Dans la Ghouta orientale, les civils pris au piège des combats}
Plusieurs milliers d’habitants de l’enclave assiégée par les forces du régime syrien fuient de ville en ville les tirs d’artillerie et les frappes aériennes.
Tandis que Youssouf Ibrahim parle, on entend distinctement le bruit de bombardements. Ils se succèdent à quelques minutes d’intervalle dans la ville d’Harasta, où vit cet opposant au régime syrien. Depuis la fin décembre 2017, l’intensité des frappes aériennes et des combats a conduit des milliers d’habitants à fuir la ville. Pour Youssouf Ibrahim, membre du conseil civil local joint par téléphone, Harasta est « l’endroit le plus dangereux de toute la Ghouta orientale », l’enclave rebelle assiégée depuis 2013 par les forces du président Bachar Al-Assad, en lisière de Damas, la capitale.
C’est aussi sur les flancs d’Harasta qu’une attaque présumée « au moyen de substances toxiques » a eu lieu, le 13 janvier à l’aube, selon Syrians for Truth & Justice. Se basant sur des témoignages, cette ONG qui documente les violations dans le conflit syrien affirme que plusieurs obus contenant « des produits chimiques suspectés d’être du gaz chloreux » se sont abattus non loin de positions rebelles ; six civils souffrent de troubles respiratoires consécutifs à cette attaque, dans la localité voisine de Douma. Lundi 22 janvier, d’autres cas de suffocation y ont été enregistrés, après des frappes des forces prorégime : vingt et un patients, dont des enfants, ont été soignés à la suite de ce que des secouristes et des médecins sur place dénoncent comme une nouvelle attaque au chlore.
Sort « très précaire »
Mais, dans la Ghouta orientale, c’est surtout le déluge de feu en cours, qui sème la mort. Dans la zone d’Harasta, les combats d’artillerie font rage entre, d’un côté, l’armée et ses alliés, et, de l’autre, combattants rebelles ou djihadistes. Nuit et jour, les avions russes ou syriens effectuent d’intenses frappes aériennes autour de la ligne de front. Celle-ci s’étend vers des localités voisines, dans le nord-ouest de la Ghouta orientale, d’où de nombreux civils partent également. D’autres affrontements se déroulent dans le sud-est du territoire rebelle, aux environs de Nachabiyé ; là aussi, les habitants fuient par milliers.
Sur ces deux fronts chauds, plus de 5 000 familles ont abandonné leur foyer au cours des dernières semaines, selon le Bureau de secours unifié de la Ghouta orientale, une association caritative. « Leur sort est très précaire, ils n’emportent rien avec eux », insiste Mohammad Burghleh, un porte-parole de l’association, en contact quotidien, depuis la Turquie où il vit en exil, avec ses collègues et sa famille restés dans la poche rebelle.
Les mouvements de civils au sein de la région ne sont pas nouveaux. Ils ont commencé dès 2012. En novembre, selon des estimations, les déplacés internes formaient déjà près de 25 % de la population de l’enclave rebelle. En 2017, les bombardements aériens, mais aussi les combats internes entre factions anti-Assad, ont accru les départs.
Pour ceux qui fuient d’une ville à l’autre, sur des routes exposées aux tirs et jalonnées de barrages tenus par les rebelles, les conditions de vie sont tragiques : l’hiver rend plus dures encore les pénuries causées par le siège. Depuis fin novembre 2017, l’entrée de stocks de nourriture, convoyés par un commerçant local disposant de connexions avec le régime, a infléchi les prix, qui restent toutefois élevés. La spéculation va bon train et des chefs rebelles tirent aussi profit de cette économie de guerre.
Si certaines bourgades sont moins touchées par les raids, « il n’y a pas d’endroit sûr dans la Ghouta orientale », affirme Mohammad Burghleh. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, plus de deux cents personnes ont été tuées dans l’enclave rebelle depuis la fin du mois de décembre, dont plus de cinquante enfants. Dans un décor d’apocalypse, des blessés sont hissés chaque jour hors des décombres.
La vie s’est arrêtée
Parmi les civils fuyant la nouvelle flambée de violence, ceux qui le peuvent trouvent refuge auprès de proches, d’autres doivent louer ou s’abriter dans des logements de fortune. « Certains s’installent dans les maisons laissées vacantes par ceux qui ont quitté la région », ajoute Abou Ahed, un médecin de Kafr Batna, au centre de l’enclave. Le bureau de secours unifié tente notamment de convoyer pain et vêtements chauds aux déplacés à Kafr Batna et dans ses alentours.
Sans accalmie, tout acheminement d’aide humanitaire internationale, dont dépendent de nombreux civils, demeure impossible. Les autorités syriennes imposent déjà de dures restrictions : seuls quelques convois ont été autorisés à pénétrer depuis septembre 2017 dans la Ghouta orientale. Et, quand l’aide parvient, elle est insuffisante, sans compter qu’une partie est confisquée par les factions insurgées.
A Harasta, près du front, les civils encore présents sur place « se terrent dans des abris en sous-sol », affirme Youssouf Ibrahim. La vie s’est arrêtée. Les écoles sont fermées depuis la mi-novembre. A cette date, plusieurs factions anti-Assad avaient lancé l’assaut contre une position militaire de l’armée dans cette zone. Depuis, attaques et contre-attaques se suivent sans relâche. Le régime semble déterminé à resserrer l’étau autour de l’enclave assiégée. Les groupes rebelles se battent avec acharnement et frappent aussi Damas, en tirant des obus meurtriers contre la capitale. Lundi 22 janvier, leurs obus de mortier se sont abattus à l’heure de la sortie des écoles contre le quartier de Bab Touma, dans la vieille ville, ainsi que dans d’autres faubourgs, faisant neuf morts et plus de vingt blessés selon les autorités.
Laure Stephan (Beyrouth, correspondance)
* LE MONDE | 19.01.2018 à 11h26 • Mis à jour le 24.01.2018 à 10h40 :
http://www.lemonde.fr/syrie/article/2018/01/19/dans-la-ghouta-orientale-les-civils-pris-au-piege-des-combats_5243997_1618247.html
A Afrin, forces turques et djihadistes se côtoient dans les combats
Le groupe djihadiste Tahrir Al-Cham, issu d’Al-Qaida, combat les forces kurdes à Afrin, sous l’œil bienveillant de l’armée turque.
Opportunité d’un jour ou volonté de se greffer durablement sur l’offensive militaire turque ? Le groupe djihadiste syrien Tahrir Al-Cham (ex-Front Al-Nosra, émanation d’Al-Qaida) a lancé plusieurs opérations contre l’enclave kurde d’Afrin, cible d’une attaque déclenchée le 20 janvier par l’armée turque et des brigades rebelles syriennes combattant sous la bannière de l’Armée syrienne libre (ASL).
Dans la soirée du 23 janvier, Tahrir Al-Cham a annoncé avoir attaqué et occupé des positions des Unités de protection du peuple (YPG) kurdes, près du monastère de Saint-Siméon, dans le sud du territoire contrôlé par les forces kurdes, après de « violents combats ». Quelques heures plus tôt, le groupe djihadiste faisait état d’accrochages avec les YPG, près de la localité de Darat Izza.
Or, l’armée turque a établi, en octobre 2017, des positions à Darat Izza comme sur la colline de Saint-Siméon. Une présence loin d’être discrète : la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira a ainsi filmé les forces d’Ankara en train d’établir des postes d’observation, de creuser des tranchées et de déployer des blindés dans ce secteur, après leur entrée en Syrie. Les combats entre djihadistes et Kurdes se sont donc déroulés, au mieux, sous le regard des soldats turcs. Voire avec leur aval complaisant.
Relations ambigues
Le déploiement des troupes turques dans le nord de la Syrie avait fait suite à la conclusion, le 15 septembre, d’un accord entre l’Iran, la Turquie et la Russie à Astana (Kazakhstan) sur la création de « quatre zones de désescalade, dont la plus grande à Idlib ». L’accord prévoyait le déploiement d’observateurs aux marges de cette province. L’armée turque s’était postée sur la ligne de démarcation séparant le territoire rebelle de l’enclave kurde d’Afrin, en plus de l’aérodrome militaire de Taftanaz. En contrepartie, les forces syriennes et russes devaient limiter leurs frappes aux djihadistes de Tahrir Al-Cham, une organisation considérée comme terroriste par la communauté internationale.
Après s’être, dans un premier temps, opposé verbalement à l’entrée des soldats turcs, le groupe djihadiste s’y était finalement résigné. Allant même jusqu’à escorter leurs convois sur les routes de la province syrienne. Les images de soldats d’un Etat membre de l’OTAN circulant accompagnés par des djihadistes issus d’Al-Qaida avaient alors révélé la nature ambiguë des relations entre ce groupe et Ankara. Une ambiguïté que les combats entre Tahrir Al-Cham et les forces kurdes, contre qui la Turquie est désormais en guerre ouverte, ne vont pas dissiper.
Madjid Zerrouky
* LE MONDE | 25.01.2018 à 10h33 • Mis à jour le 25.01.2018 à 17h02 :
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/01/25/a-afrin-forces-turques-et-djihadistes-se-cotoient-dans-les-combats_5246838_3218.html
L’utilisation de chars allemands à Afrin embarrasse le gouvernement allemand
La polémique est d’autant plus vive que les exportations d’armes sont un sujet délicat entre le SPD et la CDU.
Le débat sur les exportations d’armes, très sensible en Allemagne, vient de s’inviter avec fracas au cœur des négociations en cours pour former une grande coalition entre les conservateurs et les sociaux-démocrates. Le pays a découvert que des chars de type Leopard, grand succès d’exportation allemand, sont employés par l’armée turque dans son offensive contre les forces kurdes YPG à Afrin, dans le nord de la Syrie. Les photos, diffusées par l’agence de presse étatique turque Anadolu, provoquent une polémique alors que l’Allemagne vient d’afficher un record de ventes d’armes à l’export durant la dernière législature.
A Berlin, le ministère de la défense n’a pour l’instant donné aucune confirmation officielle. Mais les experts cités par la presse sont formels : les chars photographiés sont bien des Leopard de fabrication allemande. Rien d’étonnant à cela : l’Allemagne vend ces chars depuis des décennies à la Turquie (350 exemplaires ont été livrés entre 2006 et 2011). Selon les agences allemandes, aucune restriction n’avait à l’époque été exigée. En 2005, le chancelier Gerhard Schröder était convaincu que la Turquie ferait bientôt partie de l’Union européenne. En 2018, cette perspective paraît très lointaine. Les relations entre Berlin et Ankara sont devenues glaciales depuis la tentative de coup d’Etat de l’été 2016. Le conflit avec les Kurdes n’a rien arrangé.
Politique d’apaisement menacée
Mercredi, un porte-parole du ministère des affaires étrangères a confirmé que Berlin avait demandé des explications au gouvernement turc sur l’utilisation de ces chars. L’ambassadeur allemand doit par ailleurs rencontrer le ministre turc de la défense, Nurettin Canikli, à ce sujet.
L’Allemagne s’efforçait depuis plusieurs mois de normaliser les relations avec Ankara. Dans cette perspective, Sigmar Gabriel, ministre des affaires étrangères, s’apprêtait à autoriser une opération de modernisation de l’équipement militaire turc. Mais la polémique en cours menace de ruiner cette politique d’apaisement. Dans un pays très sensible à la question des armements, elle est la preuve éclatante de la difficulté de contrôler l’utilisation des équipements militaires vendus à l’étranger. Et met à mal la posture officielle de l’Allemagne, qui revendique la politique d’exportation d’armements la plus restrictive du monde. Au moment de former une coalition avec les conservateurs, en 2013, le Parti social-démocrate avait affirmé qu’il renforcerait encore les conditions d’autorisation des exportations d’armes.
Or, les chiffres, publiés par le gouvernement mercredi 24 janvier après une question du parti de gauche Die Linke, indiquent une autre réalité. Durant la dernière législature (2013-2017), alors que le ministre de l’économie était le social-démocrate Sigmar Gabriel, l’Allemagne a autorisé la livraison de 25 milliards d’euros d’armes à l’étranger. Soit 20 % de plus que sous la législature précédente (2009-2013), dirigée par les conservateurs et les libéraux. Pis : les exportations vers les pays tiers, c’est-à-dire situés hors de l’UE et de l’OTAN, ont augmenté de 47 %, à 14,5 milliards d’euros. Les pays arabes ont été particulièrement friands du matériel de guerre made in Germany. Selon la liste publiée par le ministère, l’Algérie est située en haut du classement des pays importateurs (1,4 milliard d’euros de commandes), suivie par l’Egypte (708 millions). L’Arabie saoudite arrive en sixième position (254 millions d’euros).
Doctrine européenne
Le ministère a précisé que le volume global d’armes exportées a baissé en 2017, passant de 6,8 à 6,2 milliards d’euros. Mais le débat est lancé. Die Linke, traditionnellement très engagé sur ce sujet, a attaqué le SPD mercredi. « Il y a quatre ans, les sociaux-démocrates ont promis qu’ils se détourneraient de la politique d’exportation dirigée par des critères économiques, a lancé l’expert des affaires étrangères de Die Linke, Stefan Liebich, sur la chaîne publique ARD. Le gouvernement n’a, non seulement pas fermé l’écluse, mais l’a ouverte plus largement encore. »
« Il faudra, à l’avenir, renforcer davantage les contrôles sur les exportations d’armement », a déclaré Rolf Mützenich, du SPD. Une position défendue par Martin Schulz lors du congrès du parti, dimanche. Le pré-contrat de coalition, présenté le 12 janvier, prévoit de développer une doctrine européenne en la matière, et d’interdire la vente d’armement allemand aux pays impliqués actuellement dans la guerre du Yémen, comme l’Arabie saoudite. L’industrie allemande de l’armement a alerté sur le fait que cette politique risquait de mettre l’Allemagne en porte-à-faux vis-à-vis de ses engagements avec la France dans ce domaine. Les deux pays ont prévu de coopérer étroitement afin de renforcer l’Europe de la défense.
Cécile Boutelet (Berlin, correspondance)
* LE MONDE | 25.01.2018 à 10h27 :
http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/01/25/l-utilisation-de-chars-allemands-a-afrin-embarrasse-le-gouvernement-allemand_5246830_3214.html