La mondialisation est capitaliste
Dans les pages du Capital consacrées à la genèse du capitalisme, Marx montre comment
l’extension du commerce mondial a contribué à hâter le déclin du féodalisme, et à modifier les
rapports entre commerce et industrie. On peut donc dire que la « mondialisation » est
constitutive du capitalisme, et que « la base du mode de production capitaliste est constituée
par le marché mondial lui-même » (1).
Plus près de nous, certains, comme Paul Bairoch (2) ont avancé l’idée que le degré
d’internationalisation des économies, défini par la part du commerce mondial dans la production
nationale n’est pas plus élevé qu’à certaines périodes de l’histoire du capitalisme. Si l’on
considère les trois grands pôles de l’économie mondiale, Etats-Unis, Europe et Japon, on
constate qu’ils constituent des ensembles relativement fermés, où la part du commerce mondial
est comprise entre 10 à 12 %. De la même façon, le poids de la finance internationale a
manifestement augmenté depuis le début des années 80, mais il s’inscrit dans une alternance
de phases du capitalisme où le financement du capital passe plutôt par le crédit (les banques)
ou la finance (la Bourse). Une autre manière de relativiser le phénomène de la mondialisation
consiste à dire qu’il y a en fait peu de groupes vraiment multinationaux qui n’aient pas une
appartenance nationale, qui ne bénéficient pas d’aides publiques ou ne disposent pas d’une
source de financement exclusivement centrée sur des capitaux qui appartiennent à un
ensemble national.
Les marchés comptent aussi, comme le montre une étude récente réalisée au Ministère de
l’Economie à partir d’une base de données détaillant les filiales des 750 plus grands groupes
mondiaux. Elle établit que « les multinationales sont en général les mieux implantées dans leur
pays d’origine » (3). Dans le cas de la France, 77 % des effectifs des groupes multinationaux
présents dans notre pays appartiennent à des groupes français, 12 % à des groupes
européens, et 11 % à des groupes d’autres nationalités.
Ces réserves ne sont pas inutiles car il est nécessaire de relativiser les discours sur les
délocalisations et sur l’extraterritorialité de la production. On insiste souvent sur les possibilités
offertes par les nouvelles technologies de déplacer les lieux de production. Les expériences de
travail à distance dans les pays du Tiers Monde sont montées en épingle, mais ces
mouvements sont beaucoup moins marqués que ne l’annonçaient certaines prophéties à grand
spectacle, parce que d’autres facteurs entrent en ligne de compte. On insiste sur la montée de
la relation de services et justement ceux-ci ne peuvent être localisés n’importe où. Se loger, se
soigner, se divertir, se déplacer, voilà autant de fonctions sociales que l’on ne peut satisfaire
que là où se trouve le consommateur. Toutes ces réserves étant faites, on peut alors préciser
ce qu’il y a dans la phase actuelle de mondialisation.
La tendance au marché mondial
L’essence de la mondialisation réside dans la tendance à la constitution d’un marché mondial.
Ce qu’il y a de nouveau par rapport à des étapes antérieures, c’est que ce processus va
beaucoup plus loin, et tend à la formation d’un espace homogène de valorisation. Le travail
socialement nécessaire - ou encore, pour adopter un langage plus moderne, les normes de
compétitivité et de rentabilité - tendent à s’établir directement à l’échelle mondiale. De deux
choses l’une : ou bien on s’aligne sur les critères d’hyper-rentabilité (les fatidiques 15 % de
rendement que les investisseurs exigent) ou bien on disparaît comme producteur.
C’est ce qui distingue la mondialisation de l’internationalisation. Jusqu’au début des années
quatre-vingt, on pouvait considérer comme représentatif un modèle de l’économie mondiale où
le mode de détermination du travail socialement nécessaire demeurait pour l’essentiel national.
On avait donc un échange inégal « classique » où les transferts de plus-value prenaient la
forme de rapatriement de profits par les firmes multinationales. L’ensemble des dispositifs de
type protectionniste garantissait jusqu’à un certain point l’intégrité de cette détermination
nationale, notamment par le contrôle exercé sur les importations, sous forme de
contingentement ou de taxes. A l’intérieur des pays riches, on avait des régulations
principalement nationales, et la mise en contact se faisait à travers un système de taux de
change chargé d’assurer la communication entre les zones de production nationales.
C’est dans ce cadre général que des processus d’industrialisation ont pu s’enclencher en
suivant le modèle dit « de substitution d’importations » consistant à protéger le développement
d’industries nationales, justement en n’exigeant pas d’elles qu’elles se portent immédiatement
au niveau de productivité des pays les plus avancés. Certes, ce modèle a fini par atteindre ses
limites4 mais il avait une relative cohérence, et c’est à cette stratégie que des pays comme la
Corée (du Sud) doivent leurs indéniables succès, contrairement aux analyses qui voudraient en
faire les précurseurs de l’ajustement structurel.
Nous sommes aujourd’hui dans un nouveau type de modèle caractérisé par l’ouverture totale,
non seulement aux mouvements de marchandise mais aussi aux flux d’investissement. C’est
pourquoi, la plus belle définition de la mondialisation est sans doute celle donnée par Percy
Barnevik, le président du groupe suisse ABB : « c’est la liberté pour chaque société de mon
groupe d’investir où et quand elle veut, de produire ce qu’elle veut, d’acheter et de vendre ce
qu’elle veut, tout en supportant le moins de contraintes possibles en raison de la législation
sociale » (5).
Le passage de l’internationalisation à la mondialisation peut donc d’interpréter comme la
tendance à l’établissement de prix mondiaux et la généralisation d’un processus de péréquation
des profits à l’échelle mondiale. Formellement, cette tendance prend la forme de ce qu’il est
convenu d’appeler financiarisation, mais les transformations essentielles ont lieu du côté de la
production, avec un degré supplémentaire de concentration et de centralisation des capitaux, et
la constitution d’oligopoles transnationaux. L’établissement de normes internationales vient
peser sur la détermination du travail socialement nécessaire à l’échelle nationale, de manière
contradictoire. Elle ne s’y substitue pas entièrement, mais vient bouleverser la relative
homogénéité qui pouvait exister, au moins en dynamique. Enfin, ces tendances n’auraient pas
pu se développer pleinement si elles n’avaient pas été assorties de politiques néolibérales
destinées à faire sauter toutes les barrières s’y opposant. L’AMI (Accord multilatéral sur
l’investissement) fournit un exemple récent et particulièrement significatif : il n’avait en effet
d’autre fonction que d’éliminer les derniers obstacles à la circulation des capitaux, et traduisait
au niveau institutionnel cette tendance à la mise en place d’une péréquation mondiale du profit.
Les caractéristiques de la mondialisation
Pour une analyse plus concrète de la mondialisation, on peut partir des quatre caractéristiques
données par Boyer (6) :
– 1) l’accroissement des mouvements d’échanges et surtout des
mouvements d’investissements ;
– 2) la globalisation de la production, autrement dit l’émergence
de firmes qui règlent leur production, mais aussi leurs débouchés, à l’échelle d’un marché
mondial ;
– 3) la mondialisation financière qui assure la fluidité des capitaux et tend à
homogénéiser les critères de rentabilité à l’échelle mondiale ; 4) la perte relative d’autonomie
des Etats-nations.
La mondialisation est d’abord un formidable développement de l’internationalisation et
un mouvement de concentration du capital et des échanges. Le nombre de firmes
multinationales est passé de 7000 en 1970 à 37000 aujourd’hui ; elles emploient 273
millions de salariés directs, dont 40 % dans d’autres pays que celui d’origine. Enfin, plus
des deux tiers des exportations des pays du Sud vers le Nord sont réalisées par les sociétés
transnationales et leurs filiales.
Cette internationalisation accélérée a répondu à plusieurs logiques successives. Au
début de la crise, elle correspondait à la recherche de nouveaux débouchés. Ensuite
l’internationalisation a répond à la nécessité d’être présent dans un pays pour accéder
directement à son marché et contourner les obstacles protectionnistes qui pouvaient
encore exister à l’époque, tout en rapprochant les lieux de production et ceux de vente.
Cette « multinationalisation » a pris diverses formes : filiales, partenariat, co-entreprise
avec une entreprise locale, acquisition, sous-traitance pour certains segments de la
production. On a vu alors émerger un nouveau type d’entreprises, transnationales, qui
ne sont pas spécialisées sur un seul produit mais intègrent diverses activités dans un
ensemble varié pour un profit maximum. Ces entreprises sont de moins en moins liées
à leur « base nationale » d’origine, quand elles ne reposent pas sur des bases
nationales multiples, ce qui a de surcroît l’avantage de rendre difficile l’organisation de
salariés dont les niveaux de protection sociale et de revenu peuvent être très différents
d’un pays à l’autre.
La libéralisation totale de la circulation des capitaux et le poids du capital financier
représentent le second volet de la mondialisation. Au milieu des années soixante-dix,
les capitalistes des pays du G7 n’étaient pas seulement confrontés à un problème de
débouchés pour leurs produits. Ils se trouvaient aussi à la tête de capitaux disponibles,
notamment ceux que les monarchies pétrolières avaient placés dans les banques des
pays du G7. La solution va alors de prêter cet argent aux pays du Sud, pour réactiver
leurs achats de produits venant du Nord, et ainsi leur trouver un débouché.
Ce « recyclage des pétro-dollars » a très rapidement débouché sur une montée
incontrôlée de la dette, déclenchée par une augmentation brutale des taux d’intérêt : au
tout début des années 80, les pays du Sud sont brusquement mis en demeure de
verser jusqu’à 17 ou 18 % d’intérêts sur des emprunts souscrits à 6 ou 7 %. Ils doivent
s’endetter pour le faire, et s’enclenche alors un mouvement infernal de croissance de la
dette. A cet épisode qui relève de la piraterie internationale pure et simple, vient
s’ajouter le choc en retour de la récession des années quatre-vingt. C’est à partir de la
crise mexicaine de 1982 que sont imposées aux pays endettés les recettes du FMI pour
« assainir » leurs économies, les fameux plans d’ajustement structurel. Le résultat en
est un blocage économique, que l’on a appelé la décennie perdue en Amérique latine.
Mais c’est au cœur même des pays les plus riches que s’affirme la prédominance du
capital financier. Elle caractérise une phase nouvelle du capitalisme, où les profits des
entreprises augmentent grâce à la généralisation de l’austérité salariale, sans que cela
débouche sur une reprise des investissements, faute de débouchés suffisants. La plus-value non accumulée doit être recyclée auprès d’autres couches sociales que le
salariat, et la financiarisation permet d’assurer à grande échelle ce transfert de
revenus, dont l’autre face est une montée régulière du chômage de masse.
La nouvelle unité de l’économie mondiale
L’articulation entre le Nord et le Sud s’est grandement modifiée depuis la Seconde Guerre
Mondiale. La fin des années 70 marque une importante rupture qui voit le taux de croissance
moyen des pays du Sud décrocher brusquement. Durant la « décennie perdue » des années
quatre-vingt, on enregistre, pour la première fois depuis longtemps, un recul absolu du produit
par tête dans des zones entières. En même temps, c’est l’explosion de la dette, d’autant plus
incontrôlable qu’elle est alimentée par une prodigieuse hausse des taux d’intérêts, tandis que
l’économie mondiale freine des quatre fers. C’est alors la reprise en main des pays débiteurs
par les institutions impérialistes, Banque Mondiale et FMI, qui imposent un peu partout des
plans d’« ajustement structurel » organisant ce recul historique.
Ce passage de l’onde longue expansive à l’onde longue récessive s’explique par des raisons
principalement internes aux pays impérialistes. Mais la crise au Centre s’est combinée avec une
crise spécifique du modèle d’industrialisation au Sud, redoublant encore, à travers le poids de la
dette, la profondeur de la crise dans les pays dominés. Ceux-ci sont d’une certaine manière
encore plus dominés que dans les années trente, où la crise s’était traduite par une
déconnexion qui avait permis à certains pays, notamment l’Argentine puis le Brésil et le
Mexique, de mettre en place un modèle dit de substitution d’importations, et de jeter ainsi les
bases d’une industrialisation.
Comme on le voit, cette lecture s’inscrit dans une tradition marxiste renouvelée par les
théoriciens de l’impérialisme puis par ceux de la dépendance7. Elle permet d’éviter le chassécroisé
qui semble condamner les théories non dialectiques à être systématiquement à
contretemps. Il est en effet frappant de constater que, dans les années soixante, les
théorisations tiers-mondistes déclaraient le développement impossible, alors même qu’il se
déroulait dans de nombreux pays. Vingt ans plus tard, les libéraux feignent de croire que les
pays du Tiers Monde vont enfin pouvoir s’engager, tous, dans la voie de la modernisation
capitaliste, alors même qu’ils s’enfoncent globalement dans la récession. Le concept de
domination impérialiste reste donc d’actualité, et la notion un peu floue de Tiers Monde
conserve son sens, si ce terme désigne l’ensemble des pays dominés. Cela n’empêche pas
évidemment d’énormes différenciations de s’opérer à l’intérieur des pays en cause. La Corée du
Sud et Taïwan ont ainsi suivi une trajectoire propre qui leur a permis de s’extraire en partie de la
catégorie de pays dépendant. Ils se sont bien gardés de suivre le modèle préconisé par la
Banque mondiale et se sont au contraire appuyés sur une réforme foncière, sur la protection
des industries naissantes, et sur une politique industrielle coordonnée par l’Etat.
Les performances très contrastées des différents pays du Sud (et de l’Est) n’empêchent pas
que l’on puisse examiner en tant que telle leur situation d’ensemble. Une tendance absolument
frappante est en effet le choix quasi-universel d’un mode de croissance tiré par les exportations.
Cette convergence n’est pas due au hasard puisque ces politiques sont dans une large mesure
imposées aux pays concernés par des institutions internationales comme le FMI ou la Banque
mondiale. Dès lors, la logique d’organisation de l’économie mondiale repose sur la mise en
concurrence de ces pays, sur la base de bas salaires ou d’autres avantages spécifiques, face à
des investissements très volatils, ou à des marchés très instables. Ce schéma conduit à une
forme nouvelle de développement dépendant, qui dessine ce que l’on pourrait appeler un néo-impérialisme.
Une mondialisation centrée sur les pays du Nord
Contrairement aux idées reçues, l’essentiel des investissements à l’étranger des multinationales
se fait au sein des pays impérialistes. L’intérêt des délocalisations vers les pays à bas salaires
du Tiers Monde trouve ses limites car l’argument des salaires n’est en effet pas le seul à
déterminer la localisation de l’investissement, sinon on devrait enregistrer des investissements
énormes vers l’Ethiopie, le Burkina Faso ou Haïti. En réalité, le salaire doit être comparé à la
productivité, le rapport des deux définissant le coût salarial unitaire. Si les salaires d’un pays
sont inférieurs de cinq fois aux salaires français, mais que la productivité y est dix fois plus
basse, alors le coût salarial dans ce pays est le double de ce qu’il est en France.
D’autres
éléments plus qualitatifs interviennent, comme le degré de qualification de la main-d’œuvre ou
la proximité des marchés. Les immobilisations de capital, la difficulté à trouver des
infrastructures suffisantes (tissu industriel, transports et télécommunications, services), à
disposer des technologies de pointe, etc. interviennent aussi dans la décision. De la même
façon, les échanges commerciaux des pays riches se font entre des pays à niveau
comparable de développement. Malgré les discours antiprotectionnistes, des obstacles
tarifaires sont maintenus à l’entrée sur les marchés du Nord des produits manufacturés
émanant du Sud.
Le chômage au Nord ne peut donc s’expliquer par la concurrence du Sud. Cette idée,
souvent présentée comme une évidence est parfaitement erronée. La vraie cause du
chômage est ailleurs : il résulte des dérèglements internes du capitalisme qui l’ont
éloigné d’un relatif plein emploi, parce que la satisfaction des besoins sociaux
s’accorde de moins en moins bien avec ses critères d’efficacité.
L’internationalisation des échanges n’a fait que renforcer ce mécanisme fondamental
en durcissant les formes de la concurrence au sein des pays impérialistes. Elle a
poussé les entreprises françaises à restructurer et à augmenter leur productivité, par
l’automatisation, la flexibilité de la main d’œuvre et les « dégraissages », afin de
baisser les prix autant pour répondre à un effondrement de la demande que pour
améliorer la compétitivité sur les marchés étrangers. Ces formes exacerbées de
concurrence ont encore renforcé le poids du chômage, selon une logique facile à
comprendre. Chaque pays impérialiste entend gagner contre le voisin à coup
d’austérité salariale. Or, comme tous en font autant, et que les salaires des uns sont
les débouchés des autres, on assiste à un effondrement de la demande et à un
étouffement de la croissance. Telle est en particulier l’origine de la récession du début
des années quatre-vingt-dix qu’il est évidemment impossible d’imputer à la concurrence des pays du Sud. En sens inverse, les 10 millions d’emplois créés en Europe entre 1997 et 2001 ne sont évidemment pas des emplois rapatriés du Sud.
L’asymétrie entre Nord et Sud fait que l’exploitation des pays du Tiers Monde est un facteur
assez secondaire dans la dynamique des pays capitalistes développés. Les raisons des succès
et des échecs du capitalisme au centre ne dépendent pas principalement des ressources qu’il
peut tirer du Tiers Monde. Cela n’empêche évidemment pas, en sens inverse, que les transferts
de valeur pèsent de manière considérable sur l’économie des pays dominés. Mais la domination
impérialiste ne suffit pas non plus à rendre compte de leur évolution économique et sociale. Le
fonctionnement concret du capitalisme dans une formation sociale donnée résulte en effet de la
combinaison de facteurs externes - son insertion dans l’économie mondiale - et de facteurs
internes : structure de classes, répartition du revenu, formes de domination politique, etc. On
retrouve ici, sous une forme différente le débat autour de la théorie de la révolution
permanente : si le rapport impérialiste suffisait à expliquer le sous-développement, une alliance
interclassiste serait possible pour se libérer de cette emprise. Mais ce serait oublier que les
classes dominantes des pays du Tiers Monde trouvent leur compte à la domination de leur
propre pays et y participent. Leur mode de vie est identique à celui des classes dominantes des
pays les plus riches, et leurs sources de bien-être social se situent précisément dans les
secteurs fortement exportateurs : c’est donc le meilleur modèle dont elles disposent dans la
période historique actuelle. Ces différents éléments se combinent différemment dans chaque
pays dominé, notamment en fonction des produits qu’il exporte, de son degré de
développement industriel. Il faut sur tous ces points mener des analyses concrètes des
capitalismes périphériques.
La mondialisation est un anti-développement
Si le discours sur les délocalisations était conforme à la réalité, on devrait retrouver la
contrepartie du chômage au Nord sous forme d’emplois créés au Sud. Or le sousemploi
continue à y dominer. Cet apparent paradoxe s’explique ainsi : pour exporter
plus, ce qui est l’objectif immédiat des plans d’ajustement structurel, les pays du Sud
doivent ouvrir largement leurs frontières et reproduire leurs « avantages » comparatifs
en termes de bas salaires. Pour ces deux raisons, il y a blocage de l’emploi local. Le
maintien de bas salaires ou la non-diffusion à l’ensemble de l’économie des gains de
salaires du secteur exportateur, plus toutes les autres mesures d’ajustement, ont pour
effet de casser la croissance du marché intérieur (d’autant plus que les riches
consomment beaucoup de produits importés) et donc de réduire les créations
d’emplois. En sens inverse, il y a éviction : des producteurs locaux moins rentables
sont mis brutalement en concurrence avec les plus performants du marché mondial et
sont donc évincés, autrement dit disparaissent comme producteurs. Exemple typique :
les producteurs de maïs au Mexique, mais aussi les industries traditionnelles. Ce cercle
vicieux ne pourrait être rompu que par un développement autocentré, et, en l’état
actuel des choses l’approfondissement du libre commerce ne peut qu’aggraver le
déficit d’emplois, d’autant plus qu’il est souvent à sens unique.
Au jeu de la mondialisation, il y a donc beaucoup d’appelés et peu d’élus. La raison principale
est presque arithmétique : la capacité d’absorption des pays impérialistes est limitée en ce qui
concerne les produits en provenance des pays du Sud. Les « offreurs » sont pris dans une
logique de concurrence sans fin les condamnant à reproduire leurs « avantages comparatifs »
qui résident avant tout dans leurs bas salaires ; ce type de configuration n’est donc pas un
modèle de développement. Ce modèle est encore une fois très différent de la trajectoire
coréenne, et il est pratiquement exclu de voir de nouveaux pays accéder sur la base de la
division internationale du travail à une maîtrise complète de filières industrielles. Des succès
moins systématiques ne sont pas impossibles, mais ils seront toujours des succès contre des
concurrents voisins.
Dans la grande majorité des cas l’ajustement libéral se traduit par conséquent par la mise en
place dans les pays du Sud d’un modèle que l’on peut qualifier d’excluant ou de dualiste, parce
qu’il délimite une fraction de l’économie susceptible de se brancher sur le marché mondial. Le
reste se trouve alors mis à l’écart, en raison de niveaux insuffisants de productivité et de
développement technologique, que l’« avantage » de très faibles salaires ne suffit pas à
compenser, du point de vue de la logique capitaliste. Dans ces conditions, il n’est pas possible
d’amorcer la pompe en partant des besoins à satisfaire sur place, et d’élever simultanément la
productivité et le niveau de vie dans l’ensemble de la société. Si développement il y a, c’est
donc d’un développement inégal et tronqué qu’il s’agit.
Les clauses sociales, un internationalisme très ambigu
L’idée fausse selon laquelle la concurrence des pays du Sud serait la cause du
chômage a conduit, par glissements successifs, à mettre en avant le thème des
clauses sociales. L’argumentaire consiste à montrer que la concurrence de ces pays
est déloyale, parce qu’ils exerceraient un dumping, non seulement monétaire mais
aussi salarial et social. On leur reproche leurs bas salaires, mais c’est un faux procès,
dans la mesure où c’est le seul avantage comparatif dont ils peuvent bénéficier. Cette
priorité aux exportations, encore une fois, a été largement imposée aux pays du Sud,
avec la connivence des classes possédantes locales, et on ne peut ensuite leur
reprocher de jouer le jeu avec les armes qui sont les leurs. Ou alors il faut imposer aux
multinationales de ne pas quitter un pays dès que les salaires y augmentent trop. C’est
cette pression qui tire les salaires du Sud vers le vas et non une volonté machiavélique
d’inonder les marchés du Nord.
L’idée de taxes compensatoires visant à mettre à niveau les coûts du travail là bas et
ici est de ce point de vue particulièrement hypocrite. D’abord parce que ces écarts
reflètent des écarts de productivité. Ensuite parce que l’institution d’une telle taxe
revient à interdire purement et simplement les importations du Tiers Monde. Si leur prix
est égal aux productions locales, pourquoi aller leur acheter ? Ce discours social fait
écho à des intentions louables, mais il habille un point de vue classiquement
protectionniste à l’égard des plus faibles.
Un pas de plus est franchi lorsque l’on met en avant l’idée de clauses sociales
qualitatives dont le non respect devrait entraîner des sanctions commerciales. Il faut
pour commencer absolument récuser le terme de clauses sociales, parce qu’il fait
référence aux termes d’un traité, et que la défense des droits élémentaires ne peut
avancer seulement par un addendum au Traité de Marrakech instituant l’OMC. La
question n’est donc pas de savoir s’il faut ou non défendre les droits des travailleurs et
la démocratie tout court à travers le monde, mais de savoir quels sont les bons outils
pour le faire. Avec la notion de clause sociale telle qu’on voudrait nous la vendre
aujourd’hui, il s’agit de s’en remettre à l’OMC et même de lui subordonner
l’Organisation Internationale du Travail (OIT), comme si le Code du Travail était du
ressort du Tribunal de Commerce.
Mieux vaut donc parler de normes sociales, en référence aux conventions de l’OIT,
dont une bonne partie ne sont d’ailleurs même pas ratifiées par les Etats-Unis, pourtant
ardents défenseurs de la clause sociale. De plus, tout ne se ramène pas à une
question de commerce. Ainsi, le travail des enfants est une véritable plaie à l’échelle
mondiale et atteint des formes d’une grande barbarie. Mais il ne concerne que
marginalement les entreprises exportatrices qu’il s’agirait de taxer. La fermeture des
marchés des pays riches aux produits indiens par exemple ne réduirait certainement
pas le travail des enfants dans ce pays, concentré dans l’économie informelle ou dans
les industries traditionnelles à débouchés locaux.
Avec cette logique de « clauses » commerciales censées rétablir l’équilibre et la
« justice » face à la concurrence, les pays du Sud auraient bien plus de raisons de
demander des taxes pour freiner l’importation de produits venus des pays impérialistes,
qui bénéficient d’une haute productivité, d’une technologie et de capitaux dont ils
privent les pays du Sud, qui contrôlent le prix des matières premières et des produits
agricoles et qui peuvent ruiner les économies du Sud au bénéfice des capitalistes qui
les importent au Nord. Pour mettre en place, au Sud comme au Nord, un
développement autocentré et orienté par la satisfaction optimale des besoins sociaux, il
faut nécessairement des écluses qui assurent la coexistence des différents niveaux de
productivité. C’est pourquoi le mouvement ouvrier devrait affirmer le droit absolu des
pays dépendants à prendre des mesures de contrôle et de régulation des flux de
capitaux et d’échanges. Or, encore une fois, la fonction essentielle de l’OMC est de
mettre hors la loi internationale ce type de mesures.
Cette manière de désigner les opprimés du bout du monde remplit évidemment une
fonction idéologique bien précise. En dénonçant un bouc émissaire lointain et
difficilement accessible, on cherche à dissuader les travailleurs d’entreprendre une
lutte commune au niveau européen. Le choix du Tiers Monde comme cause de tous les
maux entre en résonance avec les discours xénophobes et démagogiques dans l’air du
temps, suscitant la peur de « l’étranger » sous toutes ses formes : l’immigration nous
envahit, comme les produits à bas prix du Tiers Monde, l’« étranger » nous vole notre
travail, ici et « là bas ». On paie ici l’incapacité ou le refus des directions syndicales à
organiser des luttes communes entre travailleurs français, britanniques, allemands, etc.
Face à la crise, elles ont préféré le compromis et, par crainte du mouvement social et
conservatisme, elles se sont refusées à adopter les formes de lutte radicales contre le
chômage et les gouvernements en place. A la recherche du moindre mal, elles ont
finalement laissé passer les principales attaques contre les acquis sociaux en Europe.
Les habits neufs de la mondialisation
Les Etats et la mondialisation
Avec la mondialisation, les stratégies des grandes firmes multinationales se transforment : elles
raisonnent d’emblée par rapport au marché mondial, et entretiennent entre elles des relations
complexes de concurrence mais aussi d’accords de coopération, notamment dans la recherche
technologique. Ce processus tend à introduire une dissociation spécifique entre Etat et
capital : il n’y a plus de correspondance exacte entre l’horizon (mondial) du capital, et
la logique (nationale ou régionale) de l’Etat. La carte des capitaux ne recouvre plus
celle des Etats. Cette tendance est cependant loin d’être achevée et, dans le cas de
puissances économiques comme le Japon, les Etats-Unis et l’Allemagne, la coordination entre
l’Etat et les grands groupes reste active.
En même temps, le fonctionnement des Etats bourgeois se transforme. Les politiques
de déréglementation, les privatisations, la réduction de l’« Etat-providence » à un
minimum social, conduisent à rétrécir l’Etat capitaliste et à en faire un organisateur du
marché plutôt qu’un intervenant direct. Mais là encore, le mouvement est graduel,
notamment en raison des résistances sociales à une régression difficile à légitimer.
Il existe donc des rapports étroits entre mondialisation et néolibéralisme, mais il n’y pas
pour autant identité. On pourrait très bien imaginer, par exemple, la mise en œuvre de
politiques néolibérales menées à l’intérieur d’un cadre national et qui s’accompagnerait de
protectionnisme à l’égard du marché mondial. L’imbrication récente entre mondialisation et
néolibéralisme tient en premier lieu à ce que la mondialisation sert assez naturellement de
levier, et de prétexte aux politiques néolibérales. Par conséquent, « loin d’être, comme on ne
cesse de le répéter, la conséquence fatale de la croissance des échanges extérieurs, la
désindustrialisation, la croissance des inégalités et la contraction des politiques sociales
résultent de décisions de politique intérieure qui reflètent le basculement des rapports de classe
en faveur des propriétaires du capital » (8).
L’enjeu de cette discussion est évident. En effet, si l’on pense que les forces du
marché s’imposent désormais à des Etats à peu près impuissants, alors il est vain de
s’adresser à eux et, dans ces conditions, mieux vaut se résigner à l’impossibilité d’une
« autre politique ». Cette manière de présenter la mondialisation comme un mécanisme
inexorable entraîne un sentiment d’impuissance. Il faut donc introduire d’importantes
nuances quant aux transferts réels de souveraineté. Ainsi en Europe, la Commission de
Bruxelles est souvent présentée comme une entité supranationale qui imposerait ses
volontés aux Etats. Pourtant, en l’état actuel des choses, la Commission demeure la
réunion de commissaires désignés par les gouvernements européens, son autonomie
politique reste relativement réduite. La présentation inverse a évidemment l’avantage,
pour chaque gouvernement, de se dédouaner, et de légitimer les décisions auxquelles
il contribue au nom de la soumission à des lois ou à des processus de mondialisation,
face auxquels on n’aurait pas d’autre choix que de s’adapter. Ce qui est à dénoncer,
c’est plutôt que les institutions européennes ne rendent compte qu’aux gouvernants, et
fonctionnent en l’absence de toute transparence démocratique, comme un syndic des
bourgeoisies européennes.
Cette précision est essentielle par rapport à la tentation souverainiste qui, comme son nom
l’indique, voudrait démontrer que c’est la mondialisation qui viderait la souveraineté nationale de
toute substance, en lui substituant les politiques des grands groupes internationaux. En réalité,
le ver était dans le fruit, et c’est le tournant néolibéral qui a précédé la mondialisation, en la
préparant par des politiques de déréglementation très interventionnistes. Le refus de la
mondialisation capitaliste est certes la condition pour rompre avec le néolibéralisme, mais c’est
une condition nécessaire et non suffisante. Les programmes protectionnistes de repli national
ne sont pas des programmes de transformation sociale mais des projets réactionnaires dont il
est essentiel de se démarquer en assurant la prééminence de la question sociale sur la
question de la souveraineté.
L’une des tâches prioritaires du mouvement ouvrier est d’intégrer cette dimension
internationale nouvelle. Il n’est pas hors de sa portée d’engager une lutte résolue pour
contrer l’offensive d’un Etat bourgeois donné et lui imposer d’autres « critères », et en
particulier une nouvelle « régulation » du marché du travail garantissant les intérêts des
travailleurs. Mais cette lutte sera d’autant plus puissante qu’elle pourra être étendue à
un cadre plus large que l’Etat-nation, au moins européen, voire mondial.
Un gouvernement mondial ?
Avec la mondialisation, on a vu s’accroître le champ de pouvoir des institutions
internationales. Ainsi, le FMI et la Banque Mondiale fonctionnent comme organismes de
tutelle des pays endettés. Leurs crédits sont conditionnés à l’acceptation de plans de
redressement que les émissaires du FMI établissent souvent eux-mêmes. De cette
manière, ces institutions ont acquis un réel pouvoir de décision économique et
politique.
Cette tendance est générale, et on peut en donner de nombreux exemples. Ainsi, c’est
l’OCDE qui supervise directement les nouveaux systèmes d’impôts mis en place dans
les pays de l’Est. Le FMI intervient directement dans les politiques économiques par
ses injonctions, par exemple en expliquant au gouvernement français que le SMIC trop
élevé est un facteur de chômage. La Banque Mondiale a réalisé un rapport sur les
retraites qui est le mode d’emploi de toutes les politiques visant à remplacer les
régimes par répartition par des assurances privées. Le Tribunal international de La
Haye contribue à édicter une jurisprudence en matière de droit international. Enfin,
avec la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), un nouveau pas est
franchi puisque cet organisme ne se contente pas de commenter et de conseiller, mais
dispose de fonctions de contrôle de l’accord de Marrakech, avec à la clé la possibilité
de sanctions. Avec cet accord, qui prolonge le GATT, on voit se dessiner une juridiction
internationale qui aura par exemple la capacité de déclarer hors-la-loi un Etat prenant
des mesures protectionnistes jugées contraires au Traité. Il est absolument nécessaire
de comprendre la portée d’un changement qualitatif aussi important qui verrouille
considérablement les politiques nationales possibles.
On ne peut pas pour autant en inférer l’existence d’un gouvernement mondial déjà
constitué, et directement placé au service des multinationales, qui dicterait un ordre
international et disposerait de ses propres institutions, comme le FMI, la Banque mondiale ou
l’OMC. On aurait là une sorte de super-Etat, certes incomplet, mais qui, déjà, régenterait
l’ensemble des Etats-nations. La mondialisation constituerait, pour reprendre l’expression de
Kautsky, un ultra-impérialisme. Ce point de vue est répandu dans les mouvements sociaux,
dans les organisations non gouvernementales (ONG) ou les mouvements de solidarité avec le
Tiers Monde. Il paraît en effet très radical et très critique puisqu’il dénonce le pouvoir incontrôlé
des marchés financiers qui s’exerce à travers ces institutions. Pourtant, un tel point de vue peut
très bien créer une sorte de défaitisme, voire un sentiment d’impuissance par rapport des
objectifs tellement éloignés de l’action quotidienne qu’il y aurait une sorte de vanité à vouloir
dégager, au niveau national, des marges de manœuvre sans qu’on voit à quel autre niveau il
serait possible de déplacer la question.
Le processus de constitution d’un tel gouvernement mondial est bien loin d’être achevé. Que ce
soit au niveau européen ou mondial, on voit se mettre en place des structures étatiques qui sont
par construction des structures incomplètes. A mi-chemin entre le syndicat d’Etats-nations
conservant une large autonomie et la régulation mondialisée, directement assurée par un
gouvernement mondial de fait, il existe des combinaisons instables et contradictoires. Au niveau
européen, les analyses d’inspiration fédéraliste postulent que la nature institutionnelle aurait
horreur du vide : le déséquilibre créé par l’existence d’une Banque centrale en l’absence de
budget commun serait forcément comblé. Or, cette rationalité des institutions n’existe pas, et
c’est plutôt un système ad hoc d’appareils d’Etat spécialisés qui se met en place, y compris au
niveau mondial.
Cette absence de cohérence est sans doute fonctionnelle. On peut même penser que c’est
dans l’incomplétude des structures étatiques et des institutions internationales que réside leur
fonctionnalité. L’OMC, par exemple, n’a pas vocation à traiter directement des normes
salariales, même si ses décisions pèsent sur les politiques salariales. Les tenants de la
mondialisation néolibérale n’ont pas pour autant intérêt, ni vocation, à étendre les compétences
de l’OMC ou de la BCE (Banque Centrale Européenne) pour constituer pas à pas un Etat
national. Cette logique a pu être celle d’un Delors, qui disait à peu près : faisons l’euro et le
reste - à savoir la « dimension sociale » et les institutions démocratiques - nous sera donné de
surcroît. Il y a là une espèce d’optimisme par défaut qui s’est révélé une véritable illusion et une
fausse piste dommageable. Cette combinaison hétéroclite d’institutions présente en effet
l’immense avantage d’échapper à tout contrôle démocratique direct.
Les contradictions inter-impérialistes
La mondialisation s’accompagne d’une tendance en partie contradictoire, qui est la mise en
place d’une structure de domination impérialiste tripolaire, assortie de profonds déséquilibres
entre les Etats-Unis, l’Europe et le Japon. Il y a une dizaine d’années, dominait une vision
« polycentriste » (la Triade) de la structuration de l’économie mondiale qui avait un sens quand
le Japon et l’Europe paraissaient capables d’équilibrer la suprématie des Etats-Unis, alors
remise en cause sur les terrains de l’économie et de l’innovation technologique.
Ce modèle n’a jamais vu le jour et c’est configuration profondément asymétrique qui s’est mise
en place. On assiste à un rétablissement spectaculaire de l’hégémonie économique des Etats-
Unis, sans parler des dimensions politiques et diplomatiques et du rôle de chef de guerre de
l’impérialisme dominant. Le tournant remonte à l’accord du Plaza de 1985, qui a entériné une
dévaluation du dollar par rapport aux monnaies européennes et surtout au yen. Depuis lors, la
suprématie des Etats-Unis repose sur un afflux continu de capitaux en provenance du reste du
monde, qui lui a permis de financer la fameuse « nouvelle économie ».
Ce montage est lourd de tensions, et conduit à récuser le schéma idyllique d’une
« gouvernance » mondiale relativement harmonieuse fondée sur un condominium de grandes
puissances. Ce que Hardt et Negri (9) appellent Empire passe à côté du creusement des
contradictions interimpérialistes. L’unification européenne se heurte de ce point de vue à une
difficulté essentielle : l’ébauche d’un Etat supranational est en retard par rapport à la réalité du
processus de mondialisation. L’absence de cohésion de l’Union européenne apparaît chaque
fois qu’elle se trouve confrontée aux Etats-Unis. Alors que ces derniers n’hésitent pas à recourir
au protectionnisme ou à faire prévaloir leurs intérêts de grande puissance, l’Europe est la seule
à jouer pleinement le jeu du libre échange, et la porosité de son économie la fragilise, tandis
que le cours de l’euro est de fait déterminé en fonction des intérêts de la stratégie des Etats-
Unis.
Conclusion : les bases objectives d’un nouvel internationalisme
La loi du développement inégal et combiné est une formule qui convient finalement très bien au
capitalisme contemporain. La dialectique fractionnement/intégration apparaît en effet
aujourd’hui comme le mouvement principal de l’économie mondiale. Avec l’effondrement des
sociétés bureaucratiques, on peut dire que le capitalisme imprime sa marque à l’ensemble de la
planète sur laquelle il exerce sa domination à peu près sans partage et sans égard pour les
frontières nationales. Mais il a perdu sa capacité à étendre en profondeur sa logique, et il
fonctionne comme une énorme machine à exclure : plutôt que d’assimiler à sa logique les
couches sociales et les zones géographiques, il exerce un tri systématique et rejette tout ce qu’il
ne réussit pas à intégrer à sa logique. C’est le chômage et les exclusions dans les pays riches,
la croissance du secteur informel dans les pays pauvres.
En mettant en concurrence des formations sociales qui se situent à des niveaux de productivité
extrêmement disparates, il introduit la régression sociale d’un côté, et étouffe dans l’œuf tout
progrès social de l’autre. L’économie mondiale capitaliste est donc entrée dans une phase
d’instabilité profonde où risquent de germer les formes les plus barbares de perpétuation d’un
système économique et social aujourd’hui dépassé. Il serait possible aujourd’hui et pour les
décennies à venir, d’assurer à l’ensemble de la population mondiale un accès à la satisfaction
des besoins élémentaires : les potentialités économiques existent, y compris en tenant compte
des contraintes écologiques. Il est de plus en plus clair que ce sont les exigences irrationnelles
du système capitaliste qui font obstacle aux aspirations de l’humanité ; c’est dans cette
contradiction, de plus en plus flagrante, que réside la possibilité de fonder un anti-capitalisme
contemporain. C’est pour cette raison aussi que tout anti-impérialisme conséquent doit
aujourd’hui être un anticapitalisme mettant en œuvre une double rupture articulée : avec le
marché mondial, évidemment, mais aussi, à l’intérieur, avec la loi du profit et les inégalités. On
connaît les principaux éléments d’un programme de développement : il faut donner la priorité à
la satisfaction des besoins du plus grand nombre, dénoncer la dette, organiser la réforme
agraire, réorienter les ressources vers le marché intérieur et contrôler le commerce extérieur, répartir les revenus de manière plus égalitaire, mettre en œuvre une réforme fiscale. Sur chacun de ces points, on voit qu’un tel programme s’oppose aux intérêts des bourgeoisies locales.
Notes
1 Le Capital, Editions Sociales, Livre III, tome VI, p.341.
2 Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, 1994.
3 Edouard Bourcieu et François Benaroya, « Les grands groupes français face à la mondialisation », Les Notes Bleues de Bercy n°196 et n°197, décembre 2000.
4 Thomas Coutrot et Michel Husson, Les destins du Tiers Monde, Nathan, 1993.
5 Cité par Gerard Greenfield,« The Success of Being Dangerous : Resisting Free Trade & Investment Regimes »,
International Viewpoint n°326, 2000.
6 Robert Boyer, « Les mots et les réalités », in Mondialisation au-delà des mythes, La Découverte, 1997.
7 pour un survol de ces théories, voir Christian Barsoc, Les rouages du capitalisme, La Brèche, 1994. http://hussonet.free.fr/rouages.pdf
8 Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « La nouvelle vulgate planétaire », Le Monde diplomatique, mai 2000.
9 Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, 2000.