C’est la première fois depuis 2006, lorsque la mobilisation massive de la jeunesse rejointe par plusieurs journées de grève appelées par les syndicats a imposé le retrait du CPE (Contrat première embauche), qu’un gouvernement est confronté à une crise qu’il ne peut résoudre autrement qu’en abandonnant son projet.
Pourtant, depuis le tournant néolibéral des années 1980, les luttes sociales se sont multipliées en France. Mais ces luttes successives, ces journées de grève, ces manifestations de masse n’ont pu, dans le meilleur des cas, que limiter l’ampleur de la destruction des conquêtes sociales de la période précédente et n’ont pu empêcher une longue série de défaites et de reculs sociaux qui s’est encore allongée ces derniers mois avec la loi travail qui a détricoté une partie du code du travail, la privatisation de la SNCF et la destruction du statut des cheminots.
Il y a trois mois nous cherchions en vain comment en finir avec cette spirale et mettre en échec la nouvelle contre-réforme des retraites programmée par Macron en 2019. Aujourd’hui l’ampleur et la détermination radicale du mouvement des Gilets jaunes, un mouvement social impétueux, inventif et incontrôlable, ont réussi à modifier le rapport des forces, à bouleverser sensiblement la situation politique et sociale en France.
Quelle que soit la suite, il a d’ores et déjà déstabilisé le gouvernement Macron, en l’empêchant au moins temporairement de poursuivre sa course folle aux contre-réformes. Il semble qu’un certain nombre de réformes soient repoussées sans date dont celles qui concernent les retraites, la santé, la fonction publique…
Un mouvement qui dure et rebondit
Depuis plus de 2 mois, ce mouvement dure et rebondit, ne respectant ni la trêve de fin d’année ni l’union nationale suite à l’attentat de Strasbourg [1].
Le mouvement a commencé par la signature d’une pétition qui s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Il s’est ensuite développé hors de tout cadre politique ou syndical.
En novembre, les blocages de ronds-points routiers ont commencé. Étaient visés les carrefours aux abords des villes pour perturber le fonctionnement économique en entravant la circulation des camions. Des centaines de milliers de Gilets jaunes (au moins 300 000) ont participé à ces 2 500 opérations de blocage.
À partir du samedi 17 novembre, des manifestations non autorisées, non concertées avec la police, avec des parcours évoluant au gré des manifestant·e·s ont réuni des centaines de milliers de participant·e·s chaque semaine. À Paris dans les quartiers riches, les quartiers des ministères, les lieux de pouvoir dans lesquels les manifestations du mouvement ouvrier ne se rendent pas et dans les centres-villes. La répression policière contre ces manifestations a été croissante ; le 1er décembre, le symbolique Arc de Triomphe est tagué et dégradé au cours d’affrontements très violents, au Puy-en-Velay la préfecture est incendiée et les aéroports de Nice et Nantes ont été bloqués. Le 8 décembre, le gouvernement veut impressionner, il mobilise 85 000 policiers avec un arsenal militaire et des blindés, fait procéder à plus de 2 000 arrestations « préventives » sans arriver à empêcher les manifestations dans les rues de Paris et de la plupart des grandes villes.
Depuis cette date, la répression a réussi à empêcher les Gilets jaunes de manifester en masse à Paris, mais pas dans le reste du pays. Même si le nombre de manifestant·es diminue depuis mi-décembre, il reste depuis cette date chaque samedi à un niveau très élevé. Le mouvement est toujours présent, mobilise toujours aujourd’hui des dizaines de milliers de personnes très déterminées.
Pourtant le gouvernement a tout fait pour casser la mobilisation, avec une répression policière et judiciaire sans précédent, en cédant un peu et en ouvrant un simulacre de débat pour chercher à isoler politiquement les Gilets jaunes du reste de la population.
Après la manifestation du 1er décembre, il annonce tout simplement l’annulation de la hausse des taxes sur les carburants qui avait mis le feu aux poudres, mais c’est trop peu et trop tard.
Après la manifestation du 8 décembre, il fait des annonces selon le principe général « je te fais un cadeau, mais c’est toi qui paies ». Elles sont toutes financées par l’impôt, sans jamais prendre un euro de plus aux riches et aux patrons : une augmentation de 100 € par mois pour les salarié·e·s au SMIC, « sans qu’il n’en coûte rien à leur employeur », une prime de fin d’année dans les entreprises… au choix des patrons, le retour de l’exonération des impôts sur les heures supplémentaires, l’annulation de la hausse d’un impôt participant au financement de la sécurité sociale pour les retraités dont le revenu est inférieur à 2 000 €… C’est une arnaque, mais symboliquement il recule !
Il ajoute l’organisation d’un « Grand Débat » jusqu’au 15 mars, pour que selon lui chacun s’exprime dans son quartier ou sur internet. Ce débat est entièrement orienté et verrouillé, avec des questions fermées du type « quels impôts faut-il baisser », « faut-il supprimer certains services publics », « comment finance-t-on la transition écologique : par l’impôt, par les taxes ? » etc. et des questions ouvertes en mode « cause toujours » ! Mais cette arnaque, si elle ne prend pas chez les Gilets jaunes, permet de mobiliser les médias et de redonner encore plus de place à la parole du gouvernement et de Macron qui se dépense sans compter.
Le déferlement répressif contre les « classes dangereuses » a atteint un niveau sans précédent, en s’appuyant sur les lois sécuritaires issues de l’état d’urgence mis en place lors des attentats et en déployant un niveau de violences policières inégalé. Il y a eu des milliers d’arrestations, parfois préventives comme le 8 décembre à Paris, des milliers d’interdictions de manifester dans certaines villes, des centaines de condamnations à des peines de prison de plusieurs mois, voire plusieurs années, la plupart du temps lors de procédures expéditives. Une femme de 80 ans a été tuée par une grenade lacrymogène, des centaines de manifestant·e·s ont été grièvement meurtris : 4 personnes une main arrachée par des grenades, 20 personnes éborgnées par des flash-balls et des grenades de désencerclement, des dizaines blessées par des fragments de grenades explosives, des centaines molestées.
Des dizaines de milliers de manifestant·e·s non violents sont assimilés à « une foule haineuse », selon les termes de Macron [2]. Le gouvernement surenchérit en défendant l’adoption d’une nouvelle « loi anti-casseurs » hypercriminalisante.
Là encore, le mouvement des Gilets jaune change la situation. Le gouvernement Macron, après celui de Hollande a usé et abusé de la répression comme arme politique : généralisation des mesures issues de l’état d’urgence, répression et criminalisation, généralisation des méthodes appliquées aux quartiers populaires et aux migrant·e·s à toutes les expressions politiques et sociales avec une surutilisation médiatique des scènes d’affrontements pour décrédibiliser les mobilisations. Mais l’affaire s’est retournée. Les scènes de violence n’ont pas diminué le soutien tacite de la population au mouvement des Gilets jaunes : c’est la police qui est apparue de plus en plus largement comme responsable des violences. Et commence à monter une mobilisation contre l’utilisation des flash-balls ou lanceurs de balles de défense [3] et de grenades explosives, soutenue par des organisations de défense des droits humains. La multiplication de plaintes et d’enquêtes affaiblit la légitimité de la politique répressive du gouvernement.
Qui sont les Gilets jaunes ?
Le mouvement a rendu visibles les invisibilisé·e·s, ce dont témoigne le paternalisme condescendant, voire le mépris de classe des médias et des dominants qui s’exprime de manière débridée face à cette mobilisation sans représentants, sans ces porte-parole si prisés du monde médiatico-politique.
C’est un mouvement d’ouvrier·es, employé·es, chômeur·es, précaires, retraité·es, artisan·es, des micro-entrepreneur·es… Pour la moitié d’entre elles et eux, c’est leur première mobilisation, car d’autres sont parfois d’anciens ou toujours syndiqué·es, notamment parmi les retraité·es.
Près de la moitié sont des femmes. Ils et elles ne font pas partie des milieux les plus défavorisés, mais des milieux modestes qui possèdent pour la plupart une voiture, et sont issu·es des quartiers populaires des métropoles et des déserts ruraux et périphériques : il n’y a quasiment pas de Gilets jaunes dans les grandes villes et notamment à Paris. Lorsque les Gilets jaunes manifestent dans les centres-villes, c’est dans un espace qui ne leur est pas familier.
Pour bon nombre, elles et ils ont essayé de s’en sortir par le travail, ont cherché à avoir une maison et pour cela se sont éloigné des centres-villes [4], rejoignant les habitant·es des petites villes oubliées par la métropolisation [5]. La ségrégation spatiale les a relégué·es toujours plus loin, dans des quartiers, des petites villes éloignées des grandes agglomérations, endroits privés de tout service public, de tout ce qui est nécessaire pour vivre correctement. Ils/elles ont beau travailler, dans des conditions de plus en plus difficiles, mais ils n’arrivent plus à joindre les deux bouts, à vivre décemment, dignement. Ils et elles vivent un déclassement et en plus sont objet des moqueries des élites !
lls/elles prennent la parole, s’insurgent contre les inégalités criantes, contre les difficultés de leur vie quotidienne, contre le mépris et l’arrogance des dominants. Cette exaspération populaire a un caractère de classe évident, ce qui explique sa popularité dans toutes les franges des classes populaires. Car c’est un mouvement social profond qui vient d’une partie de la classe des exploité·es et des opprimé·es telle qu’elle est aujourd’hui en France. Une classe éclatée, précarisée, aux statuts divers. La majorité des salarié·es qui sont dans cette mobilisation n’ont pas de contacts avec les organisations syndicales, la grève, la défense collective. Quand un ouvrier·e se fait autoentrepreneur·e parce qu’il/elle ne supporte plus la hiérarchie, ou ne trouve pas de boulot, il/elle côtoie des artisans qui sont étranglé·es par les banques et les grands groupes. Tous habitent dans les mêmes quartiers, les mêmes zones, dans les mêmes conditions de relégation relative, dans la même galère.
Quelles revendications ?
La mobilisation était partie du refus d’une nouvelle augmentation de la taxe carbone sur les carburants, injuste socialement et inefficace sur le plan écologique. Le caractère antifiscaliste qui semblait dominer au départ et les tentatives d’instrumentalisation de l’extrême droite et de la droite extrême ont été relativisées par la dynamique propre du mouvement, qui s’est considérablement élargi : les taxes sur l’essence n’étaient que « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ». Le refus de l’injustice a provoqué une évolution vers une contestation sociale plus globale.
Le point de départ a donc vite été dépassé par l’élaboration d’un cahier de revendications, allant même au-delà de la dénonciation de l’injustice fiscale, du refus des mesures gouvernementales, avançant des exigences offensives.
En portant des exigences de justice, d’égalité et de démocratie, le mouvement réactive le débat politique.
En effet on ne peut pas réduire les aspirations populaires à des revendications purement matérielles, même si elles sont bien présentes. Il y a dans la vitesse et la profondeur d’une mobilisation qui refuse l’arbitraire étatique et le déni de démocratie, l’expression d’une émotion profonde, bien au-delà des seules revendications matérielles qui cherchent à traduire en chiffres ce refus de l’injustice. Elles et ils en ont « ras le bol » du mépris des puissants, ne supportent plus l’humiliation que leur fait vivre la société, et particulièrement le président Macron.
Quelles sont ces exigences admises par le mouvement et transmises à tous les médias par écrit :
• Contre un système fiscal injuste : les plus riches bénéficient de cadeaux fiscaux comme la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) alors que les services publics sont en mauvais état voire inaccessibles. Il faut que les fraudeurs fiscaux soient punis et que chacun contribue selon ses moyens.
• Contre l’accumulation des attaques contre le pouvoir d’achat, les retraites… s’exprime l’exigence morale que les plus fragiles soient protégés, que les travailleuses et travailleurs soient correctement rémunérés, que la solidarité fonctionne, que les services publics soient assurés.
• Le refus du mépris des puissants et de l’humiliation, l’exigence de dignité et de respect expliquent la focalisation contre Macron. Ce dernier représente l’oligarchie, il est le président des riches qui, par son exercice du pouvoir plein de morgue et de mépris, incarne une politique de l’inégalité, d’un monde où il y a des supérieurs – « premiers de cordée » – et des inférieurs. Macron assume et scénarise son mépris des modestes, de ces ouvrières d’un abattoir breton qui sont « pour beaucoup des illettrées », de ces ouvriers qui n’ont pas compris que « la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler », de ces « gens qui ne sont rien », de ces fainéants qui ne veulent pas « traverser la rue » pour trouver du boulot, du « pognon de dingue » dépensé inutilement dans les aides sociales… « Macron démission » est ainsi le mot d’ordre le plus repris partout !
• Le discrédit du système politique et des élus comme la volonté de trouver les moyens de se faire entendre et de contrôler placent au centre l’exigence d’une démocratie réelle qui ne se résume pas au droit de vote. C’est le sens de la demande du référendum d’initiative citoyenne (RIC). Dans la colère contre l’injustice et les dominants, dans la solidarité des dominé·e·s, cherche à se construire une nouvelle expression politique.
• À la dimension politique, s’ajoute l’expérience de lieux de rencontre, de liens sociaux et amicaux qui rompent avec l’isolement, l’individualisation et la solitude.
Réaction à l’offensive néolibérale…
Le mouvement des Gilets jaunes est la réaction d’une partie des classes populaires à quatre décennies d’offensive néolibérale qui ont amplifié et approfondi les inégalités sociales. La classe dominante échoue à maintenir son rôle dirigeant, son autorité : elle n’arrive plus à imposer le consentement des exploité·es et des opprimé·es.
Macron avait bénéficié, pour se faire élire, du discrédit des partis politiques qui ont conduit les politiques libérales depuis les années 1980. Son projet d’une politique ultralibérale dans le cadre d’un régime politique autoritaire bute aujourd’hui sur un obstacle de taille : la réaction de celles et ceux qui en sont les victimes !
Depuis son élection, il a mis en œuvre, à marche forcée, une politique de rupture qui amplifie la politique néolibérale des gouvernements antérieurs. Il a voulu imposer en même temps toutes les réformes libérales ultrasensibles [6] longtemps différées en utilisant avec ostentation les institutions monarchiques de la Ve République. Entouré d’un personnel politique à son image, il écarte la discussion de compromis avec les partis et syndicats. Pour cette oligarchie, la démocratie est une perte de temps, à l’extrême rigueur des concertations sont envisageables, mais surtout pas des négociations.
Le mouvement des Gilets jaunes s’en prend aux politiques, au gouvernement, au président, jugés responsables des politiques injustes, mais ne vise ni les patrons ni l’exploitation capitaliste en tant que telle. Il défend une réparation des injustices les plus flagrantes.
Comme l’écrit Samuel Hayat : « Leur liste de revendications sociales est la formulation de principes économiques essentiellement moraux : il est impératif que les plus fragiles (SDF, handicapés…) soient protégés, que les travailleurs soient correctement rémunérés, que la solidarité fonctionne, que les services publics soient assurés, que les fraudeurs fiscaux soient punis (…). Là est sûrement ce qui donne sa force au mouvement, et son soutien massif dans la population : il articule, sous forme de revendications sociales, des principes d’économie morale que le pouvoir actuel n’a eu de cesse d’attaquer de manière explicite, voire en s’en enorgueillissant. Dès lors, la cohérence du mouvement se comprend mieux, tout comme le fait qu’il ait pu se passer d’organisations centralisées ». [7]
…sans que les organisations politiques et syndicales ne jouent un rôle
La dynamique du mouvement a suivi son cours sans que les organisations politiques et syndicales ne jouent un rôle. Ce mouvement a heurté de plein fouet le gouvernement, mais aussi les responsables syndicaux et politiques !
Le contraste a été saisissant entre le soutien massif de la population, en premier lieu dans les classes populaires, et la caricature qui en a été faite dans beaucoup de cercles de gauche. Mais, dans les entreprises, alors même que les salarié·es soutiennent massivement le mouvement, il n’y a pas pour le moment de contagion sous forme de grève. L’idée que « c’est le moment » ne s’impose pas, même quand des sections syndicales et/ou des militant·es radicaux ont cherché à mobiliser en ce sens.
Si des responsables de La France insoumise, comme Jean-Luc Mélenchon ou François Ruffin, tout comme Olivier Besancenot du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) dans plusieurs interventions télévisées, ont tenu à marquer leur soutien au mouvement, toutes les grandes organisations syndicales, non seulement la CFDT et FO mais aussi la CGT ont refusé de soutenir les manifestations. Sur le terrain, un certain nombre de structures syndicales, de militant·e·s n’ont pas hésité à apporter leur soutien et à appeler à participer aux actions des Gilets jaunes.
L’absence de réaction unitaire des organisations syndicales dès le 1er et le 8 décembre à la répression violente, aux arrestations, par exemple sous la forme d’une journée de grève avec des manifestations dans toute la France, est un rendez-vous manqué privant de soutien des membres des classes populaires en lutte.
La situation a commencé à changer en janvier : dans de nombreuses villes, les « gilets rouges » syndicaux étaient de plus en plus présents et acceptés dans les manifestations. Et lorsque la CGT a appelé seule, bien tardivement, à une grève de 24 heures le mardi 5 février, des secteurs significatifs des Gilets jaunes ont appelé à en faire une « grève générale reconductible ».
Cela s’est traduit par des manifestations plus nombreuses que celles des seuls Gilets jaunes ou des seules organisations syndicales. Pour celles et ceux qui ont participé à ces manifestations, la convergence a été réelle et avec une visible joie d’être ensemble. En outre, cette jonction manifeste une certaine résistance aux courants les plus réactionnaires.
Pour autant on est loin de la grève générale de 24 heures, sans parler de la grève reconductible. Il n’y a pour l’instant pas de changement qualitatif dans la mobilisation d’autres secteurs des classes populaires.
Un produit de la succession d’échecs du mouvement social
Le mouvement questionne directement aussi le mouvement syndical sur l’(in)efficacité de ses modes d’action.
L’existence des Gilets jaunes est le produit de la succession d’échecs du mouvement social des dernières années en France. La nouveauté, la ténacité et les premiers succès des Gilets jaunes éclairent cruellement les limites des luttes des dernières années.
Dans la période des « trente glorieuses », le conflit de classe était une forme de lien au sein de la société : les capitalistes négociaient avec le mouvement ouvrier la Sécurité sociale, la gestion des retraites, la formation professionnelle, etc. Pour les néolibéraux, comme le disait Thatcher, « il n’y a pas de société », il y a les individus et le marché. Exit le mouvement syndical. L’État est garant de la concurrence et quand c’est nécessaire, et ça l’est de plus en plus souvent, assure la répression.
Les politiques menées par les capitalistes lors des restructurations économiques ont diminué la capacité de blocage de l’économie par la grève sur le lieu de travail. Les groupes industriels sont de plus en plus gros et internationalisés avec des unités de production de plus en plus petites, dispersées par la sous-traitance. Seulement 34 % de salarié·es travaillent dans des entreprises employant plus de 500 personnes dont une bonne part dans des établissements de taille inférieure. À de rares exceptions notables (raffineries, transports…), les salarié·es n’ont pas le sentiment que leur grève va être efficace.
De plus, les conditions de travail, avec l’explosion de la précarité [8], ont changé – tout comme les conditions du militantisme, et plus encore avec les effets de la loi sur la représentation du personnel. Si l’on ajoute les chômeur·es et les autoentrepreneur·es… la part des exploité·es et des opprimé·es qui est en contact avec les organisations syndicales est de plus en plus limitée.
Les dernières mobilisations nationales (retraites, loi travail) se sont traduites par une succession de manifestations, parfois très puissantes, mobilisant des millions de personnes, mais qui ont été incapables de faire plus que… de permettre de compter les mécontent·e·s. Nous ne sommes plus dans la période où la puissance des manifestations faisait peser la menace d’un autre niveau d’affrontement. Aujourd’hui ces manifestations syndicales sont, au contraire (y compris lorsqu’elles sont massives), la marque de l’impuissance à faire plus. On manifeste parce qu’on ne peut pas faire moins, sans autre moyen de pression efficace.
En outre, les organisations politiques ne structurent plus les salarié·es sur les lieux de travail et n’ont qu’une relation électorale avec les classes populaires, c’est-à-dire très distante !
L’apparition des Gilets jaunes, après celle des Nuits Debout, en dehors des anciens cadres, met en évidence l’extériorité du mouvement social organisé à l’égard de bien des secteurs des couches populaires dans lesquels ces organisations n’ont pas (plus) aucune implantation.
Le mouvement Nuit debout, bien que limité en France, avait mobilisé d’autres couches sociales, jeunes, urbaines, plus formées, plus enclines à débattre, elles aussi en extériorité au mouvement social organisé, qui ont cherché à changer le rapport de force par l’occupation des places. Il y avait dans ce mouvement comme dans celui des Gilets jaunes un « dégagisme », un refus de toutes les organisations qui apparaissent comme inutiles, voire nuisibles, en tout cas pas adaptées à la situation, ne répondant pas aux besoins des dominé·e·s. Cette extériorité touche aussi les associations existantes qui ne sont pas perçues comme représentantes naturelles de celles et ceux qui veulent agir. Ainsi les appels citoyens à des mobilisations féministes (#Metoo) ou écologistes (#ilestencoretemps) se sont multipliés.
Le mouvement des Gilets jaunes met aussi en évidence que le lieu de travail n’est plus le centre d’organisation de l’affrontement de classe. Il a cherché et trouvé d’autres lieux (ronds-points), d’autres outils (les réseaux sociaux), d’autres formes (blocages, manifestations non déclarées…), d’autres cibles (les beaux quartiers, lieux de pouvoir…).
L’auto-organisation horizontale
Que de commentaires acerbes sur un mouvement qui n’est pas capable d’avoir des représentants !
Pas de représentants ne signifie pas obligatoirement pas d’organisation, ni de débats ou de démocratie.
Ces secteurs des classes populaires ont construit des collectifs, ont cherché à s’unifier hors de l’entreprise, dans l’espace public que sont les ronds-points et les péages d’autoroute. Ce qui est tout à fait inédit, c’est la dimension d’emblée nationale d’un mouvement spontané qui s’est développé simultanément partout au travers de milliers d’actions locales coordonnées. Les réseaux sociaux ont permis de relier des individus qui ne se connaissaient pas, de manière assez horizontale, égalitaire, bien que médiée par les algorithmes desdits réseaux sociaux.
Mais la seule puissance des réseaux sociaux ne peut expliquer l’ampleur du mouvement des Gilets jaunes.
Petit à petit, c’est autour des groupes des ronds-points que s’est spontanément organisé le mouvement. Là où ils ont tenu [9], se sont créés des groupes sous des formes les plus diverses : du groupe qui se réunit régulièrement, décide à la majorité après débat de ses actions, a même une expression publique, jusqu’au secteur qui décide sans débat entre celles et ceux qui sont là, avec parfois un chef autoproclamé. Parfois un ou plusieurs ronds-points désignent un·e porte-parole. Chaque groupe décide par lui-même ce que vont être ses règles, ici l’extrême droite exclut un militant anticapitaliste, ailleurs c’est l’inverse !
Pour les actions communes, l’essentiel se décide sur les réseaux sociaux. Un groupe fait une proposition, par exemple l’occupation d’un centre commercial, envoie l’information sur les réseaux sociaux, les autres réagissent… ou pas. L’action se fait s’il y a assez de monde.
Les manifestations hebdomadaires du samedi sont de plus en plus rejointes par d’autres participant·es, parfois syndicalistes. Lors de ces manifestations, le parcours se décide au consensus informel (quand il n’est pas imposé par réaction aux offensives policières). Si d’aucun·es veulent prendre une direction, ils/elles y vont, si la majorité qui est derrière n’est pas d’accord, elle ne suit pas et crée son propre parcours.
C’est un mouvement dans lequel chacun·e décide de ce qu’il fait, le plus souvent en accord tacite avec son groupe. Pour la plupart des participant·e·s, y compris celles et ceux qui sont syndiqués, ont participé à des grèves, c’est la première fois de leur vie qu’ils/elles décident et agissent ainsi par eux-mêmes.
Évidemment cette absence de structuration permet les différentes manœuvres, tant personnelles que de groupes d’extrême droite.
Si l’extrême droite n’est pas dominante dans le mouvement, comme le prouve le fait qu’elle n’a pas réussi à imposer la thématique anti-immigrés, elle est quand même présente dans certains ronds-points et dans les manifestations. Dans celles ci, l’absence de toute structuration démocratique permet à de petits groupes organisés des opérations comme lors de la manifestation du 1er décembre à Paris, ou lors de l’attaque contre le cortège du NPA le 26 janvier.
Globalement les enquêtes indiquent qu’un tiers des participant·e·s se déclarent « apolitiques », ni de droite ni de gauche, et parmi celles et ceux qui se positionnent, plus de 40 % se situent à gauche, 15 % à l’extrême gauche, moins de 15 % à droite et aux environs de 5 % à l’extrême droite.
La volonté des Gilets jaunes d’être maîtres de leurs décisions et actions au niveau local a incontestablement enraciné le mouvement et contribué à son succès. Mais il a besoin de se coordonner au niveau régional et national.
La maturation du mouvement ne produit pas à ce jour de structuration démocratique. Les débuts de structuration nationale au travers de l’Assemblée des Assemblées à l’initiative du groupe de Commercy sont positifs, mais encore limités. La réunion qui s’est tenue le 27 janvier a regroupé 350 personnes, mais seulement une soixantaine de délégué·es mandatés par des rond-points/groupes/assemblées locales, et une vingtaine de délégations d’observateurs, sans compter les participants individuels et les journalistes.
Or l’absence de débat national démocratique renforce un des traits constitutifs du mouvement : l’impératif de l’unanimité. Sont avancées les revendications pouvant faire immédiatement consensus. Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) en est l’exemple type, les points qui risquent de diviser sont mis à l’écart. Le désir d’un peuple homogène, sans division, conduit à nier la dimension politique de son action. Les clivages, les contradictions sont refoulés. Or il y a des débats entre diverses options. Se manifestent par exemple une option plus négociatrice, une option « dégagiste », une option électoraliste qui appelle à la formation d’un mouvement politique à la mode du « 5 étoiles » italien qui pour le moment ne prend pas. Enfin, les options nationalo-identitaires peuvent également se renforcer.
Le dépassement du refus du débat politique est un des enjeux. Le « peuple » n’est ni homogène ni unanime, il est traversé d’intérêts et d’avis divergents. C’est la disparition des oppressions et de l’exploitation qui permettra l’égalité et la justice sociale, pas la négation de leur existence. Les oppressions ne sont pas solubles dans l’invocation d’un « peuple », les combattre nécessite l’auto-organisation des premier·e·s concernés. Loin de supprimer la politique, la démocratie directe peut lui rendre sa fonction d’expression de choix de société différents, de confrontation d’idées, au détriment de celle de pourvoyeur d’écuries électorales. Il faut accepter l’antagonisme politique, le conflit, qui sont nécessaires à la démocratie.
Le mouvement a fait avancer un certain nombre de débats
• Sur les questions de l’écologie et du climat. Alors qu’on assiste au développement du mouvement pour le climat – marches pour le climat régulières et nombreuses depuis septembre, succès de la pétition « l’affaire du siècle » [10]… – le gouvernement a cherché à opposer « fin de mois et fin du monde », social et écologie… L’augmentation de la taxe carbone sur les carburants est apparue pour ce qu’elle est : injuste socialement (comme les autres impôts indirects qui pénalisent plus les pauvres que les riches) et inefficace écologiquement. La moralisation/punition de l’utilisation de la voiture est inefficace alors que le tout-voiture est imposé par toute l’organisation du travail, du logement, des services publics... Le capitalisme ne se contente pas d’exploiter la force de travail mais structure le temps et les espaces de vie, impose un « déménagement » du territoire façonné par le tout-voiture, la spéculation foncière, l’organisation sociale et économique centrée autour de quelques grandes métropoles inscrites dans la mondialisation libérale.
Cette ségrégation spatiale a été mise en évidence par celles et ceux qui sont oubliés-sacrifiés, privés de service public et de tout ce qui est nécessaire pour vivre correctement. Le lien indispensable entre justice sociale et justice climatique a avancé, dans les slogans des marches climat, comme dans les préoccupations du mouvement écologiste.
• La place des femmes. Beaucoup s’étonnent de leur forte présence, qui contraste avec leur faible visibilité dans l’action syndicale et politique.
Leur mobilisation révèle qu’elles sont la majorité des travailleurs pauvres, à temps partiel, précarisés, des retraités pauvres… Elle vient rompre l’invisibilité de cette partie du prolétariat responsable de l’essentiel du travail du soin, dans la santé, le service à la personne… Elles sont peu reconnues, mal payées, avec des conditions de travail difficiles, beaucoup élèvent seules leurs enfants. Les exigences ne concernent pas seulement le travail et le salaire, mais aussi tout ce qui fait la vie donc le logement, le transport, l’accès aux services publics… autant de questions dont les femmes ont majoritairement la charge et qui ne sont pas prises en charge par le syndicalisme.
Et maintenant ?
Cet énorme bouleversement ouvre de nouvelles possibilités… mais rien n’est écrit à l’avance.
Il y a une différence entre la frange la plus mobilisée (jusqu’à 500 000 personnes) et ce qui se passe au plan politique dans le reste de la population. La tendance lourde de la montée de l’extrême droite n’est pas inversée, au contraire.
L’évolution dans l’affrontement a une dynamique anti-Macron remettant en cause les choix capitalistes néolibéraux, mais la dynamique politique actuelle est telle que des mouvements de ce type peuvent aussi profiter à l’extrême droite : le mouvement ne peut à lui seul régler spontanément ces débats. Si l’extrême droite peut profiter du mouvement des Gilets jaunes, il serait faux de penser que c’est le mouvement des Gilets jaunes qui renforce l’extrême droite.
Les quelques centaines de milliers de Gilets jaunes soutenus par l’immense majorité de la population ont réussi à déstabiliser Macron et son gouvernement, mais il est clair que pour le faire céder, il faut mettre en mouvement les autres couches de la classe des exploité·e·s et des opprimé·e·s qui, si elles soutiennent ce mouvement, ne se sont pas mises en mouvement.
Il ne suffit pas de dire « convergence » pour unifier toutes les colères, et surtout cela ne pourra se faire sous une seule bannière, même celle des Gilets jaunes qui a pourtant montré son efficacité. Cette unité dans l’action des exploité·e·s et des opprimé·e·s ne pourra se faire que dans le métissage des formes d’organisation et des moyens d’action, dans la reconnaissance qu’il n’y a pas un peuple homogène, mais que des oppressions, dominations (de genre, de classe, raciste) nécessitent l’auto-organisation des premier·e·s concerné·e·s pour les combattre.
Nous vivons une situation inédite avec un mouvement social impétueux, inventif et incontrôlable. In extremis, nous fêtons enfin par les luttes le 50e anniversaire de Mai 68, avec cette mobilisation des Gilets jaunes dont les caractéristiques montrent à quel point les conditions des luttes de classe se sont modifiées au cours de ces 50 dernières années. C’est un bouleversement, nous sommes entré·es dans le XXIe siècle !
Mais, si le mouvement actuel a créé une crise politique majeure, on est loin d’une inversion des dynamiques fondamentales de la période, celle de « la possibilité du fascisme », inscrites dans les rapports de forces mondiaux.
Cette nouvelle vague de mobilisations montre à nouveau l’absence criante d’une expression politique des exploité·e·s et des opprimé·e·s et d’un outil politique utile pour leur action quotidienne. Un tel collectif militant, réseau, organisation ne peut se construire qu’autour d’un projet émancipateur, d’une perspective politique, qui doivent s’élaborer à partir des exigences de justice sociale, de répartition des richesses et de démocratie. Partir des mouvements réels, des collectifs en mouvement, pour repenser des formes d’organisation démocratiques… telle est aujourd’hui plus que jamais la tâche des anticapitalistes, des révolutionnaires, de celles et ceux qui veulent en finir avec l’exploitation et les oppressions.
Rouen, le 8 février 2019
Christine Poupin et Patrick Le Moal