Depuis plus de trente ans, l’inflation avait quasiment disparu des discussions politiques et de l’esprit des citoyens de la plupart des pays occidentaux. On parlait davantage de croissance, de compétitivité et, depuis 2008, la grande affaire de la politique économique a surtout été d’éviter la spirale des prix à la baisse, la déflation.
Et, soudain, depuis la fin de 2020, la crise sanitaire a tout changé. Les prix se sont mis à grimper. D’abord sur quelques produits, puis de façon de plus en plus généralisée. Ce qui devait être temporaire est devenu un phénomène durable. Et tout le monde en semble perturbé. Politiques, banques centrales et économistes s’étaient en quelque sorte « déshabitués » de l’inflation. Il faut reprendre cette donnée en compte et fixer de nouvelles priorités.
Mais ce phénomène n’est pas tombé du ciel. Ce n’est pas une poussée conjoncturelle quelconque. Comme l’inflation des années 1970 avait marqué la fin du mode de gestion keynésien-fordiste du capitalisme, la poussée du début des années 2020 annonce une forme de crépuscule de son successeur, le néolibéralisme.
Car les causes et la réalité de cette inflation sont profondément nouvelles. La compréhension de ces enjeux nécessite donc de passer par le temps long et l’examen de l’état global du système productif. La tentative de résoudre la situation en copiant les vieilles recettes – au reste peu éprouvées – des années 1980 semble une attitude risquée, résultat d’une mécompréhension du moment historique présent. Car cette poussée inflationniste vient saper les certitudes économiques assénées depuis près d’un demi-siècle.
La promesse impossible de la « grande modération »
Dans les années 1970, l’inflation a été érigée en mal absolu. C’était, affirmait-on, la cause du chômage et du ralentissement de la croissance. Il fallait donc la combattre à tout prix. La « stabilité des prix » garantie par des banques centrales indépendantes et s’appuyant sur une politique de « réformes structurelles » est donc devenue la priorité.
Rapidement, cette priorité a entièrement modifié le modèle dominant. L’inflation était endémique parce que, selon cette lecture, le modèle keynésien-fordiste à base nationale favorisait à la fois les concentrations industrielles, le protectionnisme et la redistribution salariale. La concurrence, le libre-échange et la modération salariale devenaient alors la nouvelle sainte Trinité des politiques économiques.
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Peu importe que ce récit soit faible sur le plan historique et théorique, il s’est répandu dans l’opinion et le monde politique. Et chacun a bien voulu le croire. La promesse était celle d’une compensation des « efforts » des salariés et de la réduction de la sphère non marchande dans la société par une modération générale des prix à la consommation. On pouvait alors comprimer les salaires, dans la mesure où la mondialisation et la libéralisation assuraient des prix réduits.
Le consommateur devait retrouver dans les rayons ce qu’il avait perdu en tant que travailleur. C’était le monde merveilleux de la « grande modération » des années 1990 et 2000 où l’inflation faible était censée assurer le bien-être général.
Mais ce meilleur des mondes s’est vite enrayé, jusqu’à devenir rapidement intenable. Les effets de la mondialisation de la production, de l’individualisation du travail et de la chasse aux syndicats ont plutôt conduit à une décélération globale de la demande et, partant, à celle de l’investissement. La baisse de la productivité a continué, exerçant une pression à la baisse sur les profits et les salaires et favorisant le développement de la sphère productive. Mais après 2008, il a fallu mobiliser les banques centrales, puis l’État, pour tenter de sauver, toujours plus difficilement, ce modèle.
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La promesse des bienfaits de la stabilité des prix était d’autant plus difficile à tenir que cette stabilité elle-même était délicate à tenir. Pendant dix ans, après l’effondrement du secteur financier, les banques centrales ont déversé des milliards d’euros pour éviter la spirale déflationniste, sans réellement atteindre leurs objectifs. Les prix restaient certes en apparence modérés, mais les ménages étaient soumis à une intensification de la pression sur les salaires et les services publics – pour assurer le maintien de la rentabilité du capital. Pendant ce temps, les bulles financières et immobilières se multipliaient, contribuant à creuser les inégalités.
Contrairement à ce que l’on entend souvent, déflation et inflation ne sont pas deux phénomènes opposés, ils sont souvent complémentaires. La « grande modération » a conduit à un sous-investissement chronique, à un étalement et à un fractionnement de plus en plus fort des chaînes de production, et, enfin, à une fragilisation croissante des salariés face au capital. Et ce sont là les sources de la crise inflationniste actuelle.
La spirale prix-profits
Le néolibéralisme, né de la promesse de modération des prix, a donc posé les fondements de la fièvre inflationniste actuelle. On peut le comprendre en songeant à la « flexibilité » face au marché, longtemps vantée comme le nec plus ultra de l’organisation économique et source de la « grande modération ». Grâce à elle, on pouvait obtenir rapidement et à bas coût tout ce dont on a besoin : biens, services, emplois, matières premières. La réponse est forcément rapide et optimale. Elle l’était d’autant plus que les mécanismes de couverture financière permettaient d’anticiper la demande future et, ainsi, de mieux organiser la production.
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Ce qui s’est produit après la crise sanitaire est venu démentir avec violence ces préceptes. La flexibilité et l’efficacité supposée sont devenues un piège. Le brusque va-et-vient de la demande lors de la crise sanitaire n’a pas du tout été anticipé et le système de « juste-à-temps » de l’organisation productive s’est pris les pieds dans le tapis, alors même que le niveau de reprise de la demande reste inférieur à celui de 2019. Dans ces conditions, la mondialisation de la production à la sauce néolibérale n’offre pas de solution, mais devient le problème, la source de la crise inflationniste.
L’organisation néolibérale n’est plus la garantie de la « grande modération », mais le carburant de la reprise de l’inflation. Sa promesse devient intenable. Elle l’est d’autant plus que cette poussée inflationniste est l’occasion pour les entreprises de soigner leurs marges en jouant sur les prix. Ce qui était difficile dans les années 2010 devient possible. Non pas que la demande soit plus forte, mais l’offre est plus restreinte.
Or, là encore, les politiques néolibérales alimentent le mouvement. Comme toujours, le mouvement de libéralisation des marchés s’est accompagné d’une concentration des entreprises, d’ailleurs encouragée par le secteur de la finance qui y voyait de juteux bénéfices. Ce mouvement se traduit par une capacité renforcée des entreprises à imposer leurs prix (leur « pricing power »). La Banque des règlements internationaux (BRI) soulignait ainsi récemment dans son bulletin que cette capacité de formation des prix par les entreprises avait atteint des « plus hauts historiques ».
Dans l’histoire du néolibéralisme, les dernières années ont été marquées par une évolution de plus en plus prononcée vers la constitution de rentes, que les politiques de libéralisation ne freinent pas mais, au contraire, alimentent. Lorsque les marchés sont ouverts, comme dans les années 1970-1980, on voit un moment de déconcentration qui, rapidement, se tarit sous l’effet même de la concurrence.
Récemment, on a pu le constater dans les secteurs technologiques, dans le commerce de détail, dans la téléphonie mais aussi dans la finance où les logiques de gestion d’actifs ont pris le pas sur les logiques de marché. Partout se sont constitués au mieux des oligopoles, au pire des monopoles de fait.
Graphe : Salaire horaire réel, États-Unis, Union européenne et Royaume-Uni. © OCDE
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Dès lors que les matières premières et les coûts de production hors salaires augmentent, on peut alors aisément plus que compenser ce mouvement par des hausses de prix en améliorant sa marge au passage.
Contrairement à ce que l’on essaie de faire croire, la crise actuelle est donc entièrement différente de celle des années 1970. Le mouvement n’est pas, comme le prétendent les économistes orthodoxes, une spirale « prix-salaires » mais une spirale « prix-profits » : ce sont les profits qui encouragent l’inflation et c’est ce mouvement qui conduit à sa transmission au reste de l’économie.
Le recul des salaires réels
Pour éviter que les gains de la hausse des prix ne soient grignotés par des hausses salariales correspondantes, les détenteurs de capital mettent en pratique une austérité salariale de fait en réduisant la valeur réelle des salaires. Et cela est d’autant plus aisé que, grâce aux « réformes structurelles » du passé, le monde du travail ne peut plus répondre aux pressions des prix et défendre son niveau de vie avec autant d’efficacité.
Les syndicats sont affaiblis, les travailleurs isolés et menacés par des licenciements express et par des assurances-chômage affaiblies. Résultat : les salaires réels, autrement dit les salaires prenant en compte l’inflation, reculent. En France, selon la Dares, au premier trimestre, le salaire moyen dans le secteur privé a reculé de 2,3 % en termes réels. Mais le phénomène est le même aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne.
Cette baisse a une signification simple : si les salaires augmentent moins vite que les prix, cela traduit une distorsion de la répartition du coût de l’inflation importée entre capital et travail. Et à une distorsion du même ordre dans la valeur ajoutée. Les travailleurs sacrifient donc une partie de leur niveau de vie pour sauvegarder les profits.
Le cœur de la dynamique inflationniste actuelle, ce sont donc les profits. Aux États-Unis, comme en France, les chiffres sont parlants. Le niveau de marge des entreprises françaises au dernier trimestre de 2021 est largement supérieur à celui de 2019, alors que le niveau de PIB est quasiment le même. Aux États-Unis, le niveau des profits est depuis 2020 à un niveau record.
Graphe : Les déterminants de la hausse des prix entre 1979 et 2019 et de 2020 à 2021. © EPI
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Une étude de l’institut états-unien EPI (Economic Policy Institute) montre clairement les différences avec les années 1970. La croissance des prix unitaires entre le deuxième trimestre de 2020 et le quatrième de 2021 est à 53,9 % imputable aux profits et à 7,9 % aux salaires. Des marges élevées, des salaires en berne : l’inflation des années 2020 n’est donc absolument pas celle des années 1970, ni même celle que la théorie standard défend.
L’inflation forte n’a pas sa source dans une demande excessive, dans une débauche monétaire quelconque ou dans une accélération des salaires causée par un hypothétique plein-emploi, mais dans une capacité des entreprises à sauvegarder leurs niveaux de profits par la hausse des prix et la compression des salaires réels.
C’est tout le paradoxe de l’époque : l’organisation économique et sociale qui devait assurer des prix bas en échange de la modération salariale conduit à des prix élevés sans possibilité pour les salaires de s’ajuster. On en arrive alors à une situation assez rare où les revenus réels s’effondrent, laissant les ménages, surtout les plus pauvres, sans ressources.
Dans les années 1970, la perte de salaire réel dépassait rarement 1 %, soit la moitié de la perte du premier trimestre 2022… Mais le paradoxe n’est qu’apparent : si l’organisation néolibérale de la société vise à donner la priorité aux profits, alors c’est ce qu’elle produit, quelle que soit la dynamique d’inflation.
La course à l’abîme
Face à cette situation, le néolibéralisme reprend donc sa fonction principale : celle de sauvegarder et protéger le capital contre le travail. Alors même que la réalité économique vient fracasser tout le discours défendu depuis la fin des années 1970, on tente de recycler les recettes de cette époque pour faire croire que le maintien des salaires réels, autrement dit le maintien du niveau de vie des salariés, serait le mal absolu. Sans évoquer la question des salaires, alors même que depuis Salaires, prix, profits de Marx (1865), on sait que la question centrale de l’inflation est celle de la répartition de la charge entre salaire et profit.
Samedi 14 mai, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Gahau a ainsi affirmé que « tout le monde perdrait si l’on augmentait les salaires ». En février, c’était son homologue britannique Andrew Bailey qui réclamait une « modération dans les hausses de salaire » pour éviter « une perte de contrôle de la situation ». De leur côté, les gouvernements, à commencer par le gouvernement français, s’échinent par des mesures de subventions des profits (comme les « chèques énergie ») à modérer l’effet de l’inflation sur le consommateur pour contenir les demandes salariales. Ces numéros d’équilibristes se cachent derrière la rhétorique du « pouvoir d’achat » qui évite soigneusement de s’intéresser aux dynamiques en cours.
Tout cela prouve que la logique néolibérale reste puissamment à l’œuvre : la priorité des autorités demeure de sauvegarder les profits. L’ennui, c’est que cette logique commence à s’avancer dans l’impasse. Alors même que le néolibéralisme a enfanté l’inflation actuelle, il semble aussi vouloir accélérer vers le mur qu’il construit lui-même.
Car en cherchant à tout prix à comprimer les salaires et en utilisant l’arme de la hausse des taux pour éviter une spirale de la demande qui n’existe pas, on risque de faire basculer l’économie mondiale dans un nouveau cycle de récession et de provoquer une crise financière. Sans pour autant combattre au reste les sources de l’inflation et des pénuries, qui sont les tensions d’organisation de l’offre et le développement des rentes.
La récession qui vient
Cela signifie qu’une volonté de combattre l’inflation par la demande nécessitera un violent tour de vis et il n’est pas certain que les sociétés déjà affaiblies par des décennies de néolibéralisme en crise et par le Covid puissent le supporter. D’autant que la crise environnementale s’aggrave, faisant encore peser des risques sur les ressources.
Déjà, dans les pays émergents, les plus fragiles et exposés, par exemple au Sri Lanka, les situations politiques s’enflamment sous le coup des restrictions, de la hausse des prix et des pénuries. La prochaine récession risque d’être explosive.
Évolution du PIB et de ses composantes. © Insee
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En France même, au premier trimestre, la consommation a plongé de 1,3 %, menant à la stagnation du PIB trimestriel. Une telle pression sur les salaires réels à la baisse est un fait d’une rare violence dans les économies avancées. Et l’on s’étonne, du reste, de la légèreté avec laquelle les dirigeants « responsables » jugent cette situation saine et normale.
Cette crise n’est pas un hasard. Elle est la traduction d’une impasse profonde : la baisse continuelle des gains de productivité que le néolibéralisme n’a pas freinée. Or c’est là le cœur du problème du capitalisme contemporain. Car si on ne peut pas augmenter la productivité, il n’existe aucun moyen pour les entreprises de compenser la hausse des salaires réels ni les effets d’une plus forte compétition.
Le seul moyen d’assurer la hausse continuelle des profits, ce sont les prix et la compression salariale. C’est la situation décrite par Ricardo en 1815 dans son Essai sur le profit et que la hausse de la productivité avait permis d’éviter jusqu’ici. L’inflation actuelle n’est donc pas un « accident », elle est constitutive de l’évolution profonde du capitalisme contemporain.
C’est aussi pourquoi toute tentative de solution « interne » à cette crise viendra se fracasser sur cette réalité. Il n’est pas possible de se contenter de relancer la demande ou la concurrence, pas davantage qu’il n’est possible de sauvegarder la rente elle-même. Partout, les portes semblent fermées. La logique de rente viendra briser toute tentative « sociale-démocrate » et conduira à une crise sociale et économique, comme le disait déjà Ricardo. Sans compter que, dans tous les cas, ces dynamiques deviennent mortelles au regard de l’évolution de la crise environnementale et hautement inflammables sur le plan social.
Dans ce cadre, la seule option semble de briser la dynamique actuelle du mode de production par un changement radical où la génération de profits ne sera plus centrale. Cela peut passer par des mesures de contrôle d’urgence visant à « casser » la dynamique actuelle : contrôle des prix, indexation des salaires, gestion des pénuries par le rationnement et taxes sur les profits. Mais il faudra ensuite « assumer » la casse des entreprises rentières que supposent ces mesures et réorganiser entièrement par la planification et par la démocratisation le mode de production. C’est parce qu’elle ouvre inévitablement de tels débats et de telles tensions que cette crise inflationniste change tout.
Romaric Godin
• « L’inflation qui change tout ». Mediapart. 18 mai 2022 à 18h58 :
https://www.mediapart.fr/journal/economie/180522/l-inflation-qui-change-tout
Les cryptos en plein krach
La semaine dernière, le marché des cryptoactifs a accéléré une baisse entamée depuis la fin mars. Désormais, ce sont les piliers du système, les stablecoins, qui sont touchés. Un symptôme d’une crise plus générale au sein du capitalisme.
La fête semble bel et bien finie sur le marché des cryptoactifs. Lundi 16 mai, sa valeur vedette, le fameux bitcoin, avait perdu près de 28 % par rapport à la fin mars, à 29 500 dollars. Depuis son plus-haut historique du 8 novembre 2021, à près de 68 000 dollars, le prix du roi des cryptos a fondu de 57 %. Le 11 mai, il était même passé sous les 29 000 dollars, du jamais-vu depuis le 30 décembre 2020.
La capitalisation du bitcoin depuis le 1er janvier.
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La baisse est d’ailleurs assez générale. L’autre vedette du marché, l’Ethereum, a atteint le 13 mai un point bas de dix mois, à 2 014 dollars, soit 58 % de moins qu’en novembre 2021. Au total, la capitalisation totale du marché est passée de 3 300 à 1 300 milliards de dollars sur la même période. Sur la seule semaine du 9 mai, la chute frôle les 600 milliards de dollars, l’équivalent du PIB d’un pays comme l’Argentine ou la Suisse.
Certes, ce « crash » n’est pas le premier. En avril 2021, à la suite d’un tour de vis de l’État chinois sur les cryptos, le bitcoin avait déjà perdu jusqu’à 56 % en trois mois, passant sous les 30 000 dollars en juillet de l’an passé. Il avait finalement fortement rebondi, pour atteindre un nouveau record. Cette affaire avait confirmé la foi inébranlable des partisans des cryptos dans leurs actifs. La preuve semblait être faite qu’ils étaient capables de résister à tout.
Une crise profonde qui révèle la vérité des cryptos
Pourtant, en mars 2022, tout s’est à nouveau effondré. Ce fait seul est venu confirmer l’aspect hautement volatil de ces actifs, capables en un an de perdre 56 %, puis de gagner 100 % pour à nouveau perdre 57 %. Il est venu aussi confirmer que les « cryptos » ne sont pas ce que ses partisans prétendaient qu’ils étaient : de « l’or moderne » capable de protéger contre l’inflation et les « manipulations monétaires » des États.
C’est une décision chinoise qui avait, l’an passé, provoqué un premier krach. Cette fois, c’est l’accélération de la hausse des prix à la consommation qui a affaibli ce marché en dessinant la possibilité d’un resserrement monétaire le privant de ressources pour alimenter la hausse. En parallèle, l’inflation a incité certains détenteurs à vendre pour disposer soit de ressources supplémentaires, soit d’actifs plus stables pour faire face à la hausse des prix.
Capitalisation du marché global des cryptos.
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Le mythe libertarien des cryptos s’est donc effondré comme un château de cartes. Loin de concurrencer les monnaies souveraines, ces actifs sont des objets financiers purement spéculatifs et en cela hautement sensibles aux conditions financières sous-jacentes. Comme, depuis 2008, le secteur financier est sous perfusion massive des banques centrales, les cryptos ne sont donc pas une « défense » contre les manipulations de marché, mais au contraire une conséquence de ces dernières.
On avouera que l’affaire ne manque pas de piquant : ces « monnaies » qui devaient permettre d’échapper à l’emprise et aux manipulations des pouvoirs publics n’étaient bel et bien qu’une bulle alimentée par les banques centrales. Le retour de l’inflation a joué le rôle de juge de paix : la plupart des acteurs ont jugé que la hausse des prix et le possible resserrement monétaire sonnaient le glas de la hausse des cryptos et qu’il était temps de prendre ses gains. Bref, les cryptos ont logiquement suivi depuis quelques semaines le chemin à la baisse des marchés financiers, notamment des actifs technologiques.
Cette fois, l’affaire semble donc beaucoup plus sérieuse. Mardi 10 mai, les résultats trimestriels de Coinbase, la plate-forme de transactions majeure des cryptos, ont montré que le volume des transactions, celui des utilisateurs et des actifs ont tous reculé. Pourtant, entre janvier et mars, les prix avaient baissé par rapport aux plus-hauts de novembre.
Ce qui tendrait à indiquer que la mode est en train de passer. Les cryptos auraient atteint une sorte de point haut en termes d’intérêt. Les montagnes russes de l’année 2021 en ont certainement découragé plus d’un et mis en doute le récit d’une hausse inévitable et perpétuelle qui domine dans le milieu. Concrètement, cela signifie que « l’armée de réserve » de nouveaux investisseurs venant « acheter à la baisse » pour faire repartir le marché est plus étroite. La correction pourrait donc, en retour, être moins vive. Si elle a lieu.
Cours de l’action Coinbase.
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Or rien n’est moins sûr, car le mouvement de correction sur les autres marchés, en particulier sur les valeurs technologiques, ne montre pas de signe de repos. Pas davantage que l’accélération des prix alimentée par la crise sanitaire chinoise, la guerre en Ukraine et les effets de la première crise du Covid. Fed et BCE annoncent des resserrements monétaires et les revenus réels chutent un peu partout dans les pays avancés. Si un des problèmes majeurs du marché crypto est la demande d’actifs, on voit mal d’où viendra le salut.
Au reste, cette nouvelle réalité a été illustrée par la semaine noire que ce marché a connue à partir du 9 mai et qui, pour la première fois, a touché une des « infrastructures majeures » des cryptos, les « stablecoins ».
Les « stablecoins » dans la tourmente
Ces « jetons » sont des cryptos qui garantissent une valeur stable en monnaie réelle. Ils sont très largement utilisés par les acteurs du marché pour acheter et vendre des cryptos classiques. Il est en effet difficile de « convertir » directement des dollars en bitcoins ou en Ethereum, le processus peut prendre du temps et coûter cher. On passe alors par un « stablecoin » qui permet d’agir directement sur le marché.
Ces jetons sont donc des formes de « bureaux de change » du marché des cryptos qui ont une fonction centrale : en assurer la liquidité générale, mais aussi en assurer la sécurité. Lorsque vos bitcoins chutent, vous pouvez vous replier sur un stablecoin pour laisser passer l’orage et revenir ensuite. Ces actifs sont donc des sortes d’outils centraux dans le fonctionnement des marchés. Leur capitalisation a atteint 180 milliards de dollars avant le krach, soit à peu près 10 % de l’ensemble du marché des cryptos. Mais, selon certaines sources, près de 70 % des transactions en bitcoins sont réalisées en stablecoins.
Tout cela ne fonctionne toutefois que si cet actif tient sa promesse : être du quasi-cash dont la valeur est la même que celle du dollar états-unien. Et c’est bien ici que le bât blesse. Concrètement, les acteurs du marché utilisent quatre grands stablecoins : Terra, USD Coin, Binance USD et Tether. Chacun a une façon très particulière de garantir sa valeur. En période de gros temps, ces méthodes sont mises à rude épreuve. Et si ces garanties se révèlent fragiles, la chute est inévitable. C’est ce qui s’est produit la semaine passée.
La première alerte est venue de Terra, le plus petit des quatre « grands » stablecoins, qui représente environ 10 % du marché. Pour garantir le taux de change stable d’un dollar pour un Terra, ce jeton utilise un algorithme qui, selon l’argument de ses défenseurs, lui permet d’être entièrement indépendant des marchés financiers et des régulations étatiques.
Pour acheter des Terra, il faut passer par un autre crypto, le Luna. L’offre et la demande de ces deux actifs sont donc censées s’équilibrer puisque le « minage » (création) de l’un conduit automatiquement à la destruction de l’autre. Si l’offre de Terra est trop forte, sa valeur chute et les investisseurs ont donc intérêt à acheter des Luna meilleur marché.
Pour favoriser l’ajustement et tenter de restaurer l’équilibre, un algorithme met en vente des Luna ou des Terra et compte sur les « arbitragistes », des financiers spécialisés dans les petits gains à forts volumes, pour réaliser cet équilibre. Lorsque le Terra passe ainsi sous le dollar, l’algorithme met en vente des Luna équivalent à un dollar de Terra. Les arbitragistes empochent la différence et l’offre de Terra se réduit, ramenant le prix vers le dollar.
Cours du Luna sur un an. © Coinmarket
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Ce mécanisme ne fonctionne que s’il y a toujours des acheteurs et des vendeurs qui croient que le système va tenir. Mais si ce n’est pas le cas, tout s’effondre. Si, soudain, il n’y a plus assez d’acheteurs, l’équilibre est impossible à restaurer. Or si l’équilibre ne tient pas, le Terra et le Luna ne sont plus des stablecoins. Dès lors, l’urgence devient de s’en débarrasser au plus vite. C’est ce qui s’est produit au cours des dernières semaines.
Le 4 avril, le cours du Luna a pourtant atteint un plus-haut historique, à 116 dollars, sous l’effet de la demande de stabilité des premières baisses de la fin mars. Mais rapidement, les pertes sur le marché des cryptos entraînent des sorties dudit marché. On vend donc aussi ses Terra et ses Luna. Le cours décroche ainsi fin avril à 80 dollars. À ce moment, beaucoup commencent à douter de la capacité du système à s’équilibrer. Y a-t-il encore assez d’acteurs sur le marché du Luna pour assurer l’ancrage du Terra au dollar ? Rien n’est moins sûr. Par sécurité, dans un contexte de baisse générale, on préfère donc sortir du système.
Le 9 mai, le Luna passe sous les 50 dollars. Cette fois, rien ne peut arrêter la spirale à la baisse. Le système s’évapore et le krach est inévitable. Le 12 mai, le Luna passe sous le dollar et est coté le 16 avril au matin 0,21 cent. Le Terra lui-même devient inopérant. La capitalisation du Luna est ainsi passée de 41 milliards de dollars à 1,4 milliard de dollars en un mois.
L’effondrement du Terra est un coup de semonce. Il montre qu’une partie des piliers du marché spéculatif des cryptos reposait sur du vent. Les stablecoins ne sont pas du cash, comme beaucoup l’ont aveuglément cru. Et dès lors, le doute est permis sur les autres acteurs de ce type, à commencer par le plus important, le Tether.
Le point faible du Tether
Le Tether est le stablecoin majeur. Il représente quasiment la moitié du marché des stablecoins avec une capitalisation qui était, il y a encore une semaine, supérieure à 80 milliards de dollars. En théorie, le Tether est beaucoup plus solide que le Terra. Pour garantir son cours, ses créateurs utilisent un système de réserves en dollars. Le système fonctionne donc comme un système d’ancrage monétaire classique. Lorsque le Tether perd de la valeur face au dollar, on rachète des Tether avec les dollars de la réserve. C’est exactement de cette façon que, par exemple, la Banque centrale danoise garantit la valeur stable de la couronne en euros.
L’ennui, c’est qu’ici on est dans le monde des cryptos, autrement dit dans un monde très faiblement régulé. Difficile donc de savoir comment le Tether est couvert. L’an passé, le régulateur états-unien des marchés à terme, la CFTC, avait condamné le gestionnaire de ce jeton à 41 millions de dollars d’amende pour des « déclarations fausses ou trompeuses » sur ses réserves. Selon ses propres dires, seulement 4 % de ses réserves seraient en numéraire, le reste étant en « commercial papers », des titres de dettes commerciales à court terme qui sont jugés équivalents à du cash, mais qui n’en sont pas. Car pour obtenir du cash, il faut vendre ces titres. Tout dépend alors de la valeur de ces titres et de l’état du marché.
Cours du Theter sur trois mois. © Coinmarket
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En temps normal, nul ne se soucie de tout cela. Mais avec l’effondrement du Terra, le marché a commencé à douter de la stabilité de cet actif. La méfiance est contagieuse et, faute de vraie sécurité, certains ont commencé à réduire leur exposition. Le 11 mai, un milliard de dollars de Tether ont été vendus. Le 12 mai, c’est là aussi le « crash ». La valeur du Tether va subitement reculer dans la matinée de 4 %.
La baisse va être vite effacée, le Tether a finalement pu sauvegarder une grande partie de sa valeur, sinon son intégralité. Depuis vendredi, il évolue à 0,12 % en dessous de la parité avec le dollar, mais parvient à maintenir cette valeur. Il n’empêche. Ce « crash » temporaire va laisser des traces. D’abord parce que si l’intervention a rétabli partiellement la parité, la capitalisation de cet actif a fortement reculé. En une semaine, elle a fondu de près de 10 %, soit 8 milliards de dollars. Cette perte ne s’explique donc que par les ventes massives, reflet de la perte de confiance.
Si la valeur du Tether est à nouveau testée massivement, on ignore donc ce qui se passera. Un des dirigeants de ce stablecoin a prétendu disposer de 40 milliards de dollars de dette souveraine états-unienne. Mais il n’y a là aucune preuve et le risque est aussi que l’entreprise ait acquis du commercial paper bon marché, donc risqué. Comme il n’y a aucune garantie régulatrice, chacun croira ou non ces déclarations. Mais le Tether n’est clairement pas à l’abri d’une nouvelle offensive. Une des questions immédiates est de savoir si les investisseurs peuvent ou non accepter la décote actuelle de 0,12 %, alors que la promesse du Tether est d’être l’équivalent du cash.
Quelles conséquences ?
Ce sont ces doutes et ces attaques contre les stablecoins qui ont accéléré la chute du marché la semaine passée. Et qui rendent un rebond à la fois moins probable et, s’il a lieu, encore plus fragile. Dans ces conditions, la question des conséquences sur l’économie réelle de ce krach des cryptos devient un sujet central.
La plus importante d’entre elles est de savoir si l’effondrement des cryptos peut causer un effet domino au reste du système financier. On aurait alors une sorte de retour de flammes : la chute des marchés produirait la chute des cryptos qui accélérerait la chute des marchés en pesant sur les bénéfices du secteur financier. C’est souvent comme cela que se créent des spirales conduisant au pire.
Jusqu’ici, la règle était que le monde des cryptos était plutôt fermé. La possibilité de contagion était donc réduite. Mais depuis quelques mois, la hausse des cours a attiré de plus en plus d’investisseurs, y compris institutionnels, qui ont voulu leur part du gâteau. Des dérivés ont été créés par certaines grandes Bourses, comme Deutsche Börse. Le rempart entre les cryptos et le reste de la finance est donc plus faible, même si l’exposition directe des géants de la finance reste faible.
Mais dans la finance moderne, les expositions « directes » ne sont pas toujours représentatives du risque. Le « crypto crash » peut d’abord causer une forme d’insécurité globale et de panique qui peut se transmettre aux autres marchés. Cela est particulièrement vrai pour le secteur déjà très touché des valeurs technologiques. D’ailleurs, à cela peuvent s’ajouter des effets plus concrets où certains investisseurs sortiraient de ces deux marchés pour limiter la casse. C’est dans ces effets de comportement que la contagion peut devenir réelle.
En attendant, certains vont être frappés plus directement. Et, naturellement, tous les regards se tournent vers le Salvador, ce pays d’Amérique centrale dirigé par un président fanatique des cryptos, Nayib Bukele. Après avoir fait du bitcoin une des monnaies légales du pays avec le dollar l’an passé, le gouvernement a soutenu massivement son usage. Son ambition est désormais de créer « Bitcoin City », une ville où les taxes seront absentes et où le minage sera réalisé grâce à l’énergie d’un volcan actif.
Nayib Bukele qui, par ailleurs, est en pleine dérive autoritaire, ne s’en laisse pas conter par la baisse des marchés. En bon adepte de la foi crypto, il y voit l’occasion d’acheter à bon compte. Le Fonds national salvadorien a donc racheté la semaine passée des bitcoins à plus de 30 000 dollars. En tout, les pertes cumulées du Salvador sur ce marché s’élèvent à 40 millions d’euros.
L’ennui, c’est que, depuis que le pays s’est lancé dans cette expérience, il a perdu l’accès aux marchés financiers en dollars, qui reste la monnaie la plus utilisée du pays (le Salvador a renoncé à sa propre monnaie en 2001). Or le pays connaît un déficit courant qui pèse sur ses réserves.
La question est désormais de savoir si, compte tenu des pertes passées et à venir sur le bitcoin, le Salvador pourra faire face à sa prochaine échéance de remboursement de dette et rembourser les 800 millions de dollars qu’il doit payer en janvier 2023. Selon les agences de notation, même si cette échéance est passée, la pression sur le financement de l’État restera élevée. Le risque est donc moins que la baisse du bitcoin pèse sur les utilisateurs salvadoriens du pays qui sont peu nombreux (comme l’a prouvé cette étude) que sur l’État lui-même, ce qui conduirait à une crise de la dette et à une violente austérité et frapperait les plus fragiles parmi la population.
Ce que signifie ce « krach des cryptos »
À quelque chose malheur est bon. Même si Nayib Bukele reçoit, lundi 16 mai 2022, 44 pays pour vanter ces actifs, cette crise et l’exemple salvadorien pourraient décourager la tentation de plusieurs pays émergents d’échapper au système financier international par les cryptos. Voilà quelques semaines, la République centrafricaine avait suivi l’exemple du Salvador. Or, comme le démontre l’exemple centraméricain, cet espoir est un leurre : non seulement il met encore plus le pays à la merci de la spéculation, mais il ne permet pas de se débarrasser de la dépendance au dollar et aux marchés financiers internationaux.
Globalement, le krach des cryptos est aussi une bonne nouvelle environnementale. Le « minage » et les opérations financières sur ces actifs sont extraordinairement gourmands en ressources et en énergies, pour une utilité très réduite. 0,55 % de la production mondiale d’énergie est consacrée à cette activité, ce qui peut sembler peu, mais qui est en réalité trop alors même que le monde est entré dans une terrible crise énergétique et cherche par tous les moyens à réduire la consommation.
Avec cette crise, les cryptos apparaissent pour ce qu’ils sont réellement : des tentatives de soutenir la rentabilité globale du système capitaliste soumis depuis 2008 à une crise profonde du système productif, comme le signale l’économiste Michael Roberts. Les cryptos ne sont qu’un énième chapitre de cette tentative de soutenir l’accumulation en régime de basse croissance. En se refermant, il met d’ailleurs en danger une autre tentative du même type, les « jetons non fongibles », ou NFT, dont les volumes avaient déjà chuté de 50 % au premier trimestre et qui sont encore davantage mis sous pression.
C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre cet effondrement des cryptoactifs. L’expérience libertarienne s’est muée en une béquille du système d’accumulation. Le rêve de remplacer un pouvoir monétaire politique par un pouvoir technologique a mené à une intégration renforcée au système financier sans contre-pouvoir. Tant que les banques centrales garantissaient une liquidité illimitée, les cryptos pouvaient faire illusion.
Mais désormais les cryptos sont intégrés dans la crise globale du mode de gestion néolibéral du capitalisme. La fuite en avant du système a causé maintes bulles, de l’immobilier aux cryptos en passant par la technologie et les NFT. Aucune de ces bulles n’est en mesure de régler le problème principal du capitalisme contemporain : le ralentissement structurel des gains de productivité qui pèse sur la rentabilité globale. Inévitablement vient donc le moment où le réel se rappelle au spéculateur et où les châteaux de cartes financiers s’effondrent. L’inflation a ici joué le rôle de juge de paix. Le krach des cryptos n’est qu’un simple chapitre de cette crise de régime. C’est donc moins l’émergence de ces actifs que leur crise qui constitue le berceau d’un monde nouveau
Romaric Godin
• Mediapart. 16 mai 2022 à 19h44 :
https://www.mediapart.fr/journal/economie/160522/les-cryptos-en-plein-krach