la reproduction » du rapport de production capitaliste, soulignent les auteurs.
En guise d’illustration, on peut se pencher sur la lecture du « moment social-démocrate » et de sa fin. La lecture de Piketty s’appuie sur l’idée que les fameuses « coalitions d’idées » ont permis de renverser les idéologies inégalitaires et de mettre en place des structures de redistribution et de réduction du pouvoir des propriétaires : fiscalité et cogestion. La Suède, passée en quelques décennies d’un régime ultra-inégalitaire à un régime ultra-égalitaire grâce à l’influence de la social-démocratie, est la référence ultime de l’auteur.
Dès lors, Thomas Piketty fait la lecture suivante : le retour des inégalités dans les années 1970-80 correspond à une défaite idéologique de cette pensée sociale-démocrate. Il faut donc en reprendre le flambeau pour lutter contre les inégalités en « finissant le travail » laissé en friche voilà quatre décennies.
Bihr et Husson apportent ici des réponses très précises à cette vision. D’abord, le moment social-démocrate et la naissance de « l’État social et fiscal » sont le fruit d’une évolution interne du régime d’accumulation capitaliste qui a permis, sous la pression des luttes sociales, de constituer un compromis entre la social-démocratie réformiste et les partis bourgeois soucieux du maintien du capitalisme.
Les auteurs expliquent ainsi que l’on passe, entre 1880 et 1920, d’un régime d’accumulation « extensif » (où la priorité est l’augmentation de la durée et de la quantité de travail) à un régime « intensif » (où la priorité est donnée à l’augmentation de la productivité).
« Dès lors, en effet, que le capital adopte un régime d’accumulation intensive fondée sur des gains constants de productivité, il devient nécessaire que s’établissent des mécanismes de partage de ces gains de productivité entre augmentation des salaires (réels, directs et indirects) et augmentation des profits, de sorte que soient assurés les équilibres intersectionnels qui conditionnent la reproduction du capital social dans son ensemble », ajoutent-ils.
Comme, parallèlement, la lutte des classes s’intensifiait du fait même de la massification de la production, ce besoin du capital a rejoint les revendications réformistes de la social-démocratie. L’intensité et la nature de la lutte des classes dans chaque pays ont permis de décliner des États sociaux différents. Bref, on est loin d’un simple basculement politique ou idéologique à coups d’arguments. On a, au contraire, une dynamique entre les besoins nouveaux du capital et l’intensité de la lutte des classes qui détermine un nouveau régime d’exploitation capitaliste et un compromis politique.
C’est bien cela qui explique que même là où l’idéologie sociale-démocrate n’a pas dominé, comme dans l’Allemagne des années 1950 où c’est l’ordolibéralisme qui l’emporte, l’État social s’est néanmoins établi comme une nécessité propre au mode de production du moment. Mais jamais cette évolution, de la fiscalité à la cogestion tant vantée par Thomas Piketty, n’a modifié la nature capitaliste de ce mode de production.
C’est sur ce même mode que l’État social s’est retrouvé dans les années 1970 sous une nouvelle pression, conduisant à la mise en place du néolibéralisme. La période qui s’ouvre alors se caractérise par un fait central, mis en avant par Bihr et Husson : « l’épuisement des gains de productivité ». Ce fait, oublié par Thomas Piketty dans ses 1 200 pages, est majeur parce qu’il change, là aussi, le régime d’accumulation du capital. En théorie, il aurait dû conduire à une baisse du taux de profit, mais ce dernier a continué de progresser grâce à une augmentation du taux d’exploitation, autrement dit du rapport du salaire à la productivité. Pour compenser cet effet de la baisse relative des salaires, induite par un fort taux de chômage ou de précarité, on a eu recours au crédit.
Mais cette hausse du taux de profit n’a pas conduit pour autant à une hausse de l’investissement, qui continue à stagner faute d’opportunités et par la tertiarisation de l’économie. Les profits ont donc été distribués en dividendes et réinvestis sur les marchés financiers.
Tout cela accroît les inégalités : « La montée des inégalités n’est pas une pièce rapportée mais un élément essentiel du capitalisme néolibéral confronté à un épuisement des gains de productivité. » On est loin d’un simple régime politique ou de l’affirmation que les inégalités ne seraient pas d’origine économique comme le prétend Thomas Piketty. Et dès lors, rêver à une possible reprise de l’histoire sociale-démocrate là où elle se serait arrêtée pour des raisons purement idéologiques est un leurre.
Logiquement, de telles illusions conduisent à relativiser l’ambition des propositions de Thomas Piketty qui ont pourtant beaucoup inquiété les économistes mainstream l’an passé. Dans leurs derniers chapitres, les auteurs soulignent en quoi son « socialisme participatif » de la cogestion à la « propriété temporaire », en passant par un revenu de base, est assez peu convaincant, faute précisément de prise en compte des spécificités du mode actuel de production. Passons sur les impasses habituelles, de celle de la réforme de l’Union européenne à l’absence de vrai projet écologique.
Mais il est un fait certain que la cogestion, en soi, n’a jamais modifié le mode de production. Au contraire, elle permet de faire intégrer aux représentants des travailleurs les intérêts supérieurs du capital. Aussi l’Allemagne et la Suède ont-elles connu un basculement néolibéral marqué avec la cogestion et ces réformes néolibérales ont même été facilitées par la cogestion dans ces pays. C’est finalement assez logique : dans une entreprise capitaliste, détenue ou non par ses salariés, les exigences du capital dominent. Alors même que le consensus idéologique est demeuré en faveur de la cogestion dans ces pays, le néolibéralisme s’y est imposé, parfois avec violence.
Autrement dit : le régime inégalitaire a bien été ici imposé par les besoins du capital aux structures de cogestion, qui ont suivi.
Quant à la « propriété temporaire » qui propose une redistribution de 120 000 euros à chaque adulte par un impôt lourd sur la fortune (60 % au-delà de 200 millions d’euros, 90 % au-delà de 2 milliards d’euros), elle fait l’objet d’une critique intéressante. D’abord, un simple chèque de 120 000 euros à chaque individu ne permet guère d’espérer une modification de la nature capitaliste de la production. L’approche est celle d’une vision entrepreneuriale et individualiste de l’économie qui ne garantit en rien une modification du mode de production, ni même la persistance de certaines rentes.
Par ailleurs, il ne s’agit pas de critiquer de tels taux d’imposition, mais de saisir la particularité du moment : la financiarisation de la richesse l’a rendue plus difficile à taxer. Les plus hauts patrimoines sont en effet principalement constitués d’actifs financiers qui, s’ils devaient être vendus pour payer la taxe, s’évanouiraient aussitôt. Une telle taxation manquerait donc sa cible et traduit le fait qu’« une bonne partie des actifs financiers sont du capital fictif en ce sens que leur valorisation a perdu tout contact avec ce qu’il est convenu d’appeler l’économie réelle ».
Il est possible de songer, par cette taxe, à ruiner ce capital fictif en le ramenant à la réalité, mais pas à le redistribuer. Pour les auteurs, c’est le signe d’une grande lacune de la pensée de Thomas Piketty : l’absence de « théorie de la valeur ». C’est ici le signe de la supériorité de la pensée de Marx : pour lui, la valeur capitaliste n’est issue que de l’exploitation. Partant, la « captation » par l’impôt « n’est possible qu’à l’intérieur du montant de plus-value disponible, créé en dernière instance par l’exploitation ».
On est donc rapidement confronté à une impasse qui est celle d’une vision purement redistributive par l’impôt. Pour redistribuer, il faut s’appuyer sur le mode de production qui, lui, est inchangé. « L’accent mis par Piketty sur la seule fiscalité a aussi pour effet d’oublier le lieu où se fabriquent les inégalités, à savoir le cœur du mode de production capitaliste, avec les deux dimensions que nous avons signalées : la baisse de la part salariale et la redistribution d’une part croissante des profits aux actionnaires. Ce sont ces deux sources qu’il faudrait tarir », soulignent les deux auteurs.
Le livre d’Alain Bihr et Michel Husson a parfois la dent un peu dure avec Thomas Piketty. La fonction de l’ouvrage est incontestablement de déboulonner la statue de l’économiste vedette. Cela ne doit certes pas faire oublier l’importance des travaux de Piketty et son impact médiatique. Mais ce livre permet aussi de ne pas oublier que si Piketty a eu le mérite, voilà un an, de reposer au centre du débat public la question de la propriété, du pouvoir en économie et du socialisme, sa pensée et ses propositions comportent de graves difficultés.
Surtout, derrière son manque de volonté à dialoguer avec Marx surgit son refus de penser le mode de production. L’idée que la cogestion et le système fiscal permettront, par eux-mêmes, un dépassement du capitalisme n’est pas convaincante. En cela, comme le disent les auteurs, il y a, peut-être, dans Capital et idéologie, un peu de « tromperie sur la marchandise ».
Mais la réalité est peut-être que l’ouvrage de Thomas Piketty s’inscrit dans une volonté de retour de l’idéologie sociale-démocrate. Ce retour est une possibilité pour faire face à la crise désormais évidente du néolibéralisme. C’était un des quatre scénarios présentés dans cet article sur les hégémonies de l’après-crise. Mais c’est un scénario de préservation du capitalisme, largement différent de celui de la rupture écosocialiste. La divergence entre Bihr et Husson d’une part et Piketty d’autre part, est peut-être la preuve de l’écart entre ces deux voies. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre ce débat.
Romaric Godin
• MEDIAPART. 16 septembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/economie/160920/deux-economistes-s-attaquent-aux-theses-de-thomas-piketty?onglet=full