Le 1er décembre 1932, le Loop, le quartier des affaires de Chicago, est envahi par une foule de près de 25 000 personnes. Le nombre de manifestants est déjà inhabituel, au point que la police, qui avait prévu un dispositif léger, avec des agents isolés les uns des autres, est vite débordée. À l’issue de cette « marche de la faim » de plusieurs kilomètres, le nombre de protestataires a doublé. Les organisateurs eux-mêmes sont surpris. La manifestation a débordé les habituels cercles militants.
Il est vrai que la situation est devenue intenable. Le taux de chômage à Chicago est de 40 % de la population active et la pauvreté est générale. Les expulsions sont quotidiennes. Les aides publiques inexistantes. Certes, le « président de la misère », le républicain Herbert Hoover, qui a mené avec détermination une politique de déflation et d’offre depuis plus de trois ans, a été balayé lors de l’élection présidentielle du 8 novembre. Mais le nouvel élu démocrate, Franklin Delano Roosevelt, qui a obtenu 56 % des votes dans le comté de Cook, celui de Chicago, a surtout bénéficié du rejet de Hoover.
Une manifestation de conseil de chômeurs à Chicago en 1932. © DR Une manifestation de conseil de chômeurs à Chicago en 1932. © DR
Son programme est flou, même s’il se dit en faveur d’une plus forte intervention fédérale dans l’économie. D’ailleurs, le maire démocrate de Chicago, Anton Cermak, qui a battu en 1931 le maire sortant républicain fait ce qu’il peut, mais peine à juguler la vague de misère. Il a certes suspendu les expulsions en août 1931, après des émeutes provoquées par l’expulsion d’une Noire de 72 ans, Diana Gross, qui ont fait trois morts. Mais les expulsions ont repris depuis, la police reste violente et, en octobre 1932, la mairie, financièrement aux abois, a annoncé une réduction de moitié de l’aide alimentaire. C’est cette annonce qui a déclenché cette nouvelle « marche de la faim ».
L’origine de la marche, ce sont les conseils de chômeurs, des groupes de sans-emploi qui, depuis 1930, se sont organisés eux-mêmes pour faire face aux carences de l’État. À Chicago, d’après Howard Zinn, l’auteur d’Une histoire populaire des États-Unis (publié en français aux éditions Agone en 2002), on compte 42 conseils et 22 000 membres, soit le quart de l’ensemble de ces organisations pour tout les États-Unis. Certes, ces chiffres peuvent paraître faibles face aux centaines de milliers de chômeurs de l’agglomération. Ils sont en réalité considérables parce que ces conseils agissent comme des soutiens ponctuels pour les chômeurs face à une situation précise : une expulsion, le refus d’une allocation, un besoin de nourriture. Leur organisation est assez lâche et évaluer leur nombre est difficile. Mais leur existence même prouve que les chômeurs états-uniens de la Grande Dépression n’ont pas passivement accepté leur sort.
Évidemment, dans ces conseils, tout ce que la gauche états-unienne compte de militants est des plus actifs. C’est le cas des socialistes (dont le candidat a obtenu dans le comté de Cook l’excellent score de 2,2 % aux élections du 8 novembre) ou encore des communistes, les plus actifs dans ces conseils et qui entendent, du reste, les dominer politiquement pour les utiliser. Mais il existe aussi d’autres militants qui voient dans ces conseils centrés avant tout sur la survie et l’auto-organisation une chance de permettre au prolétariat des États-Unis de s’émanciper du capitalisme. Parmi ceux-ci figure un émigré allemand au chômage, Paul Mattick.
Paul Mattick combat en permanence l’influence du CPUSA, le Parti communiste des États-Unis, dans les conseils et notamment ceux de la communauté allemande. En 1931, il a tenté de relancer un ancien journal ouvrier germanophone local, le Chicagoer Arbeiter-Zeitung, qui sera coulé par les attaques du CPUSA. Mais dans les conseils, Mattick et son petit mouvement créé à la fin de 1932, le United Workers’ Party (UWP), incitent surtout à l’action concrète. Il fait confiance aux chômeurs eux-mêmes. « L’essentiel pour nous était que les travailleurs – ici les chômeurs – agissent de façon indépendante. Ils devaient décider eux-mêmes ce qu’ils voulaient faire. Nous nous en remettions toujours à eux », explique-t-il dans son autobiographie La révolution fut une belle aventure (L’Échappée, 2013). Sa seule action de propagande consiste alors à publier des revues et à donner des lectures du Capital, de Marx, à qui le voulait.
Paul Mattick © DR
Mais l’essentiel des actions, ce sont d’abord celles, nombreuses, de protestation dans les rues (à Chicago, on en compte 566 pour la seule année 1932), mais aussi les luttes concrètes contre la misère. Dans le Chicago d’alors, lorsqu’une expulsion est effectuée par la police, la réponse est toujours la même : « Call the Reds » (« Appelle les rouges »). Quelques militants des conseils arrivent alors, font sauter les scellés de l’appartement libéré, remontent les meubles et réinstallent la famille. Bien sûr, souvent, cela ne va pas sans quelques rixes avec la police. On rétablit aussi le gaz ou l’électricité. Les chômeurs spécialisés s’occupent de cela. On organise aussi des « réquisitions » de nourriture chez les commerçants. « Nous allions régulièrement chez les boulangers et les bouchers pour exiger qu’ils nous donnent de quoi nourrir les chômeurs », se rappelle Paul Mattick. L’intimidation paie et des cantines pour chômeurs sont mises sur pied pour permettre à ces masses de chômeurs sans droits de ne pas mourir de faim.
Paul Mattick est indéniablement comme un poisson dans l’eau dans ce mouvement. Malgré ses propres difficultés personnelles et financières, il admettra que ces années 1932-1934, sur lesquelles nous reviendrons, étaient « la plus belle période de son existence ». En réalité, à près de 30 ans, il retrouve là les habitudes de son aventureuse jeunesse.
Adolescent au cœur de la révolution allemande
Car ce fils d’ouvrier allemand a été marqué par une étonnante précocité militante et théorique. Né en 1904 à Stolpen en Poméranie orientale (aujourd’hui Slupsk en Pologne), il quitte avec son père cette campagne rude pour Berlin où ce dernier a trouvé un emploi dans l’immense usine Siemens. À 14 ans, en mars 1918, Paul Mattick entre en apprentissage dans cette même usine et participe déjà à des grèves. En novembre, alors que les mutins de Kiel ont déclenché la révolution (d’ailleurs au pic de l’épidémie de grippe espagnole dans le pays), Paul Mattick est élu délégué au conseil des apprentis de l’usine. Il passe alors l’essentiel de son temps « à traîner dans la rue, à la recherche de l’aventure, en ne désirant qu’une chose : participer à la révolution ».
S’il ne participe pas aux journées de janvier, qui voit la répression du Parti communiste allemand (KPD) et l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, il s’engage clairement avec l’aile gauche de ce parti qui refuse le parlementarisme et préconise une révolution par les conseils ouvriers. En décembre 1919, au congrès de Heidelberg, cette aile gauche est expulsée du KPD par l’avocat Paul Levi (qui en sera lui-même expulsé en 1921). Les exclus fondent alors le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD) que Paul Mattick et son groupe de jeunes de Charlottenburg rejoignent comme une évidence.
Fraternisation entre manifestants et soldats à Berlin, novembre 1918. Sur la pancarte : « Frères ! Ne tirez pas ! » © DR
Les trois années suivantes, le jeune homme – il a, rappelons-le, entre 15 et 18 ans – est de tous les grands moments du mouvement ouvrier allemand. Il participe au soulèvement contre le putsch militaire de Kapp en 1920 et échappe de peu à la mort. Parti à Cologne, il participe à la résistance passive contre l’occupation française de la Ruhr et aux nombreuses grèves insurrectionnelles qui émaillent alors le quotidien de la république de Weimar. À l’occasion, il participe aussi à des « réquisitions », des cambriolages, pour financer le mouvement. Les pratiques, dix ans plus tard, des chômeurs de Chicago ressembleront à ces actions menées dans les rues de Berlin. Parallèlement, Paul Mattick ne cesse de travailler en usine et de lire. À Cologne, il fréquente les milieux intellectuels conseillistes. Après l’échec des soulèvements et la prise en main par Moscou des mouvements ouvriers, le KAPD voit son influence réduite. Et Paul Mattick décide de quitter l’Allemagne pour les États-Unis en 1926.
Arrivé chez de lointains parents avec qui il se brouille rapidement, il trouve un emploi à Benton Harbor, une petite ville du Michigan, dans une usine d’emballage. Isolé (sa famille le rejoindra en 1928), il trompe son ennui en entamant une lecture systématique du Capital de Marx et de L’Accumulation du capital de Rosa Luxemburg, mais aussi en militant dans le syndicat Industrial Workers of the World (IWW). Ce syndicat, fondé en 1905, était d’inspiration révolutionnaire et s’opposait vigoureusement à la position « pragmatiste » et nationaliste de l’Association américaine du travail (AFL), le syndicat dominant d’alors. Les « wobblies », comme on nommait les membres de l’IWW, étaient surtout des émigrés récents et préconisaient la grève insurrectionnelle. À la fin des années 1920, l’IWW est sur le déclin, mais Paul Mattick y adhère à son arrivée à Chicago en 1928, où il trouve un emploi chez Western Electric, le monopole local de téléphonie, à Hawthorne Works, un atelier géant qui regroupe alors 43 000 ouvriers. Il y restera jusqu’à son licenciement au début de 1931.
Paul Mattick est lui aussi victime de la crise. Il tente alors plusieurs actions, comme la relance du CAZ, mais aussi une tentative de fusion entre l’IWW et le KAPD et sa branche syndicale, l’AAU, qui échouera. Mais c’est dans le mouvement des conseils de chômeurs qu’il retrouve l’enthousiasme de ses jeunes années. Dans ce mouvement, comme dans l’Allemagne de 1918, le prolétariat soumis à la rigueur de la crise capitaliste semble décidé à se prendre en main. Et comme au début des années 1920, il se retrouve face à des communistes décidés, eux, à maîtriser et exploiter ce mouvement pour leur propre profit. Cette lutte d’influence dans laquelle Paul Mattick va essuyer les habituelles injures staliniennes de « social-fasciste » comme les figures conseillistes des années 1920 avaient essuyé le mépris léniniste de la Maladie infantile du communisme. Il lui en faudra cependant plus pour abandonner le combat.
La fin du mouvement des chômeurs aux États-Unis
Le mouvement des conseils de chômeurs va connaître son apogée après la marche de fin 1932. En mai 1933, alors que Franklin Roosevelt est à la Maison Blanche depuis deux mois, une convention du Midwest de ce mouvement est convoquée à Chicago. Une centaine de représentants s’y réunissent, représentant tous les groupes politiques, des trotskystes aux communistes en passant par les socialistes et les adeptes d’Abraham Muste, un pasteur d’origine néerlandaise qui adopte un ton plus « patriotique ». Paul Mattick, lui, représente l’UWP et le Proletarian Party, une formation léniniste dont il n’est pas membre (il en sera exclu une heure après son adhésion à la suite d’un débat théorique). Il est élu au comité exécutif de la conférence, mais cette dernière est le chant du cygne du mouvement des chômeurs.
Devant l’incapacité de l’instrumentaliser politiquement, il est en effet abandonné par les socialistes et les communistes, tandis que Roosevelt, face à l’urgence de la situation, lance un New Deal progressivement plus ambitieux que son programme. La mobilisation des chômeurs, puis la série de grèves sauvages qui émaillent l’année 1934 lui font comprendre qu’il faut agir. Des mesures d’aides sociales puis de relance des grands travaux sont prises jusqu’en 1935 ainsi que l’instauration d’une assurance-chômage. L’économie reprend très progressivement, mais les politiques menées démobilisent une grande partie des chômeurs.
La signature de la création de la Tennessee Valley Authority, symbole du New Deal. © DR
Paul Mattick va poursuivre son action pendant encore quelques mois, mobilisant notamment une partie des chômeurs qui suivent encore l’UWP pour soutenir les grèves de 1934. Mais globalement, conclut-il, « les chômeurs se sont mis à la disposition de l’État et ont ainsi pu survivre même avec un niveau de vie faible ». C’était effectivement le revers d’une organisation qui répondait surtout à une urgence et à des situations concrètes sans jamais se traduire par la naissance d’une conscience de classe. Comme le souligne l’historien Roy Rosenzweig dans l’ouvrage collectif Workers’ struggle, past and present (Temple UP, 1983), les conseils de chômeurs « n’ont constitué ni une force révolutionnaire, ni même un authentique mouvement de masse ». C’était une réponse pratique à une situation d’urgence à laquelle les masses ont pu se lier ponctuellement. « Le mouvement radical des chômeurs a souvent réussi à obtenir des gains immédiats concrets pour les chômeurs au niveau local, mais il a eu beaucoup moins de succès à créer un mouvement révolutionnaire basé sur les chômeurs », conclut Rosenzweig.
Il n’empêche. Paul Mattick a sans doute raison d’affirmer que « jamais sans le mouvement massif des chômeurs, l’État fédéral n’aurait promulgué ses nouvelles lois et mis en place ses programmes » de peur que « les choses ne [lui] échappent ». Roosevelt lui-même a longtemps résisté à l’idée d’une assurance-chômage et l’histoire du New Deal est aussi (et on l’oublie souvent) l’histoire d’une réponse permanente à la pression des grèves et des manifestations. Howard Zinn a bien montré combien les conflits sociaux se sont poursuivis jusqu’à ce que la Seconde Guerre mondiale n’y mette fin. La création de la Confédération des organisations industrielles (CIO) en 1935 pour concurrencer l’AFL et reprendre, du moins dans les conflits locaux sinon dans son internationalisme, le flambeau des IWW le prouve. La situation sociale aux États-Unis demeure constamment tendue durant les années 1930. Pour éviter que cette tension ne se traduise politiquement, il fallait manier la répression (que FDR utilisa largement) et de généreux programmes sociaux. C’est ainsi que le New Deal s’est imposé.
Pour Paul Mattick, le bilan est contrasté. Sur le plan théorique, il a pu, comme en 1918-1919, constater la capacité d’auto-organisation des masses et leur capacité à répondre à des besoins sans pouvoir central. Sur le plan politique, le mouvement des chômeurs lui a permis de sortir du milieu étroit des émigrés allemands de gauche. Pourtant, il est évident que le courant qu’il incarne n’a pas réussi à s’implanter dans la classe ouvrière américaine qui a cédé aux sirènes du New Deal rooseveltien. L’UWF a une vie courte et se transforme à partir de 1934 et jusque dans les années 1940 en un groupe principalement centré sur des publications théoriques d’assez haut niveau : International Council Correspondence, Living Marxism et enfin les New Essays.
L’émigré allemand vit alors comme il peut, s’installe à New York, recherche des postes académiques qui lui sont évidemment tous refusés à la Fondation Guggenheim ou à la Brookings Institution. En 1941, il doit retourner travailler en usine à Chicago, dans une fabrique d’aimants pour microphones. Sur le plan intellectuel, il est de plus en plus isolé. La gauche états-unienne, y compris le Parti communiste, a apporté un soutien direct ou indirect aux politiques du New Deal. Paul Mattick s’y refuse et développe alors une réflexion sur les raisons profondes de cette adhésion des masses. Cette réflexion, entamée dans les années 1930, ne s’achèvera réellement qu’avec son décès en 1981 à Cambridge, dans le Massachusetts.
En réalité, cette réflexion sur la nature du combat contre le capitalisme a commencé très tôt. Comme il le rappellera plus tard, « il est faux de dire que je me suis occupé de théorie tardivement ». Théorie et pratique ont toujours été intimement liées dans son parcours. Lorsqu’il « faisait » la révolution allemande, dans les années 1920, à la Freie Sozialistische Jugend (la Jeunesse socialiste libre), puis au KAPD, il lit, entre le travail à l’usine et l’activité militante, ce qui lui tombe sous la main et écrit déjà des textes théoriques. Et dans les années 1960-1970, alors qu’il est principalement un théoricien, il maintiendra les liens avec les mouvements radicaux aux États-Unis et en Europe.
La théorie des crises
Pendant les années 1930, la question principale qui occupe Paul Mattick est celle de la crise du capitalisme. Pour lui, la nature et les causes de cette crise aident à comprendre la réponse des États et la stratégie à mener. Le point de départ de cette réflexion est la lecture d’un ouvrage publié en 1929 en Allemagne et écrit par l’économiste Henryk Grossmann, La Loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste. Sa lecture apparaît comme une révélation pour Paul Mattick. Il s’appuiera sur lui jusqu’à ses derniers textes. La thèse de Grossmann pose comme phénomène central du système capitaliste la contradiction entre la nécessité de dégager du profit de la production et le fait que cette nécessité même conduit, par l’augmentation de la productivité, à plus de capital fixe (machines) et moins de capital variable (travail) et donc à moins de capacité de profit à terme puisque la plus-value (la valeur issue du travail humain) dégagée est alors absorbée par les besoins du capital. Ne reste alors comme solution qu’une fuite en avant pour augmenter la plus-value avec une intensification de l’exploitation du travail.
Edition originale de l’ouvrage de Henryk Grossmann. © DR
Pour Grossmann, la clé de la compréhension du capitalisme est donc sa « composition organique », autrement dit le rapport entre le capital fixe et le capital variable. « Plus la composition organique est élevée, plus le taux de profit est bas », résume Mattick dans sa chronique du livre de Grossmann dans ICC le 1er novembre 1934. Mais la tendance naturelle du capitalisme va vers une composition organique de plus en plus élevée. Dès lors, l’accumulation du capital qui est le vrai but de la production capitaliste devient une entrave aux revenus des capitalistes, autrement dit à la masse de profits qu’ils peuvent conserver puisque le capital fixe absorbe l’essentiel de la plus-value. La crise ne survient donc pas lorsque le taux de profit baisse, mais lorsqu’il a tellement baissé que l’accumulation devient impossible. Il faut alors dévaluer le capital fixe et augmenter la plus-value. C’est alors une crise qui ressemble étrangement à celle de 1929…
La conséquence qu’en tire Mattick est la suivante : « L’accumulation est un processus qui inévitablement conduit à une surproduction de capital, à une augmentation continuelle du chômage. » Dès lors, « sur la base de cette analyse, la question n’est plus de savoir si le système capitaliste va s’effondrer, mais plutôt pourquoi il ne l’a pas déjà fait ». Et c’est cette question qui va occuper Mattick pendant 35 ans. Car, contrairement aux critiques qui ont immédiatement accompagné la publication du livre de Grossmann, cette vision n’est pas mécaniste. Elle pose, dans la foulée de Marx, un phénomène qui ronge le capitalisme de l’intérieur. À mesure que les forces productives se développent, le capitalisme peine de plus en plus à trouver les moyens de dépasser les crises. En théorie, ce phénomène conduit à l’effondrement du système capitaliste.
Sauf si on le maintient en vie par d’autres moyens, ce que Paul Mattick appelle des « tendances qui contrecarrent cette tendance » (« counteracting tendencies »). C’est ici que les monopoles, l’expansion des marchés ou l’État jouent le rôle de « roues de secours » capables de maintenir la production de plus-value à un niveau suffisant. D’où la conclusion : « le capitalisme ne s’effondre pas automatiquement », il le fait par l’action de la lutte de classes, par l’organisation des travailleurs, ceux qui finissent par rejeter l’inévitable paupérisation, lorsque « d’une lutte sur les salaires, les heures de travail, les conditions de travail ou l’aide sociale, on passe à une lutte pour le renversement du système capitaliste de production ».
L’édition originale de Marx et Keynes © DR
Dans les années 1950 et 1960, Paul Mattick va s’efforcer de montrer combien le keynésianisme théorique et pratique est une de ces méthodes visant à retarder l’effondrement capitaliste. C’est l’objet de son texte le plus connu, Marx et Keynes, publié en 1966 et qui, à l’époque, comme celui de Grossmann, fut mal reçu dans la communauté des économistes. Cette critique de ce qu’il appelle « l’économie mixte » apparaît alors hors de propos au moment où le capitalisme semble persuadé d’avoir maîtrisé ses contradictions. Mais la critique de Mattick est devenue cependant pertinente lorsque l’économie mixte s’est effondrée dans les années 1970, conduisant à une nouvelle fuite en avant de l’accumulation par la pression sur le travail, l’expansion des marchés et le développement technologique.
Dans les années 1930, c’est déjà cette même critique qui est au cœur du propos de Paul Mattick : le New Deal rooseveltien, le « capitalisme d’État » soviétique ou fasciste ne sont que des moyens de faire tenir l’accumulation de capital et maintenir les ressorts de l’exploitation du travail. Sa critique féroce du New Deal qui tente d’apaiser la lutte de classes aux États-Unis rejoint alors son antibolchevisme et son antifascisme. L’attachement soviétique à la loi de la valeur et à l’accumulation sous la férule d’une classe bureaucratique lui apparaît comme un moyen d’adapter le capitalisme à la situation russe, le maintien de l’exploitation par d’autres moyens. Il en va de même des régimes fascistes qui ont répondu à la crise par une concentration étatique et une mise au pas du travail.
Ces positions le conduisent à la fin des années 1930 à une position radicale : la seule lutte valable est celle contre le capitalisme. Cela a pu l’amener à prendre des positions qui ont été mal comprises au sein de la gauche états-unienne et des milieux d’émigrés allemands. Mais c’est aussi une tendance qui a été commune à plusieurs penseurs des oppositions de gauche au sein du mouvement ouvrier, du trotskysme au conseillisme. L’antifascisme de Paul Mattick ne fait pas de doute, c’est un type de régime qu’il a en horreur, mais il ne peut se résoudre à se ranger dans le camp de l’économie mixte ou du capitalisme d’État soviétique pour le combattre. « Je suis contre la guerre capitaliste comme je suis contre la paix capitaliste », expliquera-t-il plus tard.
Un marxiste original plus que jamais d’actualité
Cette position le mènera à un isolement de plus en plus fort. Dans les années 1950, alors que le maccarthysme ne l’épargne pas, il se retire dans une communauté rurale du Vermont (qui sera plus tard le fief de Bernie Sanders) et développe sa théorie des crises. Il est redécouvert lorsque la double critique du bolchevisme et du capitalisme renaît dans les années 1960 et 1970. Mais sa position demeure singulière, alors que les mouvements critiques demeurent peu enclins à se pencher sur la question économique.
Le marxisme de Paul Mattick est effectivement très particulier. Il a poussé la théorie de Grossmann au bout de sa logique, à un point qui a même effrayé le professeur allemand qui finira sa vie dans un douillet poste de professeur de l’économie de Leipzig en RDA. Plus tard, il dira : « Pour moi, être marxiste orthodoxe, c’est reconnaître que Marx a découvert le talon d’Achille de la société capitaliste. Il l’a saisi à partir de la conception matérialiste de l’histoire et en appliquant la théorie de la valeur à la théorie de l’accumulation. (…) Toutes les autres choses que Marx a dites m’importent peu : ce sont souvent des bêtises. Non pas parce qu’il était idiot, mais parce qu’il vivait dans un autre monde, avec des problématiques différentes. »
On retrouve ici, outre l’influence de Grossmann, celle de Karl Korsch, un des plus proches amis de Mattick à la fin des années 1930 (avec lequel il a néanmoins eu des différends importants). Korsch est un juriste membre du KPD après la Première Guerre mondiale et qui, après avoir été brièvement ministre de la justice d’un gouvernement « d’union de la gauche » dissous manu militari par le régime de Weimar, s’est retrouvé dans l’opposition à la bolchevisation du Parti communiste. Exclu en 1926 alors qu’il est député, il se rapproche du KAPD avant de fuir l’Allemagne nazie dix ans plus tard pour les États-Unis. Parallèlement, avec Marxisme et philosophie publié en 1923 (traduit en français aux éditions Allia en 2012), il s’impose comme un des meilleurs philosophes marxistes de son époque.
Karl Korsch © DR Karl Korsch © DR
Karl Korsch est un contributeur régulier des revues de Paul Mattick dans les années 1930. Mattick adhère particulièrement à la vision de la « spécificité historique » de Korsch selon laquelle le marxisme est une méthode avant d’être une doctrine. Cette méthode permet de replacer les processus sociaux dans leur contexte historique. Pour faire simple : le capitalisme est un phénomène historique qui produit des structures et des idéologies qui lui sont propres. En cela, la pensée de Marx elle-même doit être pensée historiquement comme une pensée du capitalisme, d’une part, et du capitalisme de son époque, d’autre part. Au bout du compte, l’aspect révolutionnaire du marxisme est celui-ci : sa capacité à faire prendre conscience de l’aspect fondamentalement nouveau d’une société communiste « qui cesse d’être explicable à l’aide d’aucune catégorie bourgeoise », indique Korsch.
C’est cette méthode que va employer Mattick pour sa critique du marxisme-léninisme et du bolchevisme. Comment se prétendre une société communiste lorsque l’on applique rigoureusement les lois de la valeur et de l’accumulation ? Mais cela est tout aussi vrai du réformisme social-démocrate. En 1939, dans sa critique du Karl Marx de Korsch (traduit en français aux éditions Ivrea en 1971, réédition en 2002), Paul Mattick explique que ces soi-disant marxistes se contentent de voir dans la « société socialiste une forme modifiée de capitalisme » et de retrouver « sous des noms différents, les catégories de l’économie capitaliste ».
La pensée de Paul Mattick n’est donc pas qu’un simple « conseillisme », c’est une pensée qui s’appuie sur une vision d’un capitalisme comme un phénomène historique en « crise permanente » pour reprendre le titre de sa revue de Grossmann de 1934. Toutes les formes d’organisation qui tentent de prolonger la vie du capitalisme ne font donc que retarder son inévitable effondrement et donc repousser la possibilité du communisme. Sa critique du marxisme orthodoxe dont sont issus le réformisme et le léninisme pourrait se résumer à ce vieux slogan anti-syndical des années 1960 : « Toujours prêts à prolonger d’un millénaire les peines du prolétariat à seule fin de lui conserver un défenseur ».
Paul Mattick, lui, est resté sur la même ligne : « Il m’importe de prouver que le système capitaliste va disparaître un jour, exactement comme ce fut le cas de toutes les sociétés de classe par le passé. » Pour autant, on l’a vu, il ne s’agit pas de s’asseoir et d’attendre la fin annoncée du capitalisme. Sa capacité de résistance est réelle. « Je suis persuadé que ce processus [de crise permanente du capitalisme] peut durer beaucoup plus longtemps que ce qu’imaginaient Korsch et Marx. » La question est alors : à quel prix ? Et c’est là où la question écologique devient centrale pour Paul Mattick à la fin de sa vie : « Je suis convaincu que l’on ne peut pas escamoter la question de la transformation du capitalisme en socialisme. Encore plus aujourd’hui où ce système risque même de détruire la planète. » En 1977, il publie un petit texte, Écologie et capitalisme, où il intègre la question environnementale dans l’enjeu d’une vraie transformation socialiste. Sans elle, ou le capitalisme emportera la planète avec lui, ou il devra accélérer l’exploitation du travail.
La lutte des classes n’est donc pas absente chez Mattick, elle reste fondamentale. La révolution, comme transformation du capitalisme en socialisme, « doit être faite par les travailleurs, dont une grande partie est composée de techniciens et d’intellectuels aujourd’hui prolétarisés, (…) avec leurs propres idées de l’avenir ». Si le socialisme est la fin de l’exploitation, alors elle ne peut se faire que par ceux qui ont intérêt à ce nouveau système. C’est ce qui a intéressé Mattick dans le mouvements des conseils allemands et des conseils de chômeurs : des hommes guidés par leurs besoins, autonomes dans leurs décisions communes et mettant ensemble leurs capacités pour survivre. Autrement dit, comme le soulignaient déjà les statuts de la Ire Internationale : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Mais là encore, rien n’est acquis. La révolution peut ne jamais advenir. C’est pourquoi il faut toujours lutter.
La pensée de Mattick, qui s’est constituée pleinement dans les années 1930, résonne aujourd’hui d’une formidable d’actualité. Son idée que ni le progrès technique, ni l’État, ni les monopoles, ni l’extension des marchés ne pourront éternellement contourner la contradiction fondamentale du capitalisme ne peut que nous amener à une réflexion sur l’état actuel du capitalisme dans le néolibéralisme finissant. La baisse de la productivité malgré les « innovations », l’épuisement du commerce international, le soutien désespéré des banques centrales sont autant de signes du phénomène mis en lumière par Grossmann et Mattick.
Sa pensée prend aussi une étonnante actualité lorsque l’on remarque que, comme dans les années 1918-1919 et 1931-1932, les mouvements sociaux sont dénués de leaders et émanent d’une population qui n’écoute plus une classe politique sans imagination, enfermée dans sa logique capitaliste. Des Gilets jaunes aux mouvements chiliens, libanais ou états-uniens, l’heure est à nouveau à la découverte des capacités d’auto-organisation et de résistance.
Enfin, la crise écologique vient rappeler le dilemme mis en avant par Mattick et déjà dans le Manifeste communiste : socialisme ou barbarie. À condition de savoir, évidemment, de quoi l’on parle. C’est pourquoi, plus que jamais, il est urgent de lire ou relire Paul Mattick, à la façon dont il lisait Marx : en ayant conscience de l’histoire et sans dogmatisme.
Sur Medipart, la série Combattants de l’émancipation dans les années 1930
Les années 1930 sont régulièrement convoquées dans le débat public. Que ce soit pour appréhender ou conjurer les menaces contemporaines, référence est souvent faite à cette décennie de désastres économiques, de confusion idéologique, de violences politiques et de montée aux extrêmes en matière internationale. Si une analogie point par point perd vite de son intérêt [1], cette période de « gros temps historique » fournit des échos qui peuvent se révéler utiles pour penser notre condition présente.
Dans cette perspective, nous avons souhaité mettre en valeur des trajectoires individuelles de « combattants de l’émancipation », qui n’ont rien lâché de leurs idéaux de liberté et d’égalité en dépit du caractère écrasant des forces adverses. Il ne s’agit pas de les ériger en modèles, même si leur courage, tout autant que leur fidélité à la construction d’un monde libéré de l’oppression et de l’exploitation, nous apparaissent édifiants. Cinq portraits, de femmes et d’hommes de nationalités différentes, composent cette série : ceux de Mika Etchebéhère (1902-1992), Carlo Rosselli (1899-1937), Sylvia Pankhurst (1882-1960), Paul Mattick (1904-1981) et Camillo Berneri (1899-1937).
En dehors de leur traversée d’une décennie au cœur de la grande « guerre civile européenne » du siècle dernier, leur unité réside dans leur positionnement hérétique vis-à-vis des doctrines et organisations qui structuraient alors la gauche. Que ce soit au sein du socialisme, du communisme ou de l’anarchisme, toutes nos figures apparaissent comme des contestataires, des dissidents voire des marginaux. Parfois isolées, elles n’en ont pas moins cherché à favoriser des rassemblements pragmatiques contre les destructeurs du monde commun, loin de tout sectarisme ou hubris dominateur, dont elles ont plutôt été les victimes.
Leur rejet des dogmes ne découle pas seulement de la conviction que toute autorité, analyse ou stratégie doit être discutée. Ou plutôt, cette conviction est liée à un autre trait commun de ces personnalités : un engagement plein et entier au service de leur cause, jusqu’à mettre leur vie en jeu. L’intensité incroyable de leurs parcours de vie tient ainsi à cette faculté de conjuguer une activité intellectuelle de critique de l’ordre social et une activité militante de lutte contre les oppresseurs et pour une société alternative.
Œuvres et actes, théorie et pratique, se nourrissent les unes et les autres dans des proportions variables, à l’épreuve des tragédies qui saturent peu à peu l’époque. À cet égard, les traces laissées par ces figures méconnues de l’émancipation ne constituent pas seulement des témoignages d’un temps révolu. Si elles sont inspirantes, au-delà des parcours admirables dont elles sont le fruit, c’est parce qu’elles font encore réfléchir sur les combats d’aujourd’hui pour l’émancipation. Capitalisme, liberté, féminisme, urbanisme, justice globale… autant de réalités et d’enjeux avec lesquels nous devons encore composer, et qui peuplaient déjà l’univers des personnalités que nous avons choisi de mettre en avant.